M'a vi oute fiy
Editeur : Les Editions du 20 Décembre
Auteur : Marie-Claude DERBY
ISBN : 979-10-92429-39-8
Mis en ligne par | Lectivia |
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Dernière mise à jour | 17/06/2024 |
Lecteur(s) | 6 |
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Chapitre 1
Aux femmes du passé
qui ont permis à celles d’aujourd’hui
d’exister
Au chemin Kader, une dantesque traversée parfois poussiéreuse parfois boueuse, les filles étaient contraintes dès leur majorité à consentir une union imposée, ce qu’avaient enduré de manière traumatisante les générations passées. Moi, encore dans les entrailles de ma mère, je me développais lentement et me préparais à m’insurger vaille que vaille contre cette tradition. Elle se perpétuait en toute normalité à l’île de La Réunion dans certaines familles modestes vivant à la périphérie des villes. Foetus vulnérable conçu accidentellement, je devais m’accrocher pour résister aux angoisses de ma logeuse. Elle se démenait pour l’heure, afin d’organiser un second mariage au sein de notre famille portant fièrement le nom de Pataye - Pataye. Père, locataire d’un minuscule lopin de terre, était fier que sa fille cadette, ma soeur Sonia, fût choisie par le benjamin d’un couple d’agriculteurs propriétaire de plusieurs hectares de champs de canne à sucre. C’était ce que Sonia laissa croire. En vérité, ce jeune homme fut son choix !
De nature petite, replète, Sonia, les lèvres pulpeuses au dessus d’un double menton, paraissait toutefois fière d’avoir pu le choisir, son Timinel, même si elle éprouvait parfois certains regrets. Elle aurait souhaité qu’il fût plus sexy, plus charmant, avec de belles dents blanches, un nez moins long et des jambes plus courtes. Elle aurait aimé l’entendre parler d’une voix plus sensuelle, avec un vocabulaire enrichi de quelques mots doux pour lui déclamer de beaux compliments. Au lieu de : « Ou lé tro zoli ! Sirtou oute molé ! Épi, ou na bèl lèv ! Ou ème la zèl volay ? Amoin mi ador lo kroupion ! »
Bien ! Elle ne se découragea pas le moins du monde, se promettant de lui enseigner le peu qu’elle savait de l’amour quand viendrait le moment opportun.
Dire que Sonia avait pris seule cette décision ! Celle de se marier. Celle qui allait la mener à son destin ! Mais aurait-elle pu faire autrement ? Probablement non ! Persistait un ordre chronologique pour ce qui était des mariages chez nous, les Pataye - Pataye. Après que notre soeur aînée, Sophie, fut placée — il n’y a malheureusement pas d’autre manière de le dire —, Sonia se savait sur la sellette. Le regard des commères, les potins exagérés des pipelettes… Tout laissait croire, entendre et penser qu’elle serait la prochaine. Ne souhaitant pas se voir imposer un mari peu à son goût par nos parents et quelques autres complices de la famille, Sonia prit une importante décision, celle de se trouver elle-même un mari. Quel autre avenir avait-elle ? Sa scolarité finie en classe de CPPN, elle était invisible à ces garçons dont elle aurait aimé cueillir quelques doux regards. Mais un mariage arrangé, un mari imposé ? Jamais !
C’est ainsi qu’un dimanche, fermement déterminée, elle se rendit à la première messe du matin pour implorer tous les saints de placer sur sa route cet homme qui saurait l’aimer ! L’office terminé, elle s’était arrêtée à la boutique de Mannzèl Atok pour acheter du pain, quand elle aperçut au comptoir ce garçon, un petit verre de rhum à la main, qui audacieusement lui adressa deux clins d’oeil. Le coeur de Sonia se mit à palpiter si fort qu’elle ne put s’empêcher de lui offrir son plus beau et avenant sourire avant de quitter précipitamment la boutique, oubliant son pain sur le comptoir. Ce garçon, surnommé Timinel, s’était empressé d’avaler goulûment un second petit verre de rhum, puis un troisième, avant de sauter sur sa Mobylette® bruyante, la baguette de pain oubliée à la main ; et de se lancer à la poursuite de la belle émue qu’il rattrapa vers un champ. Une commère passait par là au même moment.
« M’a vi oute fiy koté karo kane, té avèk intèl, i tarde pa, domoune va komanse kozé ! »
Sans surprise, Père et Mère avaient été informés de la gravité et de l’urgence de la situation. Avant que les habitants du quartier ne fussent au courant, ils prirent toutes les précautions. Ils invitèrent la mère de Timinel, qui se fit remarquer par son chapeau en toile du dimanche et le père, timide et l’air désespéré, chez nous au chemin Kader, l’un de ces nombreux chemins de terre tracés et perdus en plein champ de canne, au Guillaume, un quartier des hauts de la ville de Saint-Paul.
« Zot la guinye in bon zann, zot i trouv-arpa inn méyèr k’li ! »
Sa mère, baratineuse, le vanta plus qu’il n’en fallait et ne valait. Cependant, au fur et à mesure de la conversation, il apparut évident que ce couple en avait par dessus la tête d’être au service de leur fils fainéant qui, après le travail au champ, s’en allait se prélasser, comme un caméléon au soleil, devant la boutique de Mannzèl Atok. Celle-ci l’encourageait à sa mollasserie en lui accordant des crédits sur sa consommation de rhum quotidienne. Il était donc temps pour ce jeune homme d’avoir une femme pour lui mijoter des petits plats, repasser ses habits, lui tenir compagnie et, en priorité, lui donner une descendance. Père et Mère, qui n’écoutaient plus depuis bien longtemps, n’avaient retenu que deux éléments : Timinel n’avait jamais connu de fille et il venait d’hériter d’hectares de terre. Ne voulant voir que du bon dans cette union, tous avaient donc décidé d’organiser les fiançailles le mois d’après et le mariage des deux tourtereaux l’année suivante. Sonia avait réussi !
Après leurs fiançailles, ils se rencontrèrent deux fois par mois, uniquement chez nous, les Pataye - Pataye, les dimanches et en présence des deux familles. Celles-ci profitaient de ces occasions pour discuter des modalités de l’évènement et des invités. Il fallait faire preuve de vigilance et n’omettre personne, tant la liste était longue, bien plus longue que celle des fiançailles qui n’avait concerné qu’une petite
centaine d’invités.
Le déroulement de leurs rendez-vous amoureux resta inchangé l’année durant. Tous prenaient place dans notre salon au sol rougi et parfumé par d’épaisses couches d’encaustique. À droite, mes soeurs — Agnès, Isabelle, Cécile et Angélique ; à gauche, mes frères — Vincent et Arnaud, à peine plus hauts que trois goyaves. Tous, sous les ordres stricts de Mère, se tenaient immobiles, comme si on leur avait mis une couche de colle sous les fesses. Interdiction formelle de quitter le salon ! Leur mission était simple : chaperonner les fiancés et veiller à leurs moindres faits et gestes. Mes deux frères levaient parfois les yeux au plafond vers l’araignée qui se faisait engloutir par le margouillat sans queue, tandis que mes soeurs, jeunes et fraîches, admiraient leur portrait dans le sol semblable à un miroir de sang, résultat de leurs nombreuses danses chaloupées de la veille sur la célèbre brosse coco. Parfois, involontairement, leur regard croisait celui de Timinel, le fiancé qui, de son côté, se demandait s’il n’aurait pas dû patienter un peu, tant les soeurs étaient sacrément mignonnes.
Pour ce mariage très attendu, nos deux familles élevèrent puis sacrifièrent chacune une vingtaine de poulets, deux cochons et deux boucs. Elles avaient pris soin d’engraisser ces animaux avec tout ce qui pouvait être comestible et digérable, l’essentiel étant que leur chair fut remplie de bonne graisse. Une aussi grande quantité de viande était nécessaire pour satisfaire les six-cent- cinquante invités : familles très proches, familles moins proches, familles lointaines, amis et faux amis d’abord. Mais aussi des noninvités, de jeunes hommes célibataires curieux et désinvoltes qui s’incrustaient en douceur juste dans l’espoir de dénicher la perle rare. Ils venaient tous, en définitive, congratuler une jeune fille de bonne famille, vierge de corps et d’esprit, qui se jetait innocemment dans les bras d’un probable méchant loup déguisé en mouton. Timinel était en fait un jeune homme paresseux et possessif, en quête d’une femme docile, que la mère et le père essayaient à tout prix de marier depuis des années. Cette arène était sans issue. Pauvre cadette !
Père, oncles, cousins, amis et dits amis, tous armés de sabres à canne, entamèrent des allers-retours jusqu’au fin fond de ravines abruptes pour décapiter les plus solides bambous. Ceux-ci allaient servir à monter la salle verte pour abriter une foule d’excités qui se moquait au final que la salle fût verte, jaune ou rose, dès l’instant où ils pouvaient se jeter corps et âme dans le grand bal la poussière annoncé. Un tel bal se déroulait traditionnellement au grand jour après un déjeuner copieux, dans une chaleur torride. Un orchestre installait une ambiance folle, propre à briser les reins des invités sur une piste instable.
Or, le destin en décida autrement pour les noces de Sonia et de Timinel. Tout juste après le déjeuner, une pluie torrentielle s’abattit brutalement. Inondée, ladite salle verte, sans autre plafond que de feuillage, se transforma en quelques instants en une énorme pataugeoire bourbeuse et sableuse à souhait. Émanèrent très vite des odeurs d’eau de Cologne tiédasse, d’huile de coco rance et de cabri massalé, agréables en d’autres temps. « Mariage pluvieux, mariage heureux ! », clamèrent haut et fort les invités trempés et décoiffés, mais néanmoins joyeux pour certains. Une grande partie, cependant déçue, rentra illico, de crainte de rester prisonnière du chemin Kader qui se transformait très vite en chemin de boue. La pièce montée fut
mangée, le reste de victuailles partagé entre les plus tenaces. Les jeunes mariés, quant à eux, connurent l’insigne privilège d’être conduits en camionnette à leur petite case en tôle, deux pièces construites à deux pas de celle des parents du marié. Ma soeur Sonia, dix-huit ans et quelques jours, seconde de notre lignée, vêtue d’une longue robe blanche bouffante, après être passée à la mairie du Guillaume, puis à l’église au mois de décembre 1980, devint ainsi l’épouse d’un homme qu’elle connaissait à peine.
À l’aube, Père leur livra leur tonne de cadeaux : verres à eau, verres d’apéro, verres à vin, tasses à café, tasses à thé, nappes de table aux motifs fruits et fleurs, colorées ou neutres, assiettes transparentes, blanches, brocs d’eau en verre, en plastique, cuillères, fourchettes, couteaux et fers à repasser électriques, en attendant d’avoir un jour l’électricité. Autant de cadeaux en double, triple ou quadruple exemplaire, utiles mais souvent futiles, qui prirent place en vrac aussi bien dans la chambre que dans le salon.
Pourquoi Sonia s’était-elle sentie obligée de faire ce sacrifice ? Pourquoi avait-elle répondu aux clignements d’oeil de ce loup camouflé ? Pourquoi la commère, connue comme la pire des mégères du quartier, avait-elle été le ragoter aux oreilles de mes parents ? Ces questions, elle ne se les posait pas. Elle avait toutes les réponses. Pauvre soeur ! Tu as été si naïve d’avoir offert ton coeur aussi facilement à un inconnu ! Personne ne verra rien, personne n’entendra rien quand tu deviendras sa chose et sa bonne à tout faire ; quand tu devras tout accepter, assumer, te soumettre et subir. Même pas les Pataye - Pataye ! Particulièrement pas les Pataye - Pataye qui avaient mis au monde huit enfants, bientôt neuf avec moi ! Ces Pataye - Pataye au coeur gonflé de fierté rien qu’à imaginer leurs filles, une à une, quitter le chemin Kader au bras d’un prétendant ! Bien sûr, dans la mesure où celle-ci leur faisait honneur en restant ce diamant brut, parfois taillé plus tard à une injuste valeur. Et même si ce diamant partait sans se retourner, ce qui s’était passé avec notre aînée Sophie qui, suite à un mariage arrangé imposé, haïssait notre famille et jusqu’à moi qui n’étais pas encore de ce monde.
Sonia, très jeune et inexpérimentée, éprouvait un malaise évident quand elle devait se présenter aux réunions des potinières organisées chez nos parents. Commères et mégères se réunissaient alors autour d’un excellent café grillé, accompagné d’un gâteau de patate douce cuit au feu de bois dans de larges feuilles de bananes. Cette communion gustative déclenchait immanquablement toutes sortes de conversations à propos des péripéties de leurs grossesses, de leurs accouchements, des filles qui devenaient femmes, des filles des voisins, des leurs et de nous. Et de moi qui nageais dans une étrange bulle opaque emplie d’eau. Mais jamais elles ne débattaient des garçons, du sexe dit fort, de ces hommes libres qui disposaient d’un maximum de droits. Sonia, sous le choc de ces interminables discussions gênantes, s’éloigna peu à peu de ce cercle qu’elle jugeait infernal. Elle finit par nous visiter une fois toutes les deux semaines, puis une fois par mois, puis tous les deux mois. Ma mère se hâta d'affirmer qu’elle aidait son mari au champ à arracher les mauvaises herbes, à dépailler la canne, s’y montrant plus habile même que certains coupeurs de canne. Or que non, Timinel ne voulait pas d’elle au champ ! Il voulait seulement une descendance. Inconsciemment, il la préparait à devenir l’une de ces expertes en discussions gênantes ! Mais pour cela, quelques expériences s’avéraient nécessaires. Trois mois plus tard, nous apprîmes qu’un héritier du grand loup était en route. Ma mère, trente-huit ans, allait être grand-mère pour la troisième fois. Sonia pourrait enfin se joindre aux réunions de commérage.
- Fin du chapitre -
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Nous étions devenus des enfants livrés à eux-mêmes, qui devaient surmonter les difficultés d’une vie déjà délicate. Pour ma part, je dus m’habituer au biberon de farine de lait, ingrédient distribué par les dispensaires ; et à un repas composé de riz, grain et sauce cari passé à la moulinette ou écrasé finement à la fourchette.
Cécile que je surnommais "nénène" avait dû quitter le lycée. Elle se retrouvait à jouer le rôle de mère, dont Mère ne voulait plus. Dans un état d’ébriété constant, mais néanmoins parfois lucide, celle-ci passait la majeure partie de son temps agenouillée dans l’église à demander pardon. Pardon d’avoir fait la sourde oreille ! Pardon de n’avoir pas su dire ce qu’une mère aimante aurait dû dire à sa fille ! Pardon...
Quelques mois plus tard, lorsque Sophie, notre aînée, apprit ces nouvelles alarmantes, elle quitta sa maison de Tan Rouge, un autre quartier des hauts de Saint-Paul, pour nous rendre visite avec mari et enfants. Chemin Kader était tombé dans un effrayant abîme. Ils furent sous le choc en nous voyant, après ces quelques années. Je rencontrais donc pour la première fois ma sœur aînée, mon beau-frère qui était en fait notre cousin germain éloigné et riche propriétaire, et mes deux nièces plus âgées que moi. Ils avaient l’air d’une famille heureuse et normale, mis à part ce lien de sang paternel commun à tous. Le mari de Sophie faisait presque le double de son âge, soit l’âge de Mère. Mais il paraissait bien plus jeune. Mère, avec tous ses soucis, avait à présent une tignasse grisonnante, une peau vieillie ridée prématurément, une humeur plus que changeante. Sophie s’inquiétait pour nous, ses frères et soeurs. Si elle promit de nous visiter plus souvent, elle resta froide avec Mère. Quant à Père, elle l’ignora complètement. Elle avait toutes les raisons du monde de leur en vouloir. Elle n’oublierait jamais ce qu’ils avaient tous deux comploté, alors qu’elle était très bonne élève et projetait de passer son baccalauréat, pour ensuite continuer ses études et exercer le métier de ses rêves : institutrice. Elle allait sur ses dix-huit ans quand lui fut imposé son mari, un presque quarantenaire. Cet homme était si occupé à gérer ses hectares de canne à sucre qu’il ne s’était pas aperçu du temps qui passait. Père, soucieux de l’avenir de sa première fille, voyait en cette occasion la possibilité de lui offrir une vie stable. L’idée géniale de marier Sophie à ce vieux garçon germa dans son esprit. Pour cela, il devait d’abord fournir à ce dernier quelques arguments. Ainsi, Père le persuada que Sophie ferait de lui un père comblé en lui donnant une nombreuse descendance mâle pour gérer ses biens. Des biens qui resteraient par la même occasion dans la famille ! Il la sacrifia donc, sans se soucier nullement de ses désirs et de sa volonté. Elle s’était sentie enchaînée, privée de sa liberté et de ses rêves. Il lui avait annoncé un soir, à son retour du lycée, qu’elle ne continuerait plus ses études car elle allait se marier avec un cousin riche ! Père avait beaucoup insisté sur sa richesse. Il lui avait vanté ses hectares de terrains qui s’étendaient de la montagne à la ville, sa flotte de camions, sa vingtaine d’employés et sa grande maison prête à accueillir une dizaine d’héritiers
voire plus. Sophie s’était enfuie en pleurs dans sa chambre où elle tomba nez à pli avec sa robe de mariée, achetée à Saint-Denis dans la boutique la plus chic de toute l’île. Un cadeau du futur marié ! Pour cet événement, il y eut plus de neuf cents invités. Même si elle avait appris à aimer cet homme, son mari, le père de ses filles, elle n’arrivait pas à pardonner à Père et Mère. Ses visites, rares, cessèrent au bout de quelques mois.
Nénène Cécile était à bout de forces. De mère à temps partiel, elle devint mère à temps complet, pour moi, mes frères et ma soeur Angélique. Quant à Isabelle, aucune inquiétude à avoir. Elle se dirigeait lentement vers sa passion, la passion
de Dieu. Elle passait la majeure partie de son temps à l’église pour prier, pour se convaincre qu’elle ne se trompait pas dans son choix, celui de faire voeu de chasteté pour l’éternité. Peu présente, elle s’occupait de moi seulement lorsque nénène Cécile aidait Vincent et Arnaud à faire leurs devoirs. Si Vincent comprenait plus ou moins
bien, ce n'était pas le cas d’Arnaud dont l’entrée en Cours Préparatoire, au CP donc, s’avérait catastrophique et inquiétante. En plus de ses mauvaises notes, se posait le problème de son comportement. Turbulent, agressif, bagarreur. Il était tous les jours puni et se faisait régulièrement gronder par son instituteur qui perdait patience. Les nombreuses convocations notées dans son cahier du jour restaient sans réponse ou ne comportaient jamais la même signature. De temps à autre, il y avait celle de nénène Cécile, ou d’Isabelle, ou d’Angélique et parfois des simples gribouillis de Mère devenue alcoolique sans espoir de sevrage.
Cette dernière s’arrêtait un jour sur deux, systématiquement, au sortir de la première messe du matin, à la boutique de Mannzèl Atok, pour se réapprovisionner en bouteille de rhum qu’elle finissait parfois en deux jours. Et ça, une mégère s’en aperçut ! Puis une deuxième ! C’est ainsi que les habitants du quartier furent informés, de même que leurs enfants qui écoutaient aux portes et parfois aux fenêtres. Des enfants moqueurs et niais qui n’avaient rien à faire d’autre que
d’humilier les plus faibles. Des faibles comme Arnaud qui se sentait orphelin, perdu, sans repères, délaissé. Nénène Cécile ne savait plus comment le gérer. Un jour, un garçon de sa classe hurla et psalmodia haut et fort dans la cour de récréation cette terrible phrase : « Ton momon i boir larak ! Ton momon i boir larak ! »
Arnaud, vexé, humilié, s’empara d’un caillou pointu et le blessa gravement au visage. Ce fut le début de la fin pour mon frère de six ans. Quelques jours plus tard débarqua chemin Kader, dans sa Renault blanche R20, une jolie dame élégamment vêtue et coiffée, tenant à la main un dossier de couleur verte. Une assistante sociale. Elle expliqua à Mère, qui ne comprenait pas grand chose à ce qu’elle lui
racontait, de quelle manière elle pouvait venir en aide à notre frère ; que l’État avait mis en place un superbe projet pour les enfants en difficulté à La Réunion ; que beaucoup, par-delà l’océan, étaient déjà partis vers l’ailleurs et vivaient très heureux dans des familles très accueillantes ; qu’il serait dommage qu’Arnaud ne puisse en profiter ! La jolie dame insista sur un avenir assuré. Mère jeta un coup d’oeil à Arnaud, s’attarda, avant de me fixer, moi, avec une lueur de regret dans le regard. Aurait-elle voulu que je m’en aille aussi ? Aurait-elle souhaité m’abandonner ? Probablement, car elle questionna l’assistante sociale sur l’âge des plus jeunes enfants concernés par ces mesures. Père n’eut pas son mot à dire, ni mes soeurs, ni mon frère Vincent, très proche d’Arnaud. Mère signa. Un soir de décembre 1984, notre frère en pleurs, parmi d’autres enfants, était arraché à sa terre natale et à sa famille pour sa nouvelle vie dans une contrée inconnue : la Creuse.
L’état de Mère empirait de jour en jour. Père, qui regrettait l’avoir abandonnée, tenta de se rapprocher d’elle afin de lui venir en aide. Mais rien n’y fit. Mère était totalement perdue et ne vivait qu’avec ses regrets et remords. Elle pleurait Sophie qui nous ignorait. Elle pleurait Agnès, disparue. Elle pleurait Arnaud, envolé vers l’ailleurs. Elle pleurait Isabelle, à présent entrée dans les ordres.
Quelques années passèrent. Mère fut confrontée à de graves soucis de santé. Du diabète, de la tension, et ses reins qui menaçaient de lâcher. Commencèrent alors ses allers-retours entre le chemin Kader et l’hôpital de Saint-Paul. Naissait aussi sa prise de conscience que le rhum l’aidait à creuser sa tombe.
Nénène Cécile s’occupait de Vincent et de moi. Angélique, qui allait sur ses seize ans, menait une vie solitaire en faisant toujours très attention aux garçons qu’elle fréquentait. Et ce, même si elle devinait que les rapports des commères n’avaient aucune chance désormais ni d’aboutir, ni de se conclure par un mariage forcé, Père et Mère ayant bien d’autres soucis à régler. Pour ma part, je n’aurais plus à m’inquiéter de ce qui était imposé aux filles des Hauts. Nous, qui continuions de faire nos devoirs à la flamme d’une bougie. Nous, qui nous douchions dans une bassine en plastique, d’eau froide en hiver et tiède en été. Nous, qui devions courir de l’autre côté du jardin dans la nuit pour faire nos besoins à l’abri des regards et de la pluie, dans cette minuscule cabane aux relents affreux, aux milliers de trous
percés dans la tôle par lesquels la pleine lune se laissait admirer, où quelques mouches, confondant la nuit et le jour, zézayaient autour de nous.
J’adorais lorsque la nuit tombait, j’adorais me blottir dans le dos de nénène Cécile contre lequel je me sentais en parfaite sécurité. Régulièrement, avant de faire notre prière — un "Notre Père" et trois "Je vous salue Marie" — et de souffler sur la bougie qui m’était réservée, elle me faisait la lecture à voix basse. J'étais seule à l’entendre, c’était notre secret.
« Tiline, ou répète pa rien pèrsone. Sinon, mi di pi aou rien, konpri ?
— Oui, nénène ! »
Ce n’était pas la lecture de quelque bouquin vétuste aux pages déchirées rangé soigneusement sous notre matelas parmi un tas de vieux vêtements usés dont nous n’arrivions pas à nous débarrasser, non ! C’était ce qu’elle écrivait. Je me sentais privilégiée même si, la plupart du temps, je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire. Cependant, au son de sa joyeuse voix et devant son regard palpitant, je détectais de la passion, de l’amour. Parfois même, lorsqu’elle prononçait certains mots emplis de douceur, je sentais les battements de son coeur. Parfois, elle me lisait plutôt l’une des lettres qu’elle retirait en souriant d’une enveloppe semblant provenir de très loin. Des lettres écrites par un certain Pierre Jean Bouville. Là encore, je décelais dans les poétiques phrasés une forme d’affection et le désir de vouloir s’engager amoureusement avec ma nénène. Au fil de ces lectures, j’appris qu’il avait la trentaine, les cheveux châtains, les yeux bleus, qu’il vivait à la campagne entouré de canards et de vaches qui produisaient du très bon lait, qu’il possédait deux tracteurs, qu’il adorait faire du ski lorsqu’il neigeait en montagne... et qu’il rêvait de la rencontrer. Ma nénène, sa "petite Fleur des îles", voilà donc comment ce voleur de nénène appelait ma Cécile !
Ma nénène était amoureuse d’un garçon qu’elle n’avait jamais rencontré. Et moi qui avais toujours pensé qu’elle m’appartiendrait pour l’éternité ! Au fur et à mesure que le temps passait, je la sentis prendre de la distance, comme si elle voulait s’éloigner de moi. D’abord, elle fit en sorte que nous dormions séparément. Le soir, lorsque j’étais endormie, elle m’enlevait de notre lit et me plaçait dans le dos d’Angélique qui occupait une minuscule pièce à côté de celle de Mère. Elle, qui avait jadis toujours refusé que je dorme dans son dos — n’arrivant pas à me lever la nuit pour aller sur le pot, je mouillais entièrement le lit — s’en désintéressait complètement désormais et ne me grondait même plus quand cela arrivait. J’étais heureuse d’avoir les deux soeurs auprès de moi. Or, cela allait être de courte durée...
À plusieurs reprises, nénène Cécile me confia à notre grand-mère paternelle qui vivait à quelques kilomètres de chez nous, au chemin Ticoutille. Je la connaissais très peu, mais suffisamment pour me convaincre que je ne l’appréciais guère. Peut-être parce qu’elle s’habillait tous les jours en noir, moi qui adorais les couleurs. Peut-être que je n’aimais pas quand elle me disait de ne pas rester longtemps au soleil si je voulais que ma peau s’éclaircisse. Peut-être aussi parce qu’elle m’exhortait à arrêter de manger des macatias pour ne pas m’enrober comme notre cousine Poupine. Au début, j’y allais le samedi, puis deux fois par semaine, ensuite quatre fois. Enfin, un matin, j’aperçus tous mes vêtements rangés chez elle dans un petit buffet en bagapan. Je compris, dès lors, que je ne repartirais plus du chemin Ticoutille et que ma nénène Cécile ne reviendrait plus me chercher. Parce qu’elle était partie vers cet ailleurs rejoindre son agriculteur.
Je pleurais des heures entières devant Grand-mère qui restait de marbre et qui, au lieu de me prendre dans ses bras pour me consoler, me réconforta d’une toute autre manière.
« Tiline, plère aou. In zour nora pi in goute va sorte dan oute kanète ! »
Je m’arrêtai net. Comment ferais-je si plus tard je devais encore pleurer ? Qu’est-ce qui sortirait de mes yeux si je n’avais plus aucune larme ? Nos parents, dans l’impossibilité de nous élever convenablement, avaient accepté, sur les conseils de nénène Cécile, de nous confier, Vincent et moi, à Grand-mère qui se fit une joie de nous prendre sous son aile. À croire qu’inculquer son éducation lui avait manqué terriblement.
« M’a drèss zot kote, moin lé ankor kapab, kroi amoin ! »
Voilà pourquoi elle nous recueillit. Pour nous donner une bonne éducation, celle qu’elle clamait fièrement avoir donné à ses quinze enfants, dont Père. Moi qui avais écarté mon idée de rébellion, pensant que les choses avaient changé !
Quelques jours avant la rentrée des classes — ma première rentrée, puisque je n’avais pas fréquenté la maternelle —, Grand-mère me fit asseoir sur une petite chaise en paille et me demanda d’ouvrir très grand mes oreilles. Ce qu’elle avait à me dire relevait d’une importance capitale. Ma vie future en dépendait !
« Tiline,
Ou piss pa o li,
Ou ékoute pa gramoune kozé,
Ou koz pa ansanm domoune ou koné pa,
Ou pran pa rien dan la min domoune,
Ou travay lékol,
Ou fé pa onte amoin,
Ou lèss zamé in garson toushe aou ! »
Ce furent les sept commandements de Grand-mère qui, pendant qu’elle m’en informait, tenait négligemment entre ses doigts une paire de ciseaux à moitié rouillée. J’étais inquiète, très inquiète, quand elle me demanda de baisser la tête et de ne plus bouger. J’entendis derrière moi un étrange bruit sec et rapide, avant que ne tombât et ne s’enroulât à mes pieds en silence, comme une queue de chat, ma longue et jolie natte noire que j’avais appris à tresser moi-même. Certes, elle n’était jamais bien attachée, mais je l’aimais tellement ! Grand-mère continua de promener ses ciseaux, ignorant les larmes qui coulaient sur mes joues et mes mains moites tremblantes tant j’éprouvais de peur. Je priais pour que Vincent arrivât vite pour me sauver. Mais elle savait y faire ! Elle avait pris soin de l’envoyer chez un de nos oncles, tonton Firmin, qui vivait à quelques mètres de chez elle. Lorsqu’elle eut fini, elle me dit que je serais probablement la seule fille de ma classe qui n’aurait jamais de poux. Ensuite, elle me demanda de l’aider à les ramasser pour les disposer à la racine des rosiers mis en terre la veille par ses soins. Mes cheveux étaient censés repousser très vite. À quoi bon, puisqu’elle avait l’intention de me faire une coupe à la garçonne à chaque rentrée ?
À six ans, j’intégrais la classe de CP à l’école primaire Jean Mottet du Guillaume. En ce premier jour de rentrée, Grand-mère nous accompagna à l’école, Vincent et moi. Elle insista durant le trajet, avertissant qu’elle ne le ferait que quelques jours, le temps qu’on s’y habitue. Après, nous emprunterions seuls le chemin Ticoutille. Il y en aurait pour presque une décennie. Je portais fièrement une robe blanche à petites fleurs vertes et roses et des mocassins beiges ayant appartenu à la fille des amis de Grand-mère, monsieur et madame Paillet. Une famille de Blancs aisés qui vivaient et travaillaient à Saint-Pierre, et qui venaient se régaler du cari volaille chez nous. Ils profitaient de chacune de leur venue pour nous apporter des vêtements, des chaussures, des sacs et quantité d’autres objets — en général, tout ce qui ne leur était plus d’aucune utilité, tel que des marmites, des assiettes, des draps et des couvertures polaires. Pour nous, qui avions très peu de moyens, c’était autant de cadeaux inestimables. Nous aimions ce moment, nous aimions leur venue, leur présence et ce que contenaient leurs gros sacs. J’adorais les écouter quand ils parlaient d’avion, de France, de neige, de ce paradis, de cette autre vie, de cet ailleurs. J’adorais écouter leurs enfants s’exprimer en français, cette langue mystérieuse et complexe qu’allait devoir nous enseigner maîtresse Pichot — facile pour certains, inaccessible pour d’autres. Leur monde semblait si différent du nôtre !
Comme si, à peine à quelques kilomètres de chez nous, ils évoluaient dans une dimension différente. Cette direction attisait ma curiosité. Pour l’heure, j’avais encore du chemin à faire et bien des sujets à découvrir !
- Fin du chapitre -
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Le mercredi 29 juillet 1981, Lady Diana épousait son prince charmant, Charles. Ce mariage était suivi par les téléspectateurs du monde entier, parmi lesquels Mère, fervente admiratrice qui, je le soupçonne, devait aussi rêver en silence, comme tant d’autres femmes rivées à leur écran, d’une vie de princesse. Pour ne pas manquer une miette du spectacle, elle s’était vautrée devant son téléviseur minuscule émettant en noir et blanc, oubliant qu’elle allait mettre au monde ce bébé — moi en l’occurrence — qui l’avait rendue difforme et d’une humeur variable. Curieusement, j’avais hâte de sortir. Non parce que je redoutais que son état empirât, mais parce qu’après avoir assisté à un mariage princier en sa compagnie, après avoir ressenti les sensations de joie en son coeur, naissait en moi une sorte d’espoir : certaines histoires d’amour pouvaient être différentes de celles du chemin Kader. Déjà, je le pressentais...
Le téléviseur, alimenté par une des batteries de la camionnette de Père, commença à rendre l’âme au moment où la princesse acceptait de prendre Charles pour époux. Pour Mère, ce fut un drame. Impatiente, à bout de nerfs, elle balança la vanne remplie de pistaches qu’elle venait de décortiquer sur l’infidèle. Celui-ci se mit à briller et à émettre un son semblable aux puissantes rafales de pluie qui s’abattent sur le toit en tôle de notre case pendant la saison cyclonique. Aussi furieuse qu’elle, je me vengeai à mon tour en lui octroyant plusieurs coups de poings et de pieds, si bien que cette bulle dans laquelle je me sentais comprimée explosa. Mère hurla qu’elle devait se rendre en urgence à la maternité. En panique, Père fit appel aux voisins immédiats, pour venir veiller sur mes soeurs et frères, tous mineurs : Agnès, Isabelle, Cécile, Angélique, Vincent et Arnaud, âgés respectivement de dix-sept, seize, quinze, douze, quatre et trois ans. Les Pataye - Pataye n’avaient pas chômé. Ils n’aimaient pas ça, rester sans rien faire. À vingt-trois heures trente, Mère mit au monde un beau bébé à la peau mate de trois kilos deux cents grammes dans une clinique de l’Ouest. Elle me donna les prénoms de Marie et Adeline qui ne seront utilisés qu’à l’école. Trop compliqués à prononcer pour la fratrie, ils firent vite place au surnom de Tiline.
Refaisons le calcul : à trente-huit ans, Mère donna vie à son neuvième enfant, une septième fille à caser, une rebelle née décidée à bouleverser les traditions iniques. Mais qui eut pu le deviner alors ?
En attendant, la rebelle n’avait aucun droit. Seuls Père et Mère en disposaient avec ces aînés qui me prenaient plus pour un poupon que pour leur petite soeur. Trois mois après ma matin ensoleillé à souhait, Mère m’apprêta dans une longue robe blanche puis enfila à mes pieds menus une paire de chaussettes en laine déjà utilisée à maintes reprises. Elle me porta jusqu’à l’église du Guillaume en vue de mon baptême par un curé qui excellait à endormir ses fidèles avec ses discours sur l’amour du prochain. Lorsque notre tour arriva, il se tourna vers la dizaine de bébés présentés, pour nous informer que nous allions recevoir notre premier sacrement. J’étais si affamée que j’aurais bu n’importe quoi, mais certainement pas cette eau glacée qu’il nous vida à tour de rôle sur la tête, en criant haut et fort que c’était la meilleure façon de chasser le diable en nous. De colère ou de peur, je pleurai jusqu’au retour à la maison où la famille proche endimanchée était déjà attablée dans la salle verte et s’attaquait juste à la salade de cresson et au rôti de porc.
Ma mère eut droit à : « Done ali tété, va dormi apré. » Elle sortit donc son énorme sein gorgé de lait et me l’offrit. Ils avaient tous raison, je m’endormis bouche ouverte, repue et rassurée. Trois heures plus tard, je réclamai à nouveau ce délicieux sein, puis passai de mains en mains jusqu’au coucher du soleil.
Heureux, les invités quittèrent le chemin Kader en se déclarant : « À la prochaine ! »
Chez les Pataye - Pataye, il y avait toujours une prochaine fois ! Même si cette occasion pouvait être funeste...
Un mois plus tard, une commère colporta effectivement à mes parents : « M’a vi oute fiy Agnès koté laré d-kar, té avèk intèl, i tarde pa, domoune va komanse kozé ! »
Ce fut ainsi que ma soeur Agnès, dix-huit ans et quelques mois, frêle, maigre et craintive, troisième de notre lignée, vêtue d’une robe blanche à dentelles, se retrouva promptement devant la petite mairie du Guillaume, puis à l’église, au mois de décembre 1982.
Elle épousait un garçon de la ville, Tiric, un jeune yab dont elle avait fait connaissance devant le lycée ; un frimeur de première qui n’avait rien d’autre à faire que de zieuter les filles à la sortie des cours. Un coup de sifflet en direction d’Agnès et le coeur de celle-ci s’était affolé pour... l’ignoble voiture flamboyante dont le conducteur, au cerveau plus bas que la ceinture, avait flashé sur sa minijupe en jean. Ils s'étaient rencontrés en catimini à plusieurs reprises, suffisamment pour qu’Agnès fût convaincue que ce garçon sans cervelle ne serait pas un bon parti. Mais la mégère avait été vive comme une anguille. Les règles étant les règles, son mariage fut programmé. Réticente à cette union qu’elle estimait précipitée et de surcroît vouée à l’échec, Agnès capitula pourtant : Père et Mère menaçaient de la chasser de chez nous si elle s’obstinait à s’y opposer. Une vingtaine de poulets, deux cochons, deux boucs, suralimentés et dodus, sept cents invités, et une Pataye - Pataye en moins au chemin Kader !
Une immense salle verte, un bel orchestre, une belle journée ensoleillée, une montagne de cadeaux et pas une goutte de pluie à l’horizon. Le bonheur était-il promis à ceux sur qui le soleil luit le jour de leur mariage ? Ce n’était pas certain !
Quelques mois plus tard...
« M’a la vi oute zann koté kolèz ! In ti fémèl kafrine la monte dan son loto !
— Lékèl zann ? Moin na troi ! rétorqua Mère, très surprise.
— Boug Agnès ! »
Ainsi, Père et Mère surent avant Agnès les frasques de son infidèle époux, de même que le collège entier et tous ceux vivant dans les quartiers des Hauts. Pour le pire et le meilleur… Ne s’étaient-ils pas mariés dans ce sens ?
Ils louaient un petit appartement dans le quartier de la Grande Fontaine, à une dizaine de minutes du centre-ville de Saint-Paul. Ma soeur avait trouvé une place de vendeuse chez Magdama Chaussures. Beaucoup d’heures de travail, un salaire de misère dans lequel se servait généreusement son mari oisif, calculateur, envieux et prompt à des réflexions quotidiennes sordides à propos d’argent. Pour avoir la paix, elle finit par ouvrir un compte joint sur lequel elle fit virer son salaire. Quelle erreur ! Elle le regretta très vite lorsqu'elle se rendit compte qu’elle n’avait plus aucun droit de regard sur l’argent qui filait. Méthodique, Tiric lui allouait dix francs par semaine d’argent de poche. Il lui achetait une robe tous les deux mois, une paire de chaussures tous les six mois. Il lui disait que maquillage et bijoux étaient bons pour les filles célibataires ; qu’il n’était plus utile qu’elle allât chez le coiffeur. D’ailleurs, désormais il s’en chargerait. La longue chevelure noire d’Agnès ressembla vite, de fait, à un minuscule pompon de laine ferraillé à coups de ciseaux maladroits.
Son calvaire n’avait pas commencé après le mariage, mais bien avant. Personne ne le savait. Et les Pataye - Pataye ne l’auraient jamais cru. Agnès avait été abusée sexuellement par son futur époux lors d’un de leurs premiers rendez-vous amoureux. Voilà donc ce qui la rongeait intérieurement, et non les infidélités subies dont elle se moquait éperdument ! Elle ne pensait qu’à une seule chose : trouver la force et le
courage de faire cesser cette souffrance. Tous les après-midis, elle s’asseyait alors sur le sable noir du rivage de Saint-Paul et se remémorait cet horrible après-midi, quand elle était montée dans la voiture de Tiric. Au lieu de prendre la direction habituelle, il avait quitté la route pour s’enfoncer dans un chemin de terre, près d’un champ de maïs. Elle s’était débattue de toutes ses forces et avait hurlé à s’en briser les cordes vocales. Malheureusement, personne n'était venu à son secours.
Après cette ignoble agression, elle ne se débattit plus, ne hurla plus, mais continua de souffrir terriblement. Si bien qu’un jour, la douleur devenant insupportable, elle se confia à sa patronne. Choquée, cette dernière lui conseilla de porter plainte et de demander le divorce. Aucune femme ne devait accepter une telle blessure ! Mais d’abord, il fallait le faire savoir aux parents, conservateurs et inflexibles, dont elle redoutait les réactions.
Un matin, elle prétexta un rendez-vous chez le médecin après le travail pour pouvoir se rendre seule chez Père et Mère. Curieusement, Tiric ne lui posa aucune question. Il profita même de l’occasion pour lui dire qu’il rentrerait un peu tard. Elle savait. Il avait un rencard. Son énième rencard ! Après sa difficile tentative pour arrêter un de ces rares taxis généralement bondés, Agnès finit par se frayer une place dans celui de monsieur Ticaille. Elle était coincée à l’arrière. D’un côté, la marchande ambulante de légumes avait placé sur ses genoux son immense panier contenant un dernier paquet de brèdes chouchou, trois maniocs et deux fruits à pain. De l’autre, le fabricant de colle pistache sentait le sucre de canne caramélisé. Durant le trajet, elle se vit imposer des éloges sur son mariage et surtout des compliments sur l’excellent cabri massalé servi alors. Agnès ne se souvenait même plus de leur présence !
Le taxi la laissa sur la route. À présent, il fallait affronter le chemin Kader qui, à chaque fois, lui donnait la sensation de se diriger vers un autre monde. Pas un bruit, pas une présence durant les trente minutes de marche. Seulement la peur au ventre ! En sueur, épuisée, elle s’arrêta en contrebas de la maison des parents d’où un concerto de voix féminines résonnait à plusieurs centaines de mètres à la ronde. Sans grand étonnement, elle surprit Mère entourée d’une flopée de commères et de mégères. Toutes médisaient de leurs voisins, des voisins de leurs voisins et des nouveaux voisins qu’elles n’avaient pas encore rencontrés, tout en dégustant café
et gâteau à la banane. Son arrivée soudaine les fit taire, quelques secondes uniquement, car très vite dégringolèrent dix mille questions à propos de Tiric qu’elles ne voyaient nulle part.
« Li la dépoz amoin anba shomin, li rovien shèrshe amoin talèr ! »
Elle savait en lisant dans leur regard combien elles doutaient de ses paroles. Et dire que sa tristesse leur était totalement invisible, que sa maigreur ne souleva aucune interrogation, ni même sa coiffure grotesque ! À croire qu’après paraître heureuse, à plaire à quiconque, encore moins à soi-même !
Agnès, le coeur émietté, assise dans un coin de la véranda, repoussa à plusieurs reprises les invitations des potinières qui trouvaient là l’occasion idéale de lui soutirer quelque information sur sa vie très très privée. Elle resta muette et en profita pour me prendre dans ses bras. Depuis des heures, j’étais sous la responsabilité de mes frères, lesquels n’y allaient pas de main morte. Ma tête entièrement rasée portait déjà quatre ecchymoses. Mère et Père, louchant vers ma touffe de cheveux étrangement enchevêtrée sur mon crâne, s’étaient empressés de me la faire ôter dans un temple hindou quelques jours auparavant. Impossible à mon âge de riposter ! Je n’avais pu que hurler.
À cette heure des potins, Isabelle, Cécile et Angélique, comme chaque soir, étaient parties depuis près de deux heures faire paître notre troupeau de cabris dans la ravine Pinpin, à quelques kilomètres de la maison. Elles devaient être sur le chemin du retour, sauf si l’une d’elles s’était brisé un bras ou une jambe dans les sentiers pentus, à cause des lourds paquets d’herbes qu’elles devaient ramener sur leur tête.
L’heure des potins prit fin. Mère paraissait agacée. Agnès, qui cherchait ses mots, finit par lâcher : « M'i sa kite Tiric, m'i sa domann divorse ! »
Alors qu’elle s’attendait à ce que Mère lui en demandât les raisons, cette dernière ne fit que lui ôter le peu d’énergie qu’il lui restait.
« Dan noute famiy, lo mo-la i égziste pa, é lé pa ou i sa komansé ! Rotourne koté oute boug !
— Li la tronpe amoin, li lé pa in zanti mari !
— Amoin avèk oute papa la shoizi ali po ou ? »
Mère, d’un air irrité, m’arracha des mains d’Agnès et alla souffler puissamment sur les braises d’un feu de bois qui enfumait la petite cuisine où mijotaient des haricots noirs secs. Elle balança plusieurs jurons, comme à son habitude, pendant
qu’Agnès hésitait encore à partir. Aucun espoir que Mère se ravisât.
« Falé pa ouve oute boushe avèk li, lé tro tar !, revint-elle lui souffler aux oreilles, en tapant ses pieds nus sur le béton. Komanse désann, li na loto, va v'ni shèrshe aou ! »
Elle la chassa comme si elle n’était plus sa fille mais une étrangère. Tête baissée, la gorge nouée et le coeur serré, Agnès quitta le chemin Kader, à pied, au soleil couchant, à une heure où il n’y avait plus aucun taxi et très peu de passage de voiture, à une heure où elle ignorait où se trouvait Tiric. Elle marcha à pas rapides, ragea, versa des larmes de tristesse, sua de la tête aux pieds, ignora chaque véhicule qui ralentissait. Elle marcha encore, s’arrêta, ôta ses escarpins bon marché achetés en soldes et les jeta au loin. Elle marcha encore, puis enleva son gilet et le balança sur un bibassier. La nuit était sombre, sans étoiles et sans lune. Elle se dirigea vers le front de mer de Saint-Paul et se tint immobile durant un temps indéfini à se demander comment serait le jour d’après et à qui elle manquerait vraiment si elle ne rentrait pas.
À minuit, Tiric revint de son rendez-vous, épanoui et d’excellente humeur. Quand il comprit qu’Agnès n’était pas au domicile, il paniqua. Il se rendit d’abord chez ses parents à qui il raconta revenir de chez un ami malade ; puis chez l’employeur d’Agnès, comme si elle pouvait s’y trouver ! Enfin, il affronta les Pataye - Pataye à qui il déclara rentrer d’un concours de bataille coqs. Père, n’étant pas dupe, remarqua une trace de rouge à lèvres dans son cou, ce qui déclencha soudain en lui l’envie de prendre son sabre et de commettre un crime.
« Ou lété batay kok ?! Lavé poule osi ? » lui demanda-t-il avec ironie.
Fou de colère, Père réveilla tout le quartier. Oncles, cousins, amis, voisins des amis prirent chacun leur voiture et commencèrent à sillonner rue par rue les quartiers des hauts puis des bas de la ville ; des heures durant, avant d’aller vérifier à l’hôpital. Mais pas d’Agnès ! Le lendemain, quelqu’un déposa au poste de police son gilet, un autre ses escarpins. Aux derniers éclats du soleil, un touriste incidemment trouva sur le sable noir une alliance. À l’intérieur était gravé : « A et T pour la vie ». Ils supposèrent tous évidemment qu’elle s'était jetée dans l’océan qui finirait par rendre le corps ou ce qu’il en restait dans les jours à venir.
Après plusieurs jours, plusieurs semaines, puis des mois, l’océan ne rendit rien, pas même une miette ! La souffrance de mes parents ne cessant de grandir, il leur fallait trouver des coupables. Ainsi débarquèrent au grand galop toutes sortes d’accusations réciproques. D’abord, Père accusa Mère d’avoir accordé sa confiance à une commère peu sûre, sans qui rien ne serait arrivé ; et d’avoir trahi leur conviction commune première privilégiant les mariages arrangés. En retour, Mère accusa Père d’avoir rendu Sophie malheureuse en lui imposant un mariage arrangé, d’avoir fait d’elle une épouse à jamais éprouvée. Père et Mère s’accusèrent ainsi de tout et de n’importe quoi. Des accusations à n’en plus finir !
À la suite d’une énième dispute à propos de la disparition d’Agnès, Père, excédé, se rendit dans la petite cabane en tôle dans le jardin. Il lui arrivait parfois d’y faire la sieste sur un vieux matelas. Il s’y enferma à clé, y passa une première nuit, une autre, une autre et encore une autre, jusqu’à y emménager avec le strict minimum : une armoire déglinguée, un vieux réchaud à pétrole, quelques casseroles déformées, plus des bougies que Mère avait prévu d’amener à l’église. À l’arrière de la maisonnette, il installa un tuyau d’eau qui lui servit de douche. Puis, il se retrancha dans un mutisme complet.
Mère, malheureuse, blessée, trouva du réconfort dans le petit verre de rhum Charrette qu’elle se servait à chaque repas. Ensuite avant, après, à toutes les heures. Elle ne se souciait ni de son lait de mère allaitante qui prit un goût de punch, ni de la scolarité de mes frères, encore moins de ce que devenaient mes soeurs. Lorsque
Père n’était pas au champ, elle l’épiait par le trou de la fenêtre de la cuisine. Lorsqu’il y était, elle entrait dans la cabane en se servant du double des clés qu’elle avait conservé et fouillait le moindre recoin. Pour chercher quoi ? Elle l’ignorait elle-même.
- Fin du chapitre -
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Aux femmes du passé
qui ont permis à celles d’aujourd’hui
d’exister
Au chemin Kader, une dantesque traversée parfois poussiéreuse parfois boueuse, les filles étaient contraintes dès leur majorité à consentir une union imposée, ce qu’avaient enduré de manière traumatisante les générations passées. Moi, encore dans les entrailles de ma mère, je me développais lentement et me préparais à m’insurger vaille que vaille contre cette tradition. Elle se perpétuait en toute normalité à l’île de La Réunion dans certaines familles modestes vivant à la périphérie des villes. Foetus vulnérable conçu accidentellement, je devais m’accrocher pour résister aux angoisses de ma logeuse. Elle se démenait pour l’heure, afin d’organiser un second mariage au sein de notre famille portant fièrement le nom de Pataye - Pataye. Père, locataire d’un minuscule lopin de terre, était fier que sa fille cadette, ma soeur Sonia, fût choisie par le benjamin d’un couple d’agriculteurs propriétaire de plusieurs hectares de champs de canne à sucre. C’était ce que Sonia laissa croire. En vérité, ce jeune homme fut son choix !
De nature petite, replète, Sonia, les lèvres pulpeuses au dessus d’un double menton, paraissait toutefois fière d’avoir pu le choisir, son Timinel, même si elle éprouvait parfois certains regrets. Elle aurait souhaité qu’il fût plus sexy, plus charmant, avec de belles dents blanches, un nez moins long et des jambes plus courtes. Elle aurait aimé l’entendre parler d’une voix plus sensuelle, avec un vocabulaire enrichi de quelques mots doux pour lui déclamer de beaux compliments. Au lieu de : « Ou lé tro zoli ! Sirtou oute molé ! Épi, ou na bèl lèv ! Ou ème la zèl volay ? Amoin mi ador lo kroupion ! »
Bien ! Elle ne se découragea pas le moins du monde, se promettant de lui enseigner le peu qu’elle savait de l’amour quand viendrait le moment opportun.
Dire que Sonia avait pris seule cette décision ! Celle de se marier. Celle qui allait la mener à son destin ! Mais aurait-elle pu faire autrement ? Probablement non ! Persistait un ordre chronologique pour ce qui était des mariages chez nous, les Pataye - Pataye. Après que notre soeur aînée, Sophie, fut placée — il n’y a malheureusement pas d’autre manière de le dire —, Sonia se savait sur la sellette. Le regard des commères, les potins exagérés des pipelettes… Tout laissait croire, entendre et penser qu’elle serait la prochaine. Ne souhaitant pas se voir imposer un mari peu à son goût par nos parents et quelques autres complices de la famille, Sonia prit une importante décision, celle de se trouver elle-même un mari. Quel autre avenir avait-elle ? Sa scolarité finie en classe de CPPN, elle était invisible à ces garçons dont elle aurait aimé cueillir quelques doux regards. Mais un mariage arrangé, un mari imposé ? Jamais !
C’est ainsi qu’un dimanche, fermement déterminée, elle se rendit à la première messe du matin pour implorer tous les saints de placer sur sa route cet homme qui saurait l’aimer ! L’office terminé, elle s’était arrêtée à la boutique de Mannzèl Atok pour acheter du pain, quand elle aperçut au comptoir ce garçon, un petit verre de rhum à la main, qui audacieusement lui adressa deux clins d’oeil. Le coeur de Sonia se mit à palpiter si fort qu’elle ne put s’empêcher de lui offrir son plus beau et avenant sourire avant de quitter précipitamment la boutique, oubliant son pain sur le comptoir. Ce garçon, surnommé Timinel, s’était empressé d’avaler goulûment un second petit verre de rhum, puis un troisième, avant de sauter sur sa Mobylette® bruyante, la baguette de pain oubliée à la main ; et de se lancer à la poursuite de la belle émue qu’il rattrapa vers un champ. Une commère passait par là au même moment.
« M’a vi oute fiy koté karo kane, té avèk intèl, i tarde pa, domoune va komanse kozé ! »
Sans surprise, Père et Mère avaient été informés de la gravité et de l’urgence de la situation. Avant que les habitants du quartier ne fussent au courant, ils prirent toutes les précautions. Ils invitèrent la mère de Timinel, qui se fit remarquer par son chapeau en toile du dimanche et le père, timide et l’air désespéré, chez nous au chemin Kader, l’un de ces nombreux chemins de terre tracés et perdus en plein champ de canne, au Guillaume, un quartier des hauts de la ville de Saint-Paul.
« Zot la guinye in bon zann, zot i trouv-arpa inn méyèr k’li ! »
Sa mère, baratineuse, le vanta plus qu’il n’en fallait et ne valait. Cependant, au fur et à mesure de la conversation, il apparut évident que ce couple en avait par dessus la tête d’être au service de leur fils fainéant qui, après le travail au champ, s’en allait se prélasser, comme un caméléon au soleil, devant la boutique de Mannzèl Atok. Celle-ci l’encourageait à sa mollasserie en lui accordant des crédits sur sa consommation de rhum quotidienne. Il était donc temps pour ce jeune homme d’avoir une femme pour lui mijoter des petits plats, repasser ses habits, lui tenir compagnie et, en priorité, lui donner une descendance. Père et Mère, qui n’écoutaient plus depuis bien longtemps, n’avaient retenu que deux éléments : Timinel n’avait jamais connu de fille et il venait d’hériter d’hectares de terre. Ne voulant voir que du bon dans cette union, tous avaient donc décidé d’organiser les fiançailles le mois d’après et le mariage des deux tourtereaux l’année suivante. Sonia avait réussi !
Après leurs fiançailles, ils se rencontrèrent deux fois par mois, uniquement chez nous, les Pataye - Pataye, les dimanches et en présence des deux familles. Celles-ci profitaient de ces occasions pour discuter des modalités de l’évènement et des invités. Il fallait faire preuve de vigilance et n’omettre personne, tant la liste était longue, bien plus longue que celle des fiançailles qui n’avait concerné qu’une petite
centaine d’invités.
Le déroulement de leurs rendez-vous amoureux resta inchangé l’année durant. Tous prenaient place dans notre salon au sol rougi et parfumé par d’épaisses couches d’encaustique. À droite, mes soeurs — Agnès, Isabelle, Cécile et Angélique ; à gauche, mes frères — Vincent et Arnaud, à peine plus hauts que trois goyaves. Tous, sous les ordres stricts de Mère, se tenaient immobiles, comme si on leur avait mis une couche de colle sous les fesses. Interdiction formelle de quitter le salon ! Leur mission était simple : chaperonner les fiancés et veiller à leurs moindres faits et gestes. Mes deux frères levaient parfois les yeux au plafond vers l’araignée qui se faisait engloutir par le margouillat sans queue, tandis que mes soeurs, jeunes et fraîches, admiraient leur portrait dans le sol semblable à un miroir de sang, résultat de leurs nombreuses danses chaloupées de la veille sur la célèbre brosse coco. Parfois, involontairement, leur regard croisait celui de Timinel, le fiancé qui, de son côté, se demandait s’il n’aurait pas dû patienter un peu, tant les soeurs étaient sacrément mignonnes.
Pour ce mariage très attendu, nos deux familles élevèrent puis sacrifièrent chacune une vingtaine de poulets, deux cochons et deux boucs. Elles avaient pris soin d’engraisser ces animaux avec tout ce qui pouvait être comestible et digérable, l’essentiel étant que leur chair fut remplie de bonne graisse. Une aussi grande quantité de viande était nécessaire pour satisfaire les six-cent- cinquante invités : familles très proches, familles moins proches, familles lointaines, amis et faux amis d’abord. Mais aussi des noninvités, de jeunes hommes célibataires curieux et désinvoltes qui s’incrustaient en douceur juste dans l’espoir de dénicher la perle rare. Ils venaient tous, en définitive, congratuler une jeune fille de bonne famille, vierge de corps et d’esprit, qui se jetait innocemment dans les bras d’un probable méchant loup déguisé en mouton. Timinel était en fait un jeune homme paresseux et possessif, en quête d’une femme docile, que la mère et le père essayaient à tout prix de marier depuis des années. Cette arène était sans issue. Pauvre cadette !
Père, oncles, cousins, amis et dits amis, tous armés de sabres à canne, entamèrent des allers-retours jusqu’au fin fond de ravines abruptes pour décapiter les plus solides bambous. Ceux-ci allaient servir à monter la salle verte pour abriter une foule d’excités qui se moquait au final que la salle fût verte, jaune ou rose, dès l’instant où ils pouvaient se jeter corps et âme dans le grand bal la poussière annoncé. Un tel bal se déroulait traditionnellement au grand jour après un déjeuner copieux, dans une chaleur torride. Un orchestre installait une ambiance folle, propre à briser les reins des invités sur une piste instable.
Or, le destin en décida autrement pour les noces de Sonia et de Timinel. Tout juste après le déjeuner, une pluie torrentielle s’abattit brutalement. Inondée, ladite salle verte, sans autre plafond que de feuillage, se transforma en quelques instants en une énorme pataugeoire bourbeuse et sableuse à souhait. Émanèrent très vite des odeurs d’eau de Cologne tiédasse, d’huile de coco rance et de cabri massalé, agréables en d’autres temps. « Mariage pluvieux, mariage heureux ! », clamèrent haut et fort les invités trempés et décoiffés, mais néanmoins joyeux pour certains. Une grande partie, cependant déçue, rentra illico, de crainte de rester prisonnière du chemin Kader qui se transformait très vite en chemin de boue. La pièce montée fut
mangée, le reste de victuailles partagé entre les plus tenaces. Les jeunes mariés, quant à eux, connurent l’insigne privilège d’être conduits en camionnette à leur petite case en tôle, deux pièces construites à deux pas de celle des parents du marié. Ma soeur Sonia, dix-huit ans et quelques jours, seconde de notre lignée, vêtue d’une longue robe blanche bouffante, après être passée à la mairie du Guillaume, puis à l’église au mois de décembre 1980, devint ainsi l’épouse d’un homme qu’elle connaissait à peine.
À l’aube, Père leur livra leur tonne de cadeaux : verres à eau, verres d’apéro, verres à vin, tasses à café, tasses à thé, nappes de table aux motifs fruits et fleurs, colorées ou neutres, assiettes transparentes, blanches, brocs d’eau en verre, en plastique, cuillères, fourchettes, couteaux et fers à repasser électriques, en attendant d’avoir un jour l’électricité. Autant de cadeaux en double, triple ou quadruple exemplaire, utiles mais souvent futiles, qui prirent place en vrac aussi bien dans la chambre que dans le salon.
Pourquoi Sonia s’était-elle sentie obligée de faire ce sacrifice ? Pourquoi avait-elle répondu aux clignements d’oeil de ce loup camouflé ? Pourquoi la commère, connue comme la pire des mégères du quartier, avait-elle été le ragoter aux oreilles de mes parents ? Ces questions, elle ne se les posait pas. Elle avait toutes les réponses. Pauvre soeur ! Tu as été si naïve d’avoir offert ton coeur aussi facilement à un inconnu ! Personne ne verra rien, personne n’entendra rien quand tu deviendras sa chose et sa bonne à tout faire ; quand tu devras tout accepter, assumer, te soumettre et subir. Même pas les Pataye - Pataye ! Particulièrement pas les Pataye - Pataye qui avaient mis au monde huit enfants, bientôt neuf avec moi ! Ces Pataye - Pataye au coeur gonflé de fierté rien qu’à imaginer leurs filles, une à une, quitter le chemin Kader au bras d’un prétendant ! Bien sûr, dans la mesure où celle-ci leur faisait honneur en restant ce diamant brut, parfois taillé plus tard à une injuste valeur. Et même si ce diamant partait sans se retourner, ce qui s’était passé avec notre aînée Sophie qui, suite à un mariage arrangé imposé, haïssait notre famille et jusqu’à moi qui n’étais pas encore de ce monde.
Sonia, très jeune et inexpérimentée, éprouvait un malaise évident quand elle devait se présenter aux réunions des potinières organisées chez nos parents. Commères et mégères se réunissaient alors autour d’un excellent café grillé, accompagné d’un gâteau de patate douce cuit au feu de bois dans de larges feuilles de bananes. Cette communion gustative déclenchait immanquablement toutes sortes de conversations à propos des péripéties de leurs grossesses, de leurs accouchements, des filles qui devenaient femmes, des filles des voisins, des leurs et de nous. Et de moi qui nageais dans une étrange bulle opaque emplie d’eau. Mais jamais elles ne débattaient des garçons, du sexe dit fort, de ces hommes libres qui disposaient d’un maximum de droits. Sonia, sous le choc de ces interminables discussions gênantes, s’éloigna peu à peu de ce cercle qu’elle jugeait infernal. Elle finit par nous visiter une fois toutes les deux semaines, puis une fois par mois, puis tous les deux mois. Ma mère se hâta d'affirmer qu’elle aidait son mari au champ à arracher les mauvaises herbes, à dépailler la canne, s’y montrant plus habile même que certains coupeurs de canne. Or que non, Timinel ne voulait pas d’elle au champ ! Il voulait seulement une descendance. Inconsciemment, il la préparait à devenir l’une de ces expertes en discussions gênantes ! Mais pour cela, quelques expériences s’avéraient nécessaires. Trois mois plus tard, nous apprîmes qu’un héritier du grand loup était en route. Ma mère, trente-huit ans, allait être grand-mère pour la troisième fois. Sonia pourrait enfin se joindre aux réunions de commérage.
- Fin du chapitre -
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