Embrasser nos Différences
Editeur : Les Ailes de l'Océan Edition
Auteur : Lexie T.L. Heart
Couverture : Les Ailes de l'Océan Edition
ISBN : 978-2-487542-03-7
Mis en ligne par | Lectivia |
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Dernière mise à jour | 21/11/2024 |
Temps estimé de lecture | 5 heures 14 minutes |
Lecteur(s) | 6 |
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Chapitre 14
Après une nuit d’un sommeil profond, j’attaquais ma journée à arpenter Gangnam pour divers rendez-vous, croisant Monsieur Song lors de ma visite dans le Flagship que nous avions ouvert dans le quartier.
― Mademoiselle Blanchet, quel plaisir de vous revoir.
― Monsieur Song, saluais-je poliment.
― Puis-je vous inviter à prendre un café ?
Voyant ma réticence, il insista et promit ne vouloir parler qu’affaires, car il n’était pas venu au magasin par hasard. On l’avait informé de ma mission à Séoul et il souhaitait nous appuyer dans nos projets qu’il estimait être d’envergure florissante.
― Pourquoi pas ? J’ai bien un peu de temps avant de retourner au bureau, acceptais-je, après un bref calcul. L’ayant déjà vu à l’œuvre, je savais qu’il était compétent et nous ferait bénéficier des ficelles de son milieu qui pourraient nous être utiles.
Les cafés ne manquaient pas à Séoul et Monsieur Song avait opté pour l’un des cafés les plus connus de la ville, parce qu’il était détenu par un célèbre acteur sud-coréen.
― J’ai appelé votre bureau et on m’a répondu que je vous rencontrerai probablement en magasin. Je n’ai jamais douté que vous étiez une femme épanouie dans ce travail, pour lequel je vous assure, vous êtes taillée.
― Merci du compliment.
― Avec vous, je n’ai jamais été avare en compliments et je regrette n’avoir pas eu la chance de vous en offrir davantage. Mais l’histoire est passée maintenant.
― Vous m’avez assuré vouloir parler affaires, je me trompe ?
L’homme n’avait pas perdu de son attrait, charmeur comme toujours.
― Toujours avec tant d’acuité, constata-t-il.
Je lui souriais en guise de réponse puisqu’il avait compris que je recentrais notre échange sur le terrain professionnel. J’étais émotionnellement fragile. Laisser un homme s’approcher de trop près était risquait en ce moment. Keiji était loin. Dans mes moments de solitude, je pensais parfois à ce que pourrait être ma vie si mes choix étaient moins téméraires ? S’ils étaient plus conformes à une vie ordinaire ?
Monsieur Song m’informa des détails de ce qu’il avait entendu et avança des idées pertinentes pour développer l’enseigne du couple Pravesh. Il était prêt à m’aider à entrer en relation avec les agents des stars de la Hallyu afin de promouvoir l’offre, me donnant même quelques pistes chiffrées de l’influence de certaines d’entre elles au titre de prescripteur.
La discussion était passionnée et enrichissante. Je savais qu’il serait néanmoins impitoyable lorsque nous négocierions sa rémunération. Notre entretien s’était donc terminé sur un rendez-vous à prendre pour discuter des formalités via une vidéoconférence avec Hong Kong.
Demeurer professionnelle était ma bouée de sauvetage. Parler des précisions d’un projet m’apportait la sérénité dont j’avais besoin pour ne pas m’effondrer.
***
Dans l’ascenseur qui me menait au bureau, je me remémorais les raisons qui m’avaient poussée à l’éconduire. Hormis la rencontre avec Keiji, je constatais avec ironie que j’avais refusée être tributaire de l’environnement de Monsieur Song ; or, je l’étais devenue de celui de Keiji. Je m’étais perçue comme une jeune femme indépendante et carriériste au point de ne pas vouloir subir le joug d’un homme et de son contexte dans ma vie. La belle erreur. Le karma en avait décidé autrement. Après tant de déboires avec Keiji, j’aurais dû mettre un terme à notre relation déconcertante, consciente que les hommes ne manquaient pas autour de moi, mais j’en avais été incapable. Je me demandais ce qu’il me restait de ma dignité.
En pénétrant dans les locaux, mon assistante marchait sur les charbons ardents en ma direction. Son attitude m’étonna.
― Jeanne, n’as-tu pas reçu mes messages ?
― Non.
― J’ai tenté de te joindre même à la boutique, ils m’ont dit que tu étais partie avec Monsieur Song.
― Que se passe-t-il ?
― Il y a un homme dans ton bureau qui souhaite te voir.
― Nous étions clairs qu’en mon absence…
― Je sais. Crois-moi, j’ai fait mon possible, mais il a… se justifia-t-elle terriblement ennuyée.
― Qui aurait assez d’audace pour outrepasser mon assistante ! m’écriais-je agacée, en me dirigeant d’un pas élancé vers mon bureau.
Tandis que je déverrouillais la poignée de la porte, prête à bondir sur l’intrus, quelque chose m’interpela. Mon odorat ne me trompait pas. Mon cœur cognait très fort dans ma poitrine avant qu’un étau ne l’enserre Keiji. Il était assis, seul me tournant le dos. Son éternelle chemise noire, ses cheveux savamment stylisés, son calme apparent, tout indiquait qu’il était bien là, mais il semblait irréel dans mon bureau devenu soudainement trop petit. Le mouvement de ses épaules en réaction à sa respiration me révélait qu’il savait que je l’observais, confuse. Je pondérais l’attitude exaspérée que j’avais eue quelques secondes plutôt, tandis que je le contournais pour m’asseoir à mon siège et lui faire face sans oser le regarder, le cœur et le cerveau comprimés. Je me sentais comme un automate.
― Tu es arrivé quand ?
― En fin de matinée. J’ai pris le premier vol disponible depuis Hong Kong.
― Pourquoi ?
― Ton message d’hier soir.
― Ce n’est pas ton genre…
Je rougissais à présent entre joie et colère.
― J’ai réfléchi. Je ne commettrai pas deux fois la même erreur. Si tu veux être rassurée, c’est à moi d’agir. En l’occurrence, les messages ne suffisaient plus. Tu as tenu bien plus longtemps que je ne l’aurais cru.
― C’était un test ? Si c’est le cas, c’était de mauvais goût.
― Non ce n’en était pas un. Je réalise juste que ta force de caractère ne cessera jamais de me surprendre.
― Tu t’attendais à quoi ? lui demandais-je en relevant enfin mes yeux sur lui.
― Pour commencer, à un accueil plus chaleureux.
― Tu te fiches de moi ? Tu n’as communiqué avec moi que par message ces trois derniers mois. Tu t’es contenté de me laisser à notre retour de Macao, sans explications, et ce pendant deux semaines.
― Je n’ai pas voulu te déranger dans tes préparatifs pour ton départ à Séoul.
― Tu n’as même pas pris la peine de nous accompagner à l’aéroport ton fils et moi.
― Les évènements ne me le permettaient pas.
― Les évènements, comme tu le dis si bien, ne te permettront jamais d’être disponible pour nous. Je croyais qu’on en avait fini avec tout ça.
Nos regards s’étaient accrochés et la tension était palpable.
― Je sais ce que tu attends de moi.
― Ah ! Vraiment ?
― Tu voudrais que mon milieu s’efface.
― Nuance, je voudrais que tu quittes ton milieu.
― En quoi est-ce si important ?
― C’est dangereux. Ce qui nous est arrivé ne t’atteint donc pas ?
― Bien au contraire.
― Alors, pourquoi persister ?
― C’est impossible.
― Donne-moi de vraies raisons.
― C’est le seul moyen pour moi de garantir votre sécurité malgré ce qui s’est passé.
― C’est contradictoire.
― Non. Vous êtes en danger parce que vous faites partie de ma vie. Si les choses avaient été différentes… si je n’avais pas été un mafieux, vous n’auriez connu aucun péril. Malheureusement ce n’est pas le cas et ma position actuelle me permet de m’assurer au mieux que rien ne vous arrive d’autre.
― Ce sujet ne nous a jamais menés à un accord.
― En effet.
― Alors que veux-tu ?
Je luttais pour garder un ton maîtrisé malgré l’attraction qui emplissait la pièce et l’adrénaline qui coulait dans mes veines.
― Du temps.
― Pourquoi faire ?
― Je ne renoncerai pas à mon cercle, car il définit aussi celui que je suis. Mais je ne renoncerai pas non plus à toi et à Caleb.
― Même si je ne te laissais pas le choix ?
― Il n’y a pas à choisir. Le cercle et vous êtes ce dont j’ai besoin et m’échine à garder envers et contre tous.
― Alors je vais trancher pour toi.
― Que veux-tu dire ?
― Je veux que tu sortes de nos vies à Caleb et à moi.
Ces mots venaient de franchir mes lèvres sans conviction.
― Tu dis ça parce que tu es furieuse.
― Oui je le suis et je suis épuisée d’être aussi dépendante de toi.
― Ne fais pas ça.
― C’est un choix que tu refuses de faire, mais c’est une décision que je suis en mesure de prendre.
― Jeanne, s’il te plaît, écoute-moi. Ne gâche pas tout. Je suis à Séoul pour quelques jours. Je t’attendrais chez toi et nous en discuterons ce soir.
― Il est hors de question que tu patientes chez moi. Tu t’immisces dans mon intimité sans mon consentement.
― J’ai le droit de voir mon fils.
― Ne joue pas sur la corde sensible. Si tu t’intéressais un minimum à Caleb, nous n’aurions pas cet échange. Tu avais promis que les choses changeraient.
― Il vaut mieux pour nous de reprendre cette discussion ce soir.
Je me levais brusquement pour lui indiquer la sortie sans prendre la peine de répondre ni de le saluer. J’appelais Hanna, lui indiquant expressément de n’ouvrir ni ne répondre à quiconque se présenterait chez nous. Mon cœur venait d’être torpillé. Certes, j’étais celle qui venait de suggérer qu’il disparaisse de ma vie, une sentence que je m’infligeais par peur de souffrir davantage de ses allées et venues dans mon existence. Pourtant je devais reconnaître que mon amour pour lui était obsessionnel, au point de ne plus savoir ce que je voulais réellement. Je nageais en pleine confusion.
***
J’avais passé mon début d’après-midi dans un état second, enchaînant les erreurs. Ce qui n’enleva rien à mon irritation, bien au contraire. Je ne voulais pas altérer mon jugement par pur amour-propre, du moins le peu qu’il me restait. Je savais qu’en rentrant, il serait là, n’en faisant qu’à sa tête et je que n’y échapperais pas.
― Annule tous mes rendez-vous pour le reste de la journée ! Je reste joignable par mail et en cas d’urgence envoies-moi un texto ! ordonnais-je à mon assistante, qui me regardait éberluée, tandis que je tapotais avec insistance sur le bouton de l’ascenseur.
Je devais évacuer ce trop-plein émotionnel et j’avais décrété que le sport m’y aiderait. C’est donc à la salle de fitness que je vidais sueur et rancœur. Mes écouteurs diffusaient une compilation remixée des plus grandes musiques de film, au volume maximum dans mes tympans.
À la fin de la séance, je m’étais mise à pleurer à chaudes larmes sous le jet d’eau au milieu des visages curieux des Coréennes présentes dans la douche commune. J’avais mis du temps à dévoiler mon corps ainsi et je venais de franchir une étape nouvelle en exposant ainsi ma fragilité. En sortant, l’une d’elles me tendit un paquet de mouchoirs sur lequel étaient imprimés des personnages coréens d’animation pour enfant, ce qui eut le don de m’arracher un sourire timide. Ce signe anodin prit une valeur d’encouragement qui tombait à pic.
C’est donc sereine que je rentrais chez moi, après trois bonnes heures d’efforts et je ne fus pas surprise de trouver Keiji adossé à l’entrée du parking de mon immeuble. À peine ma voiture stationnée qu’il était déjà en train de m’ouvrir la porte. Je m’extirpais sans difficulté du véhicule et filais vers l’ascenseur, espérant pouvoir le semer.
― Tu comptes vraiment jouer à ce jeu-là ? m’asséna-t-il en me rattrapant par le poignet avant de me tirer et de me plaquer contre un mur.
Je tentais de fuir et me détourner de lui, mais il posa ses mains de part et d’autre de mon visage contre le mur pour me retenir prisonnière et m’obliger à lui faire face tandis que je restais interdite.
― Je n’ai pas fait le déplacement depuis Hong Kong pour te voir agir comme une gamine. La femme que j’aime vaut mieux que ça. C’est une adulte.
Murée dans mon silence, je le voyais se décomposer à mesure que les secondes s’égrenaient.
― Jeanne ! Parle-moi, je t’en prie !
Comme je ne disais rien, il se mit lentement à glisser le long de moi pour n’être plus qu’agenouillé devant moi.
― Dis quelque chose… laissa-t-il mourir sa voix habituellement si assurée.
― Je ne plaisantais pas aujourd’hui. Je t’ai posé un ultimatum parce que j’en ai assez que tu agisses à ta guise en entrant et en sortant de ma vie. Caleb a besoin d’un père qui soit présent et moi j’ai besoin d’un homme qui ne soit pas aux abonnés absents, dis-je sur un ton vindicatif.
― Tu sais que c’est faux. Que je suis là si besoin.
― C’est justement ça le problème. J’ai besoin de toi tout le temps. Je ne veux pas d’un temps partiel. D’ailleurs ce n’en est même pas un, c’est moins que ça. Maintenant, laisse-moi rentrer chez moi.
― Je ne partirais pas. J’attendrais le temps qu’il faudra.
Je me faufilais déjà dans l’ascenseur, profitant de son inattention au moment où des gens arrivaient.
Après avoir retrouvé la chaleur de mon foyer et serré très fort mon fils dans mes bras, je scrutais en bas de l’immeuble, où j’aperçus Keiji se frottant les mains dans la fraîcheur de la nuit. J’appréhendais la suite, car je savais pertinemment qu’il ne s’en irait pas. Il était inhabituel de le voir aussi agité et troublé. Je menais un débat intérieur tantôt convaincu qu’il faille mettre un terme à tous nos drames, tantôt persuadée que tout finirait par s’arranger. Je me sentais condamnée à remplir d’eau un seau percé.
Refusant de manger, le ventre noué au grand dam de l’employée de maison qui comme toujours prenait si bien soin de nous, je ne pus fermer l’œil de la nuit. Je le regardais faire les cent pas en bas de chez moi en me sermonnant d’être arrivée à cette impasse par mon seul entêtement.
***
Les jours suivants, Keiji était l’ombre qui me suivait partout même s’il gardait ses distances. Il avait compris qu’il ne devait pas transgresser la loi tacite que j’avais instaurée pour me préserver. Il me fallait du temps à moi aussi et si je ne l’utilisais pas à bon escient en le tenant éloigné, je pourrais au moins m’accorder un peu de répit tout en lui montrant que je n’étais pas sa chose.
Keiji n’était pas effrayant et je m’étais habituée à être suivie. Le plus difficile était de ne pas permettre à mon fils de prendre l’air. J’avais sensibilisé Hanna pour limiter leurs sorties, redoutant que les sous-fifres de Keiji ne soient là eux aussi.
Il me surveillait depuis chez moi jusqu’à mon travail puis du bureau à la maison, ainsi que lors de mes rendez-vous professionnels. Même si je le souhaitais, je savais que je ne pourrais pas le semer, attisant sa hardiesse si j’avais tenté de le faire.
Tout ce simulacre dura jusqu’à ce jour fatidique, où j’accompagnais Soo Hae pour choisir sa robe de mariée.
Nous nous étions donné rendez-vous à Ahyeondong, à proximité du quartier de Hongdae où nous avions mené de folles soirées dans les boîtes de nuit quelques années plus tôt. La rue était connue pour ses boutiques de mariées.
Comme toujours j’étais ponctuelle et je m’étonnais de la voir déjà agiter les bras en ma direction. Une première pour cette retardataire invétérée. J’accélérais le pas pour la saluer avant qu’elle ne heurte quelqu’un par ses gestes démesurés. Arrivée à sa hauteur, elle me chambra, clamant qu’elle m’attendait depuis plus d’un quart d’heure. Surprise, je lui demandais si nous nous n’étions pas compris sur l’heure où nous étions supposées nous retrouver. Elle répondit qu’elle était bien trop excitée et était donc arrivée en avance, avant de me brandir un papier un peu jauni et froissé sous le nez. Son enthousiasme faillit presque me faire oublier que Keiji me suivait à la trace tandis que j’avais perdu le fil de notre discussion.
― Tu te rappelles ça ? insista-t-elle en me tirant de mes pensées.
― Oui, on avait fait l’école buissonnière.
― Tu n’arrivais pas à te concentrer alors que j’essayais de t’aider pour tes cours de coréen. Tu étais en train de gribouiller sur ton cahier et j’ai été surprise de découvrir ton talent caché.
― Tu as gardé cette vieillerie ?
― Tu plaisantes ? Je suis tombée amoureuse de cette robe que tu avais dessinée.
― Je me rappelle que tu avais arraché la page de mon cahier alors même que derrière se trouvaient des notes que j’avais prises, regarde !
― Tu as toujours été passionnée par la mode, je m’étonne que tu aies privilégié des études de commerce.
― Soo Hae, c’est à moi de me flatter d’avoir une amie comme toi aux goûts très sûrs.
Imbues de nous-mêmes, nos visages se fendirent d’un sourire.
― Aujourd’hui il est temps de mettre à profit ton sens de l’esthétique. J’aimerais faire créer la robe que tu as crayonnée et il me faut ton avis pour les matières et la couleur. Tu veux bien ?
― Je suis étonnée de la valeur que tu portes à mon gribouillis, mais je serais honorée que tu portes ce que j’ai imaginé.
― J’ai pensé qu’en essayant certains modèles au préalable, on réussirait à savoir quels tissus utiliser. Alors partante ?
― La journée promet d’être longue.
― Ne t’en fais pas. Je n’ai pas l’intention de priver ton petit ange de sa maman. Et puis je crois que mon soldat n’apprécierait pas d’être délaissé.
― Tu n’as jamais éprouvé de difficulté à vivre avec un homme qui soit soldat ? Je veux dire…
Décidément, ces temps-ci, les mots franchissaient mes lèvres de façon déconcertante.
― Tu veux dire comment je peux vivre avec un homme qui peut disparaître à tout moment, ne plus jamais rentrer d’une mission et ôter des vies ?
Elle arquait un sourcil en glissant son bras sous le mien.
― Je suis désolée si ça te semble déplacé. Ne te sens pas obligée de répondre. C’était stupide de ma part.
― Jeanne, doucement. Ta réflexion est légitime et je vais te donner mon opinion. Si lors de son service, il est amené à tuer quelqu’un, je sais que c’est pour la bonne cause. On n’abat pas une personne par plaisir dans son métier, mais pour maintenir l’ordre lorsque la paix est menacée. Si on fait appel à Nate, c’est parce qu’on a besoin de gens comme lui pour assurer la sécurité des autres citoyens comme nous. Et s’il ne rentre pas, je serais anéantie, mais aussi soulagée de savoir qu’il a sauvé des vies en échange de la sienne. Nate est ce qu’il est. Sa personne ne se résume pas au fait qu’il soit militaire. Je l’aime inconditionnellement. C’est l’Homme de ma Vie.
― Oh c’est beau l’amour ! la taquinais-je.
― N’en rajoute pas… roula-t-elle les yeux.
― Je suis navrée. Lorsque vous vous êtes rencontrés, nous n’étions que des étudiants et je n’avais pas saisi ce que pouvait impliquer son choix de carrière.
― Tu n’as pas à l’être. J’ai le sentiment que ta question n’était pas anodine. Toi aussi le moment venu, tu m’en parleras. Et puis les uniformes c’est craquant. Mais trêve de jacasseries, nous avons du pain sur la planche. Tu as un rôle à tenir ma vieille !
― Vieille moi ? Depuis quand ? dis-je en rigolant.
― Tu n’as pas vu cette ride qui plisse juste là ? asséna-t-elle en pointant du bout de son index la commissure de mes lèvres lorsque je souriais.
― Et toi ? répliquais-je en désignant le coin de son œil.
― C’est le résultat du bonheur. Je rigole tout le temps. Tu devrais essayer ! me tira-t-elle la langue.
Nous pouffâmes de bon cœur.
Nous nous étions arrêtées devant l’une des boutiques à la devanture dorée. Le magasin était sobre et les vitrines parées de leurs robes de princesses.
― Après toi, lui indiquais-je en lui ouvrant la porte avec une révérence.
― Merci, me gratifia-t-elle avec un sourire béant.
― Pourquoi cette enseigne parmi les autres ?
― Rappelle-toi que je ne cherche pas mon style. D’ailleurs, ces robes bouffantes ne me mettraient pas à mon avantage. Je veux juste trouver les tissus et une couturière prête à me tailler ma robe pour un budget raisonnable. Et j’ai entendu dire que ce magasin revendait des pièces de haute couture déjà portées.
― Un magasin de seconde main pour te faire une idée… remarquais-je dubitative.
Après avoir échangé avec la vendeuse qui lui proposa quelques modèles, nous nous dirigeâmes vers la cabine d’essayage. Soo Hae se mit à virevolter en faisant un défilé dans les robes sélectionnées, tandis qu’assise sur le sofa rose poudré, je la regardais admirative.
― Alors quels tissus te semblent attrayants ?
― J’ai beaucoup aimé celui qu’utilise cette créatrice américaine au drôle de nom et dont les créations sont aussi éclectiques qu’uniques. Qu’en penses-tu ?
Les nuances de pastel cendré des voiles superposées conféraient au brocart le sentiment qu’une danseuse étoile était née. Accentuée par les pierres qui ornaient les bretelles et dévoilaient le dos nu élégant de mon amie. Soo Hae étincelait de joie. On aurait presque eu l’impression que sa fragilité exposée serait un atout qui lui permettrait de s’envoler.
― Je suis d’accord. Cette créatrice utilise des étoffes légères qui donnent une note poétique. Je pense réellement que tu seras une très belle mariée si on t’associe cet univers. Souhaites-tu respecter les codes traditionnels pour ton mariage ? Par exemple, avoir quelque chose d’ancien, de prêté, de bleu ?
― C’est un concept très occidental, j’y réfléchirais. Je veux que ma robe soit la pièce centrale qui déterminera mon thème. Même si j’ai déjà quelques idées.
La vendeuse était réapparue avec une robe de mariée exquise. Mais au lieu de la tendre à Soo Hae, c’est vers moi qu’elle se dirigea.
― Mademoiselle, pourquoi n’essaieriez-vous pas ce modèle ?
― C’est mon amie qui a le privilège de toutes les essayer aujourd’hui. C’est elle qui se marie.
― Pardonnez mon indiscrétion, mais j’insiste. C’est une pièce de haute couture de cette talentueuse créatrice à l’inspiration classique et contemporaine, qui crée elle-même manuellement avec de la broderie française.
― C’est vrai que c’est une pièce magnifique, imprégnée de féérie et de délicatesse.
Tu devrais l’essayer. Ne te fais pas prier, appuya Soo Hae, curieuse en me coulant un clin d’œil.
Je me levais en direction de la cabine pour enfiler la robe, me demandant pourquoi cette robe ne faisait pas partie de la sélection de la vendeuse à Soo Hae, un peu plus tôt.
Avant de sortir m’exposer aux regards de Soo Hae et de la vendeuse, je me contemplais dans le miroir, choquée par les émotions que porter cette robe venait d’éveiller en moi, entre pincement au cœur et émerveillement. Le reflet que je me renvoyais était celui d’une muse. La base de la robe qui épousait les courbes de mes épaules à mes cuisses avant de filer en cascade, était surmontée d’une broderie blanche, fluide orné de fleurs apportant une touche romantique. Elle donnait l’impression que ma peau était nue en dessous et que je me muais en nymphe.
Je revoyais ma copie, cette boutique de seconde main recelait de véritables trésors. Les robes qu’avaient essayées Soo Hae et celle que je portais étaient enchanteresses.
Lorsqu’enfin je tirais prudemment le rideau, Soo Hae semblait ébahie et la vendeuse satisfaite. J’avançais timide et en relevant la tête ; j’aperçus Keiji derrière la vitrine. Le schéma se dressa rapidement dans ma tête, c’était une machination. Il était clair que la vendeuse ne m’avait proposée cette robe qu’à la demande de Keiji. Lui seul aurait su trouver avec autant de justesse un vêtement aussi divin. Triste écho de la traque qui nous imageait tant à l’instar de la nymphe fuyant son admirateur dans la mythologie grecque. Je me demandais comment j’avais pu oublier sa présence après deux heures passées dans ce magasin.
Nous nous fixâmes, séparés par la glace un bon moment avant qu’il ne tourne les talons tandis que Soo Hae claquait des doigts pour me ramener à la réalité. Sans qu’elle ne puisse comprendre, je me précipitais hors du magasin à la poursuite de Keiji. Je le rattrapais par le bras, mordue par la fraîcheur extérieure.
― Pourquoi ? le questionnais-je sous les yeux ahuris des passants.
Il était déjà en train de retirer sa veste pour me la passer sur les épaules.
― Ton amie t’attend, m’indiqua-t-il en regardant par-delà mon épaule en direction du magasin que je venais de quitter comme une voleuse.
― Jeanne ? m’interpelait au loin Soo Hae.
― Nous en reparlerons plus tard. Va la rejoindre.
Je le retenais fermement et le tirais vers la boutique. Son acte avait été réfléchi. Il ne se défilerait pas. Ce serait trop facile de le laisser s’éclipser comme si rien n’était arrivé.
― Soo Hae, je te présente Keiji. Le père de Caleb, annonçais-je sans cérémonie.
Elle mit du temps à se ressaisir et à lui tendre sa main pour le saluer. La vendeuse n’était pas non plus insensible. Il était ce genre d’homme qui vous laissait sans voix à la fois effrayant, charmeur et charismatique. Ma sœur et ma mère m’avaient une fois confié après l’avoir rencontré, qu’il était bel homme et qu’il émanait de lui une domination sauvage, bien que maîtrisée.
― Bonjour. Je ne savais pas que vous aviez prévu de nous rejoindre Jeanne et moi.
― Ce n’était pas le cas, rassurais-je mon amie.
― Je suis de passage à Séoul et j’ai voulu faire une surprise à Jeanne, couvrit Keiji.
― Jeanne, nous pouvons reporter notre séance shopping. D’ailleurs, nous avons terminé les essayages.
― Mais il nous reste encore les détails à aborder pour le croquis, dis-je en essayant de lui communiquer un appel au secours avec mon regard insistant.
― Oui c’est vrai. L’histoire de quelques minutes peut-être ? dit-elle à l’attention de Keiji pour me sortir brièvement de cette impasse.
― Je comprends. Je vous attendrai si vous me le permettez.
― Soo Hae, nous devons aussi voir d’autres détails… insistais-je en lui donnant un léger coup de coude.
― Non, nous pourrons voir ça ultérieurement. Cette première séance m’a épuisée. C’est convenu alors ? Vous nous attendrez ?
― Évidemment.
Je souriais en guise de réponse avant de traiter Soo Hae de traîtresse tandis que nous retournions à la boutique.
― Jeanne, je ne sais pas ce qui se passe, mais ça me semble croustillant. Je ne t’aiderai pas à te défiler face à un si bel homme. Je comprends mieux pourquoi je suis raide dingue de Caleb et pourquoi tu nous as caché ce magnifique spécimen. Peur de la concurrence ? me charia-t-elle.
Comme toujours, son sens de l’humour affûté prévalait et nous rentrâmes dans la boutique en riant aux éclats pour parler chiffons. La vendeuse contacta la chef d’atelier lorsque nous lui avions montré le croquis. Avec la couturière, nous avions défini que la robe bustier en gaze ou en organdi, devait épouser les courbes de Soo Hae jusqu’à la ceinture, avant de tomber au sol avec une coupe plus fluide qui prolongerait comme un voile. Ce dernier item devait être la pièce maîtresse de la robe, en dentelle de calais ou en brocart à la façon d’un
obi japonais, mais avec un nœud plus imposant à l’arrière ou un plus petit en soie devant, là où le bustier se croisait comme un cache-cœur en écho au hanbok. Le fond de la robe serait d’un pastel cendré ou champagne. Il fallait à Soo Hae, un vêtement simple et chic avec une connotation asiatique.
Pour le reste, Soo Hae m’assura pouvoir se débrouiller seule et à nouveau nous prenions note de notre prochaine rencontre dans nos agendas respectifs. Elle semblait alerte et ne manquerait pas de me questionner à ce moment-là.
***
Hésitante, je quittais le magasin. Si je ne m’étais pas précipitée dehors plus tôt, Keiji n’aurait pas obtenu ce qu’il souhaitait.
― Ta manœuvre a fonctionné à la perfection, lui dis-je en arrivant à sa hauteur.
― Je préférais la vision de tout à l’heure. Tu étais divine dans cette robe, éluda-t-il.
Je m’éloignais, furieuse de toujours tourner en rond avec lui.
― Attends Jeanne ! m’interpela-t-il en me rattrapant par le bras.
― Qu’est-ce que tu veux à la fin ?
― Toi.
― J’étais tout entière à toi. Avant la naissance de Caleb. À Macao. Et rien !
― Laisse-moi une chance.
― Ne la gâche pas, c’est ta dernière chance de t’expliquer.
― Pas ici, au milieu de la rue.
― Où alors ?
― Chez toi. J’ai besoin de voir notre fils.
― Hors de question.
― S’il te plaît, Jeanne.
― Sinon tu oserais me menacer de m’enlever Caleb ?
― Jamais une idée pareille ne me viendrait à l’esprit.
― Alors pourquoi insister à parasiter mon intimité ?
― C’est comme ça que tu me vois aujourd’hui ?
― Tu as passé ces derniers jours à me suivre. C’est d’ailleurs le cas depuis que l’on se connaît et aujourd’hui plus particulièrement, je le vis mal.
― Après tout ce qui s’est passé, je te comprends Jeanne. Crois-moi. Et je sais que quoi que je dise ou que je fasse, rien ne pourra me racheter. Pourtant Caleb et toi êtes tout pour moi.
― Tu t’attendais à quoi ? fulminais-je.
Les gens autour de nous commençaient à nous regarder. Agacée, j’accélérais le pas, avant qu’il ne me devance et ne me serre très fort dans ses bras. Je luttais pour que les digues ne cèdent pas à nouveau.
― D’accord, allons chez moi, finis-je par concéder.
Keiji serait toujours victorieux de ces batailles et je me demandais si c’était cela l’amour ? De toujours pardonner. Souvent j’entendais mes parents dire que leur couple avait survécu parce qu’au lieu d’abandonner, ils réparaient. Incrédule, je marchais dans leurs traces, car malgré moi, je laissais toujours à Keiji l’opportunité de se racheter même si nos prises de bec devenaient de plus en plus rudes.
- Fin du chapitre -
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Après une nuit d’un sommeil profond, j’attaquais ma journée à arpenter Gangnam pour divers rendez-vous, croisant Monsieur Song lors de ma visite dans le Flagship que nous avions ouvert dans le quartier.
― Mademoiselle Blanchet, quel plaisir de vous revoir.
― Monsieur Song, saluais-je poliment.
― Puis-je vous inviter à prendre un café ?
Voyant ma réticence, il insista et promit ne vouloir parler qu’affaires, car il n’était pas venu au magasin par hasard. On l’avait informé de ma mission à Séoul et il souhaitait nous appuyer dans nos projets qu’il estimait être d’envergure florissante.
― Pourquoi pas ? J’ai bien un peu de temps avant de retourner au bureau, acceptais-je, après un bref calcul. L’ayant déjà vu à l’œuvre, je savais qu’il était compétent et nous ferait bénéficier des ficelles de son milieu qui pourraient nous être utiles.
Les cafés ne manquaient pas à Séoul et Monsieur Song avait opté pour l’un des cafés les plus connus de la ville, parce qu’il était détenu par un célèbre acteur sud-coréen.
― J’ai appelé votre bureau et on m’a répondu que je vous rencontrerai probablement en magasin. Je n’ai jamais douté que vous étiez une femme épanouie dans ce travail, pour lequel je vous assure, vous êtes taillée.
― Merci du compliment.
― Avec vous, je n’ai jamais été avare en compliments et je regrette n’avoir pas eu la chance de vous en offrir davantage. Mais l’histoire est passée maintenant.
― Vous m’avez assuré vouloir parler affaires, je me trompe ?
L’homme n’avait pas perdu de son attrait, charmeur comme toujours.
― Toujours avec tant d’acuité, constata-t-il.
Je lui souriais en guise de réponse puisqu’il avait compris que je recentrais notre échange sur le terrain professionnel. J’étais émotionnellement fragile. Laisser un homme s’approcher de trop près était risquait en ce moment. Keiji était loin. Dans mes moments de solitude, je pensais parfois à ce que pourrait être ma vie si mes choix étaient moins téméraires ? S’ils étaient plus conformes à une vie ordinaire ?
Monsieur Song m’informa des détails de ce qu’il avait entendu et avança des idées pertinentes pour développer l’enseigne du couple Pravesh. Il était prêt à m’aider à entrer en relation avec les agents des stars de la Hallyu afin de promouvoir l’offre, me donnant même quelques pistes chiffrées de l’influence de certaines d’entre elles au titre de prescripteur.
La discussion était passionnée et enrichissante. Je savais qu’il serait néanmoins impitoyable lorsque nous négocierions sa rémunération. Notre entretien s’était donc terminé sur un rendez-vous à prendre pour discuter des formalités via une vidéoconférence avec Hong Kong.
Demeurer professionnelle était ma bouée de sauvetage. Parler des précisions d’un projet m’apportait la sérénité dont j’avais besoin pour ne pas m’effondrer.
***
Dans l’ascenseur qui me menait au bureau, je me remémorais les raisons qui m’avaient poussée à l’éconduire. Hormis la rencontre avec Keiji, je constatais avec ironie que j’avais refusée être tributaire de l’environnement de Monsieur Song ; or, je l’étais devenue de celui de Keiji. Je m’étais perçue comme une jeune femme indépendante et carriériste au point de ne pas vouloir subir le joug d’un homme et de son contexte dans ma vie. La belle erreur. Le karma en avait décidé autrement. Après tant de déboires avec Keiji, j’aurais dû mettre un terme à notre relation déconcertante, consciente que les hommes ne manquaient pas autour de moi, mais j’en avais été incapable. Je me demandais ce qu’il me restait de ma dignité.
En pénétrant dans les locaux, mon assistante marchait sur les charbons ardents en ma direction. Son attitude m’étonna.
― Jeanne, n’as-tu pas reçu mes messages ?
― Non.
― J’ai tenté de te joindre même à la boutique, ils m’ont dit que tu étais partie avec Monsieur Song.
― Que se passe-t-il ?
― Il y a un homme dans ton bureau qui souhaite te voir.
― Nous étions clairs qu’en mon absence…
― Je sais. Crois-moi, j’ai fait mon possible, mais il a… se justifia-t-elle terriblement ennuyée.
― Qui aurait assez d’audace pour outrepasser mon assistante ! m’écriais-je agacée, en me dirigeant d’un pas élancé vers mon bureau.
Tandis que je déverrouillais la poignée de la porte, prête à bondir sur l’intrus, quelque chose m’interpela. Mon odorat ne me trompait pas. Mon cœur cognait très fort dans ma poitrine avant qu’un étau ne l’enserre Keiji. Il était assis, seul me tournant le dos. Son éternelle chemise noire, ses cheveux savamment stylisés, son calme apparent, tout indiquait qu’il était bien là, mais il semblait irréel dans mon bureau devenu soudainement trop petit. Le mouvement de ses épaules en réaction à sa respiration me révélait qu’il savait que je l’observais, confuse. Je pondérais l’attitude exaspérée que j’avais eue quelques secondes plutôt, tandis que je le contournais pour m’asseoir à mon siège et lui faire face sans oser le regarder, le cœur et le cerveau comprimés. Je me sentais comme un automate.
― Tu es arrivé quand ?
― En fin de matinée. J’ai pris le premier vol disponible depuis Hong Kong.
― Pourquoi ?
― Ton message d’hier soir.
― Ce n’est pas ton genre…
Je rougissais à présent entre joie et colère.
― J’ai réfléchi. Je ne commettrai pas deux fois la même erreur. Si tu veux être rassurée, c’est à moi d’agir. En l’occurrence, les messages ne suffisaient plus. Tu as tenu bien plus longtemps que je ne l’aurais cru.
― C’était un test ? Si c’est le cas, c’était de mauvais goût.
― Non ce n’en était pas un. Je réalise juste que ta force de caractère ne cessera jamais de me surprendre.
― Tu t’attendais à quoi ? lui demandais-je en relevant enfin mes yeux sur lui.
― Pour commencer, à un accueil plus chaleureux.
― Tu te fiches de moi ? Tu n’as communiqué avec moi que par message ces trois derniers mois. Tu t’es contenté de me laisser à notre retour de Macao, sans explications, et ce pendant deux semaines.
― Je n’ai pas voulu te déranger dans tes préparatifs pour ton départ à Séoul.
― Tu n’as même pas pris la peine de nous accompagner à l’aéroport ton fils et moi.
― Les évènements ne me le permettaient pas.
― Les évènements, comme tu le dis si bien, ne te permettront jamais d’être disponible pour nous. Je croyais qu’on en avait fini avec tout ça.
Nos regards s’étaient accrochés et la tension était palpable.
― Je sais ce que tu attends de moi.
― Ah ! Vraiment ?
― Tu voudrais que mon milieu s’efface.
― Nuance, je voudrais que tu quittes ton milieu.
― En quoi est-ce si important ?
― C’est dangereux. Ce qui nous est arrivé ne t’atteint donc pas ?
― Bien au contraire.
― Alors, pourquoi persister ?
― C’est impossible.
― Donne-moi de vraies raisons.
― C’est le seul moyen pour moi de garantir votre sécurité malgré ce qui s’est passé.
― C’est contradictoire.
― Non. Vous êtes en danger parce que vous faites partie de ma vie. Si les choses avaient été différentes… si je n’avais pas été un mafieux, vous n’auriez connu aucun péril. Malheureusement ce n’est pas le cas et ma position actuelle me permet de m’assurer au mieux que rien ne vous arrive d’autre.
― Ce sujet ne nous a jamais menés à un accord.
― En effet.
― Alors que veux-tu ?
Je luttais pour garder un ton maîtrisé malgré l’attraction qui emplissait la pièce et l’adrénaline qui coulait dans mes veines.
― Du temps.
― Pourquoi faire ?
― Je ne renoncerai pas à mon cercle, car il définit aussi celui que je suis. Mais je ne renoncerai pas non plus à toi et à Caleb.
― Même si je ne te laissais pas le choix ?
― Il n’y a pas à choisir. Le cercle et vous êtes ce dont j’ai besoin et m’échine à garder envers et contre tous.
― Alors je vais trancher pour toi.
― Que veux-tu dire ?
― Je veux que tu sortes de nos vies à Caleb et à moi.
Ces mots venaient de franchir mes lèvres sans conviction.
― Tu dis ça parce que tu es furieuse.
― Oui je le suis et je suis épuisée d’être aussi dépendante de toi.
― Ne fais pas ça.
― C’est un choix que tu refuses de faire, mais c’est une décision que je suis en mesure de prendre.
― Jeanne, s’il te plaît, écoute-moi. Ne gâche pas tout. Je suis à Séoul pour quelques jours. Je t’attendrais chez toi et nous en discuterons ce soir.
― Il est hors de question que tu patientes chez moi. Tu t’immisces dans mon intimité sans mon consentement.
― J’ai le droit de voir mon fils.
― Ne joue pas sur la corde sensible. Si tu t’intéressais un minimum à Caleb, nous n’aurions pas cet échange. Tu avais promis que les choses changeraient.
― Il vaut mieux pour nous de reprendre cette discussion ce soir.
Je me levais brusquement pour lui indiquer la sortie sans prendre la peine de répondre ni de le saluer. J’appelais Hanna, lui indiquant expressément de n’ouvrir ni ne répondre à quiconque se présenterait chez nous. Mon cœur venait d’être torpillé. Certes, j’étais celle qui venait de suggérer qu’il disparaisse de ma vie, une sentence que je m’infligeais par peur de souffrir davantage de ses allées et venues dans mon existence. Pourtant je devais reconnaître que mon amour pour lui était obsessionnel, au point de ne plus savoir ce que je voulais réellement. Je nageais en pleine confusion.
***
J’avais passé mon début d’après-midi dans un état second, enchaînant les erreurs. Ce qui n’enleva rien à mon irritation, bien au contraire. Je ne voulais pas altérer mon jugement par pur amour-propre, du moins le peu qu’il me restait. Je savais qu’en rentrant, il serait là, n’en faisant qu’à sa tête et je que n’y échapperais pas.
― Annule tous mes rendez-vous pour le reste de la journée ! Je reste joignable par mail et en cas d’urgence envoies-moi un texto ! ordonnais-je à mon assistante, qui me regardait éberluée, tandis que je tapotais avec insistance sur le bouton de l’ascenseur.
Je devais évacuer ce trop-plein émotionnel et j’avais décrété que le sport m’y aiderait. C’est donc à la salle de fitness que je vidais sueur et rancœur. Mes écouteurs diffusaient une compilation remixée des plus grandes musiques de film, au volume maximum dans mes tympans.
À la fin de la séance, je m’étais mise à pleurer à chaudes larmes sous le jet d’eau au milieu des visages curieux des Coréennes présentes dans la douche commune. J’avais mis du temps à dévoiler mon corps ainsi et je venais de franchir une étape nouvelle en exposant ainsi ma fragilité. En sortant, l’une d’elles me tendit un paquet de mouchoirs sur lequel étaient imprimés des personnages coréens d’animation pour enfant, ce qui eut le don de m’arracher un sourire timide. Ce signe anodin prit une valeur d’encouragement qui tombait à pic.
C’est donc sereine que je rentrais chez moi, après trois bonnes heures d’efforts et je ne fus pas surprise de trouver Keiji adossé à l’entrée du parking de mon immeuble. À peine ma voiture stationnée qu’il était déjà en train de m’ouvrir la porte. Je m’extirpais sans difficulté du véhicule et filais vers l’ascenseur, espérant pouvoir le semer.
― Tu comptes vraiment jouer à ce jeu-là ? m’asséna-t-il en me rattrapant par le poignet avant de me tirer et de me plaquer contre un mur.
Je tentais de fuir et me détourner de lui, mais il posa ses mains de part et d’autre de mon visage contre le mur pour me retenir prisonnière et m’obliger à lui faire face tandis que je restais interdite.
― Je n’ai pas fait le déplacement depuis Hong Kong pour te voir agir comme une gamine. La femme que j’aime vaut mieux que ça. C’est une adulte.
Murée dans mon silence, je le voyais se décomposer à mesure que les secondes s’égrenaient.
― Jeanne ! Parle-moi, je t’en prie !
Comme je ne disais rien, il se mit lentement à glisser le long de moi pour n’être plus qu’agenouillé devant moi.
― Dis quelque chose… laissa-t-il mourir sa voix habituellement si assurée.
― Je ne plaisantais pas aujourd’hui. Je t’ai posé un ultimatum parce que j’en ai assez que tu agisses à ta guise en entrant et en sortant de ma vie. Caleb a besoin d’un père qui soit présent et moi j’ai besoin d’un homme qui ne soit pas aux abonnés absents, dis-je sur un ton vindicatif.
― Tu sais que c’est faux. Que je suis là si besoin.
― C’est justement ça le problème. J’ai besoin de toi tout le temps. Je ne veux pas d’un temps partiel. D’ailleurs ce n’en est même pas un, c’est moins que ça. Maintenant, laisse-moi rentrer chez moi.
― Je ne partirais pas. J’attendrais le temps qu’il faudra.
Je me faufilais déjà dans l’ascenseur, profitant de son inattention au moment où des gens arrivaient.
Après avoir retrouvé la chaleur de mon foyer et serré très fort mon fils dans mes bras, je scrutais en bas de l’immeuble, où j’aperçus Keiji se frottant les mains dans la fraîcheur de la nuit. J’appréhendais la suite, car je savais pertinemment qu’il ne s’en irait pas. Il était inhabituel de le voir aussi agité et troublé. Je menais un débat intérieur tantôt convaincu qu’il faille mettre un terme à tous nos drames, tantôt persuadée que tout finirait par s’arranger. Je me sentais condamnée à remplir d’eau un seau percé.
Refusant de manger, le ventre noué au grand dam de l’employée de maison qui comme toujours prenait si bien soin de nous, je ne pus fermer l’œil de la nuit. Je le regardais faire les cent pas en bas de chez moi en me sermonnant d’être arrivée à cette impasse par mon seul entêtement.
***
Les jours suivants, Keiji était l’ombre qui me suivait partout même s’il gardait ses distances. Il avait compris qu’il ne devait pas transgresser la loi tacite que j’avais instaurée pour me préserver. Il me fallait du temps à moi aussi et si je ne l’utilisais pas à bon escient en le tenant éloigné, je pourrais au moins m’accorder un peu de répit tout en lui montrant que je n’étais pas sa chose.
Keiji n’était pas effrayant et je m’étais habituée à être suivie. Le plus difficile était de ne pas permettre à mon fils de prendre l’air. J’avais sensibilisé Hanna pour limiter leurs sorties, redoutant que les sous-fifres de Keiji ne soient là eux aussi.
Il me surveillait depuis chez moi jusqu’à mon travail puis du bureau à la maison, ainsi que lors de mes rendez-vous professionnels. Même si je le souhaitais, je savais que je ne pourrais pas le semer, attisant sa hardiesse si j’avais tenté de le faire.
Tout ce simulacre dura jusqu’à ce jour fatidique, où j’accompagnais Soo Hae pour choisir sa robe de mariée.
Nous nous étions donné rendez-vous à Ahyeondong, à proximité du quartier de Hongdae où nous avions mené de folles soirées dans les boîtes de nuit quelques années plus tôt. La rue était connue pour ses boutiques de mariées.
Comme toujours j’étais ponctuelle et je m’étonnais de la voir déjà agiter les bras en ma direction. Une première pour cette retardataire invétérée. J’accélérais le pas pour la saluer avant qu’elle ne heurte quelqu’un par ses gestes démesurés. Arrivée à sa hauteur, elle me chambra, clamant qu’elle m’attendait depuis plus d’un quart d’heure. Surprise, je lui demandais si nous nous n’étions pas compris sur l’heure où nous étions supposées nous retrouver. Elle répondit qu’elle était bien trop excitée et était donc arrivée en avance, avant de me brandir un papier un peu jauni et froissé sous le nez. Son enthousiasme faillit presque me faire oublier que Keiji me suivait à la trace tandis que j’avais perdu le fil de notre discussion.
― Tu te rappelles ça ? insista-t-elle en me tirant de mes pensées.
― Oui, on avait fait l’école buissonnière.
― Tu n’arrivais pas à te concentrer alors que j’essayais de t’aider pour tes cours de coréen. Tu étais en train de gribouiller sur ton cahier et j’ai été surprise de découvrir ton talent caché.
― Tu as gardé cette vieillerie ?
― Tu plaisantes ? Je suis tombée amoureuse de cette robe que tu avais dessinée.
― Je me rappelle que tu avais arraché la page de mon cahier alors même que derrière se trouvaient des notes que j’avais prises, regarde !
― Tu as toujours été passionnée par la mode, je m’étonne que tu aies privilégié des études de commerce.
― Soo Hae, c’est à moi de me flatter d’avoir une amie comme toi aux goûts très sûrs.
Imbues de nous-mêmes, nos visages se fendirent d’un sourire.
― Aujourd’hui il est temps de mettre à profit ton sens de l’esthétique. J’aimerais faire créer la robe que tu as crayonnée et il me faut ton avis pour les matières et la couleur. Tu veux bien ?
― Je suis étonnée de la valeur que tu portes à mon gribouillis, mais je serais honorée que tu portes ce que j’ai imaginé.
― J’ai pensé qu’en essayant certains modèles au préalable, on réussirait à savoir quels tissus utiliser. Alors partante ?
― La journée promet d’être longue.
― Ne t’en fais pas. Je n’ai pas l’intention de priver ton petit ange de sa maman. Et puis je crois que mon soldat n’apprécierait pas d’être délaissé.
― Tu n’as jamais éprouvé de difficulté à vivre avec un homme qui soit soldat ? Je veux dire…
Décidément, ces temps-ci, les mots franchissaient mes lèvres de façon déconcertante.
― Tu veux dire comment je peux vivre avec un homme qui peut disparaître à tout moment, ne plus jamais rentrer d’une mission et ôter des vies ?
Elle arquait un sourcil en glissant son bras sous le mien.
― Je suis désolée si ça te semble déplacé. Ne te sens pas obligée de répondre. C’était stupide de ma part.
― Jeanne, doucement. Ta réflexion est légitime et je vais te donner mon opinion. Si lors de son service, il est amené à tuer quelqu’un, je sais que c’est pour la bonne cause. On n’abat pas une personne par plaisir dans son métier, mais pour maintenir l’ordre lorsque la paix est menacée. Si on fait appel à Nate, c’est parce qu’on a besoin de gens comme lui pour assurer la sécurité des autres citoyens comme nous. Et s’il ne rentre pas, je serais anéantie, mais aussi soulagée de savoir qu’il a sauvé des vies en échange de la sienne. Nate est ce qu’il est. Sa personne ne se résume pas au fait qu’il soit militaire. Je l’aime inconditionnellement. C’est l’Homme de ma Vie.
― Oh c’est beau l’amour ! la taquinais-je.
― N’en rajoute pas… roula-t-elle les yeux.
― Je suis navrée. Lorsque vous vous êtes rencontrés, nous n’étions que des étudiants et je n’avais pas saisi ce que pouvait impliquer son choix de carrière.
― Tu n’as pas à l’être. J’ai le sentiment que ta question n’était pas anodine. Toi aussi le moment venu, tu m’en parleras. Et puis les uniformes c’est craquant. Mais trêve de jacasseries, nous avons du pain sur la planche. Tu as un rôle à tenir ma vieille !
― Vieille moi ? Depuis quand ? dis-je en rigolant.
― Tu n’as pas vu cette ride qui plisse juste là ? asséna-t-elle en pointant du bout de son index la commissure de mes lèvres lorsque je souriais.
― Et toi ? répliquais-je en désignant le coin de son œil.
― C’est le résultat du bonheur. Je rigole tout le temps. Tu devrais essayer ! me tira-t-elle la langue.
Nous pouffâmes de bon cœur.
Nous nous étions arrêtées devant l’une des boutiques à la devanture dorée. Le magasin était sobre et les vitrines parées de leurs robes de princesses.
― Après toi, lui indiquais-je en lui ouvrant la porte avec une révérence.
― Merci, me gratifia-t-elle avec un sourire béant.
― Pourquoi cette enseigne parmi les autres ?
― Rappelle-toi que je ne cherche pas mon style. D’ailleurs, ces robes bouffantes ne me mettraient pas à mon avantage. Je veux juste trouver les tissus et une couturière prête à me tailler ma robe pour un budget raisonnable. Et j’ai entendu dire que ce magasin revendait des pièces de haute couture déjà portées.
― Un magasin de seconde main pour te faire une idée… remarquais-je dubitative.
Après avoir échangé avec la vendeuse qui lui proposa quelques modèles, nous nous dirigeâmes vers la cabine d’essayage. Soo Hae se mit à virevolter en faisant un défilé dans les robes sélectionnées, tandis qu’assise sur le sofa rose poudré, je la regardais admirative.
― Alors quels tissus te semblent attrayants ?
― J’ai beaucoup aimé celui qu’utilise cette créatrice américaine au drôle de nom et dont les créations sont aussi éclectiques qu’uniques. Qu’en penses-tu ?
Les nuances de pastel cendré des voiles superposées conféraient au brocart le sentiment qu’une danseuse étoile était née. Accentuée par les pierres qui ornaient les bretelles et dévoilaient le dos nu élégant de mon amie. Soo Hae étincelait de joie. On aurait presque eu l’impression que sa fragilité exposée serait un atout qui lui permettrait de s’envoler.
― Je suis d’accord. Cette créatrice utilise des étoffes légères qui donnent une note poétique. Je pense réellement que tu seras une très belle mariée si on t’associe cet univers. Souhaites-tu respecter les codes traditionnels pour ton mariage ? Par exemple, avoir quelque chose d’ancien, de prêté, de bleu ?
― C’est un concept très occidental, j’y réfléchirais. Je veux que ma robe soit la pièce centrale qui déterminera mon thème. Même si j’ai déjà quelques idées.
La vendeuse était réapparue avec une robe de mariée exquise. Mais au lieu de la tendre à Soo Hae, c’est vers moi qu’elle se dirigea.
― Mademoiselle, pourquoi n’essaieriez-vous pas ce modèle ?
― C’est mon amie qui a le privilège de toutes les essayer aujourd’hui. C’est elle qui se marie.
― Pardonnez mon indiscrétion, mais j’insiste. C’est une pièce de haute couture de cette talentueuse créatrice à l’inspiration classique et contemporaine, qui crée elle-même manuellement avec de la broderie française.
― C’est vrai que c’est une pièce magnifique, imprégnée de féérie et de délicatesse.
Tu devrais l’essayer. Ne te fais pas prier, appuya Soo Hae, curieuse en me coulant un clin d’œil.
Je me levais en direction de la cabine pour enfiler la robe, me demandant pourquoi cette robe ne faisait pas partie de la sélection de la vendeuse à Soo Hae, un peu plus tôt.
Avant de sortir m’exposer aux regards de Soo Hae et de la vendeuse, je me contemplais dans le miroir, choquée par les émotions que porter cette robe venait d’éveiller en moi, entre pincement au cœur et émerveillement. Le reflet que je me renvoyais était celui d’une muse. La base de la robe qui épousait les courbes de mes épaules à mes cuisses avant de filer en cascade, était surmontée d’une broderie blanche, fluide orné de fleurs apportant une touche romantique. Elle donnait l’impression que ma peau était nue en dessous et que je me muais en nymphe.
Je revoyais ma copie, cette boutique de seconde main recelait de véritables trésors. Les robes qu’avaient essayées Soo Hae et celle que je portais étaient enchanteresses.
Lorsqu’enfin je tirais prudemment le rideau, Soo Hae semblait ébahie et la vendeuse satisfaite. J’avançais timide et en relevant la tête ; j’aperçus Keiji derrière la vitrine. Le schéma se dressa rapidement dans ma tête, c’était une machination. Il était clair que la vendeuse ne m’avait proposée cette robe qu’à la demande de Keiji. Lui seul aurait su trouver avec autant de justesse un vêtement aussi divin. Triste écho de la traque qui nous imageait tant à l’instar de la nymphe fuyant son admirateur dans la mythologie grecque. Je me demandais comment j’avais pu oublier sa présence après deux heures passées dans ce magasin.
Nous nous fixâmes, séparés par la glace un bon moment avant qu’il ne tourne les talons tandis que Soo Hae claquait des doigts pour me ramener à la réalité. Sans qu’elle ne puisse comprendre, je me précipitais hors du magasin à la poursuite de Keiji. Je le rattrapais par le bras, mordue par la fraîcheur extérieure.
― Pourquoi ? le questionnais-je sous les yeux ahuris des passants.
Il était déjà en train de retirer sa veste pour me la passer sur les épaules.
― Ton amie t’attend, m’indiqua-t-il en regardant par-delà mon épaule en direction du magasin que je venais de quitter comme une voleuse.
― Jeanne ? m’interpelait au loin Soo Hae.
― Nous en reparlerons plus tard. Va la rejoindre.
Je le retenais fermement et le tirais vers la boutique. Son acte avait été réfléchi. Il ne se défilerait pas. Ce serait trop facile de le laisser s’éclipser comme si rien n’était arrivé.
― Soo Hae, je te présente Keiji. Le père de Caleb, annonçais-je sans cérémonie.
Elle mit du temps à se ressaisir et à lui tendre sa main pour le saluer. La vendeuse n’était pas non plus insensible. Il était ce genre d’homme qui vous laissait sans voix à la fois effrayant, charmeur et charismatique. Ma sœur et ma mère m’avaient une fois confié après l’avoir rencontré, qu’il était bel homme et qu’il émanait de lui une domination sauvage, bien que maîtrisée.
― Bonjour. Je ne savais pas que vous aviez prévu de nous rejoindre Jeanne et moi.
― Ce n’était pas le cas, rassurais-je mon amie.
― Je suis de passage à Séoul et j’ai voulu faire une surprise à Jeanne, couvrit Keiji.
― Jeanne, nous pouvons reporter notre séance shopping. D’ailleurs, nous avons terminé les essayages.
― Mais il nous reste encore les détails à aborder pour le croquis, dis-je en essayant de lui communiquer un appel au secours avec mon regard insistant.
― Oui c’est vrai. L’histoire de quelques minutes peut-être ? dit-elle à l’attention de Keiji pour me sortir brièvement de cette impasse.
― Je comprends. Je vous attendrai si vous me le permettez.
― Soo Hae, nous devons aussi voir d’autres détails… insistais-je en lui donnant un léger coup de coude.
― Non, nous pourrons voir ça ultérieurement. Cette première séance m’a épuisée. C’est convenu alors ? Vous nous attendrez ?
― Évidemment.
Je souriais en guise de réponse avant de traiter Soo Hae de traîtresse tandis que nous retournions à la boutique.
― Jeanne, je ne sais pas ce qui se passe, mais ça me semble croustillant. Je ne t’aiderai pas à te défiler face à un si bel homme. Je comprends mieux pourquoi je suis raide dingue de Caleb et pourquoi tu nous as caché ce magnifique spécimen. Peur de la concurrence ? me charia-t-elle.
Comme toujours, son sens de l’humour affûté prévalait et nous rentrâmes dans la boutique en riant aux éclats pour parler chiffons. La vendeuse contacta la chef d’atelier lorsque nous lui avions montré le croquis. Avec la couturière, nous avions défini que la robe bustier en gaze ou en organdi, devait épouser les courbes de Soo Hae jusqu’à la ceinture, avant de tomber au sol avec une coupe plus fluide qui prolongerait comme un voile. Ce dernier item devait être la pièce maîtresse de la robe, en dentelle de calais ou en brocart à la façon d’un
obi japonais, mais avec un nœud plus imposant à l’arrière ou un plus petit en soie devant, là où le bustier se croisait comme un cache-cœur en écho au hanbok. Le fond de la robe serait d’un pastel cendré ou champagne. Il fallait à Soo Hae, un vêtement simple et chic avec une connotation asiatique.
Pour le reste, Soo Hae m’assura pouvoir se débrouiller seule et à nouveau nous prenions note de notre prochaine rencontre dans nos agendas respectifs. Elle semblait alerte et ne manquerait pas de me questionner à ce moment-là.
***
Hésitante, je quittais le magasin. Si je ne m’étais pas précipitée dehors plus tôt, Keiji n’aurait pas obtenu ce qu’il souhaitait.
― Ta manœuvre a fonctionné à la perfection, lui dis-je en arrivant à sa hauteur.
― Je préférais la vision de tout à l’heure. Tu étais divine dans cette robe, éluda-t-il.
Je m’éloignais, furieuse de toujours tourner en rond avec lui.
― Attends Jeanne ! m’interpela-t-il en me rattrapant par le bras.
― Qu’est-ce que tu veux à la fin ?
― Toi.
― J’étais tout entière à toi. Avant la naissance de Caleb. À Macao. Et rien !
― Laisse-moi une chance.
― Ne la gâche pas, c’est ta dernière chance de t’expliquer.
― Pas ici, au milieu de la rue.
― Où alors ?
― Chez toi. J’ai besoin de voir notre fils.
― Hors de question.
― S’il te plaît, Jeanne.
― Sinon tu oserais me menacer de m’enlever Caleb ?
― Jamais une idée pareille ne me viendrait à l’esprit.
― Alors pourquoi insister à parasiter mon intimité ?
― C’est comme ça que tu me vois aujourd’hui ?
― Tu as passé ces derniers jours à me suivre. C’est d’ailleurs le cas depuis que l’on se connaît et aujourd’hui plus particulièrement, je le vis mal.
― Après tout ce qui s’est passé, je te comprends Jeanne. Crois-moi. Et je sais que quoi que je dise ou que je fasse, rien ne pourra me racheter. Pourtant Caleb et toi êtes tout pour moi.
― Tu t’attendais à quoi ? fulminais-je.
Les gens autour de nous commençaient à nous regarder. Agacée, j’accélérais le pas, avant qu’il ne me devance et ne me serre très fort dans ses bras. Je luttais pour que les digues ne cèdent pas à nouveau.
― D’accord, allons chez moi, finis-je par concéder.
Keiji serait toujours victorieux de ces batailles et je me demandais si c’était cela l’amour ? De toujours pardonner. Souvent j’entendais mes parents dire que leur couple avait survécu parce qu’au lieu d’abandonner, ils réparaient. Incrédule, je marchais dans leurs traces, car malgré moi, je laissais toujours à Keiji l’opportunité de se racheter même si nos prises de bec devenaient de plus en plus rudes.
- Fin du chapitre -
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Rien n’avait été laissé au hasard durant ces mois de préparation et la météo avait joué le jeu en offrant une journée aux températures clémentes et au soleil généreux. Profitant du cadre automnal, la cérémonie avait un charme dans ce lieu considéré comme un berceau de l’érudition coréenne, avec le feuillage des arbres imposants, tantôt d’un jaune flambant tantôt rougeoyant au milieu d’un camaïeu de marron et de vert.
Soo Hae et Nate avaient choisi d’échanger leurs vœux, au milieu des vieux bâtiments de l’université de Sungkyunkwan. Lovée contre son époux, elle était au comble du bonheur.
Je lui avais fait promettre de ne pas gâcher son maquillage. Cependant, ses yeux pétillants menaçaient l’œuvre de plus d’une heure de travail. Je lui rappelais avec calme cette barrière que les femmes utilisaient pour ne pas céder aux émotions.
Elle était parfaite dans sa robe et j’étais profondément touchée qu’elle porte ce modèle que j’avais dessiné. Un symbole qui graverait notre amitié dans le marbre. Soo Hae avait opté pour des robes prune pour
ses demoiselles d’honneur, flattant ainsi le teint laiteux de chacune de nous.
Le drapé léger de la mousseline visait davantage une portée esthétique que pratique dans la fraîcheur automnale. Ce qui valait à l’homme qui m’accompagnait de me glisser une veste sur les épaules lorsqu’avec les autres demoiselles d’honneur, nous ne nous prêtions pas au jeu du photographe pour accompagner les mariés. Adossé à l’une des portes sous les moulures colorées des maisonnettes traditionnelles, il semblait se moquer des positions qu’on nous obligeait à adopter pour les photographies, les yeux rieurs. À d’autres reprises, il épiait chacun de mes gestes, glissant sur mes courbes un regard prometteur.
La séance à l’extérieur terminée, les convives se dirigèrent vers le hall de réception pour le buffet essentiellement composé de petits canapés occidentaux moins colorés, mais succulents. La pièce était remplie de voiles suspendus. Associés aux guirlandes lumineuses ainsi qu’à la profusion de fleurs dans de grands vases, cette décoration donnait un air enchanteur à la réception. On se serait cru partout sauf en Asie dans ce décor policé comme on le voyait souvent dans les magazines. Mais ce fut aussi grâce à lui que la mariée pouvait rayonner, car à l’inverse, il émanait d’elle quelque chose de bucolique.
Nous avions concocté, avec la mère de Soo Hae ainsi que quelques proches, un petit montage vidéo des temps forts de sa vie que nous devions diffuser en arrière-plan au moment de porter un toast.
Sur l’estrade, vient alors mon tour tandis que chacun défilait en souhaitant le meilleur aux mariés.
« Bonsoir à toutes et à tous,
lorsque j’ai rencontré Soo Hae durant les cours d’été à l’université tout en découvrant ce pays pour la première fois, j’étais loin de me douter quelle magnifique surprise me réservait la vie.
On m’a fait don d’une amitié précieuse comme on n’en rencontre qu’une dans sa vie et pour laquelle on souhaite, une fois réincarnée dans nos vies suivantes, qu’elle soit renouvelée. C’est ce que Soo Hae représente pour moi.
Sous ses airs sexy — et je comprends pourquoi Nate n’a pas pu résister — il y a une jeune femme pleine de compassion et pour qui l’autre est unique. Elle a toujours eu cette soif de se frotter à d’autres cultures et c’est ce qui l’a conduite dans les bras de son époux à qui je n’hésiterais pas à tordre le cou s’il ne se montrait pas correct avec elle — évidemment cela n’arrivera pas, car nous savons tous que je l’effraie (rire).
Soo Hae, je n’oublierai jamais les aventures que nous avons vécues ensemble et désormais avec Nate, je vous souhaite d’en vivre d’autres, toutes aussi trépidantes sans ne jamais perdre de votre mordant pour continuer à croquer la vie à pleine dent.
De plus Caleb a hâte d’avoir une petite-amie, alors dépêchez-vous et mettez-vous au travail. Je ne veux plus être la seule à me trimbaler mon bambin lorsque nous faisons nos commères au café ! (Soo Hae m’avait confié qu’elle et Nate nourrissaient le même objectif de devenir parents dès que possible, conscients que la vie pouvait être courte)
Tous mes vœux de bonheur à tous les deux. »
J’avais conclu ce discours en me dirigeant vers eux pour un autre cadeau que j’avais gardé pour leur remettre directement, deux billets d’avion pour une destination paradisiaque. En ouvrant l’enveloppe, Soo Hae se jeta à mon cou et Nate nous prit toutes les deux dans ses bras.
― Merci, Jeanne. Nous n’aurions pas pu imaginer meilleur endroit pour une lune de miel, s’extasia Soo Hae.
― Je me suis dit qu’après votre weekend à Jeju-Island, jouer les prolongations à l’autre bout du monde serait un petit plus.
― Tu n’aurais pas dû, précisa Nate.
― Bien sûr que si, c’est une piètre façon de vous montrer ma reconnaissance pour nous avoir sortis d’un mauvais pas. Si Soo Hae n’avait pas était aussi réactive et sans ton intervention Nate, j’ignore ce que… ma voix mourut sous le poids de l’émotion.
***
Keiji, Caleb et Antoine nous rejoignirent. Mon frère adoptif qui étudiait désormais à Séoul avait été convié au mariage lui aussi. Soo Hae profita de l’occasion pour enlever mon jeune frère. Au milieu de la foule, ils se dirigèrent vers une jeune coréenne qui paraissait à peine plus jeune que lui et dont les cheveux noirs de jais tombaient sur son dos nu. Elle était vêtue dans un camaïeu de rose et prune allant du plus pâle au plus vif et lorsque les présentations semblèrent faites, son regard coula sur mon frère qui n’avait rien à envier, élégant dans son costume avec son nœud papillon prune.
J’imaginais déjà les mécanismes qui s’étaient mis en place dans la tête de Soo Hae, convaincue qu’elle souhaitait les rapprocher. Elle m’avait reproché de trop couvrir mon frère en étant stricte avec lui. Elle avait incité Nate à prendre ce dernier sous son aile lors des soirées entre hommes qu’ils organisaient avec Keiji, une fois par mois.
Nate avait suivi la scène tout comme moi et souriait.
― Tu ne pourras pas lui reprocher de ne pas t’avoir prévenue qu’elle mettrait tout en œuvre pour que vos familles soient liées.
― Je pensais qu’elle parlait de Caleb. Nate, qu’est-ce que tu sais que j’ignore ?
― Je préfère vous laisser régler ce point entre filles, lors de vos bavardages.
Il s’éclipsa pour rejoindre son épouse sans avoir omis de donner une bourrade à Keiji avant.
― Tu sais ce qui se trame toi ? Antoine a-t-il dit qu’il était en quête d’une petite amie ?
― Ne t’en prends pas à moi. Je ne sais rien et ton petit frère est déjà un homme maintenant, se défendit Keiji, tout sourire.
― C’est grotesque ! Il n’est encore qu’un gamin qui devrait se concentrer sur ses études au lieu de faire la cour à une jeune fille.
― Cesse donc de le couver, ton rôle de maman s’arrête à Caleb.
Je souriais à cette pique, me souvenant que comme mon frère à son âge, faire la fête et être courtisée avaient été dans l’air du temps. Pourtant, Antoine et moi étions devenus proches depuis son arrivée en Corée du Sud et je me flattais de pouvoir rattraper le temps perdu avec ce sentiment d’ainsi jouer réellement mon rôle de sœur aînée ; par ailleurs je l’avais promis à ma mère. Ils avaient tous sans doute raison, je devrais donner du lest à mon frère adoptif.
Pour me distraire, Keiji avait réussi sans aucune difficulté à m’emmener sur la piste de danse où nous avions rejoint les mariés après leur première danse pour laquelle ils avaient préparé une chorégraphie émouvante, digne d’un conte de fées.
― J’ai beaucoup de chance.
― Pourquoi cela ?
― Parce que j’ai dans mes bras une jeune femme accomplie que j’ai profondément envie de chérir jusqu’à la fin de mes jours. Il s’était arrêté de danser sur cette confession, me fixant droit dans les yeux.
― C’est une demande en mariage ?
― Je t’ai demandé tant de fois déjà de m’épouser et j’ai essuyé un refus à chacune d’elles.
― Tu renonces à essayer de nouveau ?
― Non.
― Mais alors quoi ?
― Je te faisais juste part de mon rêve d’espérer finir mes jours à tes côtés.
― Je ne te connaissais pas cet aspect fleur bleue.
― Je préfère le terme « romantique » …
― C’est vrai que ça n’enlève rien à ta virilité.
― Jeanne, je ne renoncerai jamais. Je saurais te convaincre de devenir ma femme, non pas seulement parce que tu es la mère de mon fils, mais surtout parce que je t’aime et que je n’imagine plus être séparé de toi, ni aujourd’hui ni jamais. Nous avons traversé tant d’épreuves. Je sais qu’au fond de toi, le mariage revêt un caractère sacré et je le respecte. C’est par ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je veux officialiser notre relation pour nos proches, pour nous, pour toi et les convictions religieuses qui t’animent.
― Je ne sais pas quoi dire…
― Ne dis rien pour le moment, conclut-il tandis que je me collais davantage à lui, plaquant ma poitrine contre son torse, les mains posées sur ses épaules solides pour reprendre le rythme lent de la musique.
Les deux années qui venaient de s’écouler avaient été éprouvantes, mais avec Keiji et Caleb nous avions enfin trouvé la paix.
Keiji avait cessé ses activités corrompues lorsque nous avions failli mourir quelques mois plus tôt. Il avait légué à Sheng ce qui restait de la triade ; ce dont le jeune homme semblait curieusement peiné. J’avais été témoin de plusieurs de leurs échanges, et si leur cercle mafieux ne pouvait être dissolu, il fallait au moins assainir au mieux leurs champs. Ce qui s’avérait complexe étant donné le chantier, après avoir perdu la plupart de ses membres sous la tentative de coup d’État d’Aki.
Grâce à Nate, Keiji pouvait désormais se racheter une vie. Il entretenait toujours des liens avec les activités souterraines et s’était vu offrir l’opportunité de travailler avec les forces spéciales comme simple consultant, pour les aider à démanteler les réseaux les plus actifs et violents de la mafia. Sa proximité et ses connaissances étaient recherchées pour ce qu’elles valaient. Cette position avait été négociée et le contenu m’échappait bien que je le soupçonnais d’avoir maintenu la triade de Hong Kong à flot pour servir de couverture à travers Sheng.
Je m’imaginais volontiers que Keiji avait opéré ses choix de mener une vie plus honnête pour me satisfaire et me prouver que même si nos vies ne seraient jamais ordinaires, il s’était sérieusement engagé à changer du tout au tout.
― Tes yeux pétillent de larmes, ça va ? s’inquiéta Keiji.
― Oui. Tout va parfaitement bien, le rassurais-je en enfonçant ma tête dans le creux de son cou.
― Je t’ai connu plus loquace.
― Laisse-moi du temps, je finirai par t’en parler…
Il n’insista pas.
J’étais bouleversée de me sentir heureuse, le cœur léger. Évidemment je savais que notre nouvelle vie ne tenait qu’à un fil elle aussi. Pourtant, j’étais confiante, car nous étions enfin réunis du même côté. Le bonheur d’être des parents animés par le trésor qu’est l’amour pour traverser l’existence avec fierté au grand jour était un sentiment nouveau et grisant. Mon cœur voulait crier « oui » à la question muette que Keiji prononcerait tout haut un jour, c’était une promesse que j’avais lu dans son regard bienveillant. Il ne serait plus jamais de passage et bousculerait sans doute la routine avec splendeur pour de meilleurs lendemains, tout en profitant du présent. Je l’aimais ainsi.
***
La danse terminée, Keiji se proposa d’aller me chercher une coupe de champagne. Soo Hae faisait le tour de ses invités et Antoine semblait draguer la fille que lui avait présentée mon amie. Le tableau ne pouvait inspirer davantage espoir jusque l’ombre qui se profilait avec Nate qui avait rejoint Keiji près du buffet. Ils discutaient avec deux hommes dont les mines sérieuses et bourrues détonnaient. L’inquiétude comprima ma poitrine dans un étau lorsque Keiji acquiesça. J’imaginais sans difficulté la teneur de leur échange, leurs visages graves.
Soo Hae, comme moi, suivait la scène avec attention et vint me rejoindre.
― Je devrais te parler de ton frère pour ne pas penser à ce que ces quatre-là manigancent, me dit Soo Hae avec une once d’insécurité dans la voix.
― Tu devrais en effet, mais nous savons toutes les deux que nos hommes nous préoccupent.
― Je dois t’avouer que j’ai peur. J’attends beaucoup de notre lune de miel.
Je pris mon amie par le bras. Nous nous accrochions l’une et l’autre et nous nous comprenions. Soo Hae misait sur leur escapade pour tomber enceinte. Elle s’était confiée à moi lorsqu’elle attendait patiemment avant le mariage dans la petite salle qui était réservée aux futures mariées. Je me tenais près d’elle pour l’aider à faire quelques retouches, toutes les demoiselles d’honneur, sa belle-mère et sa mère, affairées elles aussi.
― Tu m’as dit un jour que tu acceptais la vie de Nate malgré les risques.
― Il n’empêche qu’à chaque fois je me sens désemparée me demandant s’il rentrera de sa mission.
― Il n’y est pas encore et vous avez plus d’une quinzaine de jours pour profiter d’un petit coin de paradis rien que vous.
― Je suis désolée que Nate ait entraîné Keiji dans son sillage… Je savais que tu ne voulais plus qu’il ne…
― C’est sa façon de se racheter. Je suis reconnaissante à Nate de l’avoir pris dans ses rangs. Ils peuvent ainsi veiller l’un sur l’autre et revenir en vie de leurs missions, la coupais-je.
― Merci.
― Tu es une magnifique mariée alors arbore ton plus beau sourire et ne t’apitoie pas sur ce qui n’est pas encore commencé. Il n’est pas encore parti en mission.
― Tu as raison. Alors tu veux savoir qui est cette poupée à qui j’ai présenté ton frère.
― Bien sûr que oui.
― Je t’arrête tout de suite. Ne joue pas la maman poule avec lui.
― Tu m’offenses, dis-je en prenant un air faussement outré, ce qui lui arracha un sourire.
― Elle s’appelle Haley.
― Elle ne m’a pas l’air très occidentale.
― Ses parents sont là-bas avec les parents de Nate. Elle est américano-coréenne.
― J’ignorais que Nate avait une cousine métisse.
― Je trouve que ton frère étant métissé lui aussi, ils formeraient avec elle un joli couple.
― Tu n’es qu’une « sale » entremetteuse, lui dis-je avec affection.
― L’oncle de Nate comme tous les membres masculins de leur famille font partie d’une lignée d’hommes valeureux qui ont servi ou continuent de servir leur pays. Il est spécialisé dans la surveillance.
Voyant qu’il regardait lui aussi Nate et Keiji, je présumais qu’il avait déjà fait connaissance avec l’homme que j’aimais. Un autre monde s’ouvrait à moi, méconnu et inexorablement troublant. Je me méfiais de ces secrets, me contentant pour l’instant de savoir que Keiji n’était qu’un consultant, car pour l’heure, il n’avait pas été encore appelé à disparaître.
― Pourquoi je ne suis surprise qu’à moitié ? remarquais-je à voix haute, nos regards ayant convergé vers Keiji et Nate.
― Que veux-tu dire ?
― Lorsque tu observes bien, les hommes de cette trempe ont tous la même allure.
― Ils sont effectivement dangereusement séduisants.
― Sans doute leur impassible aura ?
― Associée à leur imposante posture, tu devines difficilement ce qu’ils ont vécu et comment ils perçoivent le monde.
― Un monde dans lequel nous vivons nous aussi, mais qui nous échappe.
― Pas totalement. Tu as eu un aperçu… Désolée, je ne voulais pas ressasser les mauvais souvenirs.
― Soo Hae, inutile de t’excuser.
― Keiji ne sait pas la chance qu’il a de t’avoir.
Je la bousculais gentiment de mon épaule et nous rions, complices comme toujours.
― Dis-m’en plus sur cette cousine, demandais-je à Soo Hae pour donner le change.
Elle acquiesça, reconnaissante de ramener la discussion sur un terrain plus joyeux. Je voyais bien qu’elle prenait du plaisir à vouloir contaminer tous ceux qui n’avaient pas encore trouvé une âme sœur.
― Tout Cupidon, qui se respecte, sait que lorsqu’on a un créatif dans un couple, il faut une paire plus cérébrale à lui associer. Haley est étudiante en médecine. Elle projette de réaliser une mission humanitaire en Afrique du Sud prochainement et comme je sais que ton frère projette de s’y rendre…
Comme je la regardais méduser, elle comprit que j’ignorais tout des projets d’Antoine.
― Que t’a-t-il dit ?
Je n’étais pas dupe. Je savais que mon frère adoptif allait tenter de retrouver ses origines et je m’interrogeais sur les raisons qui l’avaient poussé à se confier à Soo Hae.
― Oups ! Quelle gaffeuse ! C’est Nate qui me l’a appris. J’ignorais que tu n’étais pas au courant.
― Il veut retrouver ses géniteurs.
― Ne le prends pas mal et surtout agis comme si tu ne le savais pas.
― C’est un sujet délicat et ma famille mérite de le savoir.
― Laisse à Antoine l’occasion de leur apprendre lui-même.
Je me doutais qu’en grandissant, il voudrait savoir. Il a pris plus de temps que prévu. Loin de mes parents, il perdait ses inhibitions et ils n’ont jamais parlé des éventuelles recherches de mon frère sur le sujet alors peut-être que ce n’est pas un fait inattendu. C’était à mon frère de tracer sa voie, peu importe les détours que cela impliquait. Un jour, il raconterait lui aussi sa propre histoire.
Constatant que j’étais pensive, mon amie me ramena à l’instant présent en me faisant remarquer combien Antoine et Hayley semblaient sous le charme de l’un et l’autre.
C’était si mignon. Les mariages avaient cet effet de réunir les cœurs.
Soo Hae avait raison. La cousine de Nate déployait les gestes de séduction propres à la gent féminine, dégageant ses cheveux de ses épaules, mordillant sa lèvre inférieure et clignant lentement des yeux. Mon frère n’était pas face à cette belle jeune femme. Il souriait en faisant des plans dans le vide avec ses mains pour expliquer à une enfant qui s’émerveillait en réponse. La scène était charmante et leurs mimiques étaient comiques. Ce qui nous valut de rire à plusieurs reprises Soo Hae et moi tandis que nous commentions comme des présentatrices sportives.
Keiji et Nate nous rejoignirent et les paris étaient lancés sur combien de temps il faudrait à Antoine et Hayley pour s’échanger leurs numéros de portable. Keiji remporta en précisant que la cousine de Nate retiendrait mon frère qui n’oserait pas faire le premier pas. J’ignorais que mon homme avait des dons de clairvoyance, mais la suite se déroula comme il l’avait prédit. Antoine avait tourné les talons après avoir salué sa nouvelle rencontre. Il prit un air penaud lorsqu’en s’éloignant, elle l’avait rattrapé, téléphone en main. Il se passa une main gênée dans les cheveux et sortit son portable de sa veste de smoking. Lorsque l’affaire fut terminée, elle se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre la montagne qu’était devenu mon frère et lui déposa un baiser sur la joue, ce qui valut à Nate de siffler. Soo Hae riait aux éclats et applaudissait la jeune fille d’être une personne entreprenante. Antoine se toucha la joue comme pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé ou pour s’approprier la sensation laissée, la rendre palpable. Dans la lune il bouscula par inadvertance un couple qui discutait et une vieille dame dont l’olive qu’elle était en train de porter à sa bouche retomba dans son petit plat qu’elle tenait de l’autre main. Keiji riait lui aussi, insouciant, et de bonne grâce je me joignis à lui.
***
Thomas avait choisi de nous surprendre à ce moment-là. Il nous prit tour à tour Soo Hae et moi dans ses bras, attisant la jalousie de nos compagnons respectifs avec ses mains placées un peu trop bas, au niveau de nos tailles.
Nate n’avait jamais réellement montré de signaux possessifs, mais il se racla tout de même la gorge pour désigner son mécontentement. Thomas s’empressa de retirer sa main de Soo Hae qui regardait son époux, les yeux écarquillés. Thomas tapa sagement dans le dos de Nate avant de glisser son bras sur les épaules de ce dernier et m’attirer un peu plus près à lui.
― Il me reste au moins Jeanne, dit-il en appuyant un regard amusé à Keiji.
― Je vois que je suis un choix de seconde zone pour toi, le taquinais-je pleinement consciente que Keiji n’appréciait pas l’humour du nouvel arrivé.
― Comment oses-tu être en retard le jour de mon mariage ? le gronda Soo Hae pour faire diversion en lui assénant une claque bien trop douce sur le torse.
Il relâcha son étreinte et tendit la main à Keiji pour le saluer.
― Je suis Thomas, enchanté Keiji. J’ai beaucoup entendu parler de vous.
― Vraiment ? questionna ce dernier en me jetant un regard perplexe.
― Thomas était au courant pour Jeanne et Keiji bien avant qu’elle n’ose m’en parler et j’ai été peinée de l’apprendre tardivement, précisa Soo Hae à l’attention de Nate.
L’animosité entre les deux hommes ne semblait pas diminuer tant que la main de Thomas resterait posée sur ma taille. Keiji la fixait de son regard assassin.
Je guettais avec amusement leur réaction avant de me dégager de l’emprise affectueuse de mon ami et de déclarer que nous avions regretté son absence physique à l’enterrement de vie de jeune fille. Une occasion en or qu’il avait raté de se faire dorloter. Nous avions cependant tenu à ce qu’il soit présent à distance et mis la webcam. Thomas n’avait pas pu revenir à Séoul une seule fois malgré tous nos plans. Il était retenu par un nouvel emploi très preneur qui lui faisait faire le tour du monde.
― Vous m’avez manqué, dit-il sincèrement en posant un bisou sur nos fronts à toutes les deux.
― Tu nous as manqués aussi, avions-nous déclaré en chœur avec Soo Hae.
― Soo Hae tu es époustouflante. Cette robe te va à ravir. Nate, tu devrais avoir peur qu’on te la prenne.
― Non, pas le moins du monde. Il n’est pas encore né, celui qui me l’enlèvera. Elle vient de signer pour la vie.
― Oh mon cœur, je t’aime, roucoula Soo Hae à Nate.
Leur bonheur faisait plaisir à voir.
― Qui est ce jeune homme ? désigna Thomas à l’attention d’Antoine.
― Thomas, je te présente mon petit frère Antoine.
― Demi-frère pour être exact, souligna Antoine, marquant aussi pour la première fois ce fait.
Cette précision de sa part me fit un pincement au cœur. La tristesse qui avait traversé mon regard n’échappa à Keiji qui m’enveloppa de son bras protecteur.
La discussion s’orienta sur les raisons de la présence d’Antoine à Séoul. Mon frère expliqua en détail ce qu’il étudiait, ce qu’il avait pu découvrir de cette ville et ses différentes appréhensions tout en ne tarissant pas d’éloges. Je ne l’avais jamais entendu parler autant et soupçonnais les deux flûtes de champagne de lui avoir enlevé ses inhibitions. Il ne tenait donc pas l’alcool.
Nate se mêla à la conversation incluant Keiji à leurs échanges masculins. Ils parlèrent des affaires de Thomas. Ce dernier venait récemment d’acquérir une voiture de collection. Son nouveau train de vie le lui permettait. Son grand-père lui avait transmis la passion des vieux véhicules et il avait donc tout naturellement opté pour en acquérir une avec ses premières paies. L’atmosphère entre les hommes s’était nettement améliorée. Les voitures étant pour cette gent, un langage universel dont je n’aurais jamais soupçonné le pouvoir de pacification. Thomas mentionna également l’acquisition prochaine d’une Chevrolet Corvette C1 blanche de 1953 qui lui valut un sifflement admiratif de sa petite assemblée.
Très vite avec Soo Hae, nous nous étions senties mises à l’écart et après un bref coup d’œil à ma nouvelle montre de luxe — petit cadeau de Keiji, offert ce matin avant le début de la cérémonie de mariage de mon amie — je voulais profiter de ce moment pour lancer ma dernière surprise de la soirée avant que le couple ne quitte sa réception pour convoler en lune de miel. Un texto donna le signal et apparurent sur la petite estrade de la salle, cinq jeunes hommes au style décalé, mais terriblement sexy chacun à leur façon. Il s’agissait d’un groupe sud-coréen très en vogue et dont Soo Hae en était fan. Ayant eu mes tickets d’entrée grâce à mon réseau professionnel, j’avais voulu que sa soirée demeure exceptionnelle jusqu’au bout.
Aux premières notes, avec toute l’agitation qu’il y eut dans la salle, leur membre le plus emblématique vint la chercher. Au comble de la stupéfaction lorsqu’il prit la main de mon amie pour l’emmener sur l’estrade où les membres s’approchèrent d’elle pour chanter tour à tour, je pris mon téléphone portable pour filmer cette scène afin de lui envoyer lorsqu’elle serait dans l’avion.
― C’est ton œuvre ? m’interrogea Nate en s’approchant de moi.
En guise de réponse je hochais la tête avec un sourire radieux.
― Merci, dit-il simplement tout en étant touché par ce dernier cadeau que j’avais réservé à mon amie.
― Tu m’épates, me souffla Thomas.
― Et encore tu ne sais pas tout, ajoutais-je évasive.
Il me scruta un moment et comprit qu’il n’en saurait pas davantage ce soir. Chacun de nous profitâmes du reste de la soirée alors que Nate avait rejoint Soo Hae à la fois émue et excitée.
Elle se trémoussait au milieu des chanteurs sous les flashs des smartphones tandis que le leader du groupe donna une solide accolade à Nate qui les avait rejoints.
***
Plus tard dans la soirée, après avoir accompagné Soo Hae et Nate à l’aéroport pour leur voyage de noces, Antoine était déjà en train de pianoter sur son portable. La jeunesse de nos jours ne perdait décidément pas leur temps.
― Ton amitié avec Soo Hae et Thomas est assez atypique, remarqua Keiji.
― Ils ont été mes premiers amis à l’université et la distance n’a pas été un frein. Soo Hae a été une seconde maman pour moi. Elle m’aidait à faire mes démarches alors qu’à l’époque je ne piaillais pas un mot de coréen. Une fois elle m’a même veillée alors que j’étais alitée avec quarante de fièvre. Quant à Thomas bien qu’on puisse le qualifier de « bobo parisien », il a un sens de l’humour que j’apprécie beaucoup et je n’hésiterai pas à lui demander conseil, car c’est quelqu’un d’avisé.
― Vous avez déjà…
―… envisagé une relation plus qu’amicale lui et moi ? continuais-je à sa place.
― Je suis désolé, le moment est mal choisi, dit-il en regardant dans le rétroviseur, Antoine absorbé par ses messages.
― Non. Nous ne serons jamais que des amis. Thomas est un coureur de jupons. Il a d’ailleurs des anecdotes à mourir de rire sur ses conquêtes d’un soir, répondis-je sans m’offusquer de ce qu’avait suggéré Keiji.
― Je n’ai pas vraiment apprécié qu’il se montre aussi proche de toi, m’avoua-t-il.
― N’y voit rien de déplacé, il est juste comme ça et reste pour moi un ami très cher tout comme l’est Soo Hae, ceux que j’ai laissés à Hong Kong ou encore Sacha.
― Même si ce dernier ne t’a pas laissé indifférente ?
― Il m’a simplement montré que d’autres possibilités s’offraient à moi et je lui en suis reconnaissante. Sacha aurait été un sérieux concurrent pour toi si je m’étais bornée à écouter ma raison, mais en aucun cas, je n’aurais pu éprouver pour lui de la passion. À bien réfléchir, c’est un homme solide à qui j’aurais fait énormément de peine si nous nous étions entêtés tous les deux.
― Tu ne le regrettes pas ?
― En tant qu’ami c’est certain que j’ai mal d’y penser.
― Je dois m’inquiéter de tous ces hommes qui te tournent autour ?
― J’aime que tu sois jaloux un minimum, mais je tiens à te rassurer. Tu n’as rien à craindre. Tous ces hommes n’ont pas une chose que toi tu as.
― De quoi s’agit-il ? me questionna-t-il perplexe.
― Je t’ai donné à toi seul mon cœur.
Évidemment je taisais lui avoir donné à lui seul mon corps aussi, Antoine semblait ne pas avoir perdu une miette de notre échange depuis la mention de Sacha.
Un regard de connivence avec Keiji, m’informa cependant qu’il avait compris à mon regard ce que je n’avais pas formulé tout haut. Il prit ma main et nos doigts s’entrelacèrent.
― J’aimerais te parler de quelque chose une fois à la maison.
― Cela ne peut pas attendre demain ?
― Si bien sûr, répondit-il un peu contrarié.
Je me doutais du sujet qui allait découler de cette conversation. Je n’ai pas été dupe des échanges qu’il a pu avoir tout au long de la réception tour à tour avec Nate, son oncle et d’autres personnes. Y compris une jolie brune pêchue qui ressemblait à une Espagnole.
***
Une fois à la maison de style Hanok près d’Insa-dong, dans laquelle nous avions emménagé après ce qui s’était passé avec Aki, Antoine nous souhaita bonne nuit et alla se réfugier dans sa dépendance de l’autre côté du jardin. Mon frère vivait désormais avec nous lorsqu’il n’était pas au dortoir les weekends et pendant les vacances.
Avec Keiji, nous nous rendîmes dans la chambre de notre petit garçon qui était rentré avec Hanna après la cérémonie du mariage. Il était encore trop jeune pour supporter un évènement aussi long et sa nourrice m’avait assuré par téléphone qu’il était tombé de sommeil à leur arrivée. Je le contemplais à la lueur de la petite lampe qui restait allumée chaque soir et ne put m’empêcher de frissonner lorsque Keiji se plaça derrière moi, repoussant mes cheveux pour déposer une perle de baisers sur ma nuque, avant de poursuivre et de m’enlacer par la taille.
― Je pense qu’il est peut-être temps d’envisager de donner un petit frère ou une petite sœur à Caleb me chuchota-t-il, sa voix rauque de désir.
― Je crois qu’il serait plus sage d’attendre un peu, lui répondis-je taquine.
Il cessa sa pluie de douceur et recula légèrement, me laissant profiter de ce qu’il semblait avoir pris pour un refus, pour me retourner et emprisonner ses lèvres. Je murmurais que nous pourrions en revanche nous entraîner en attendant que le moment soit opportun pour mettre à exécution ce souhait d’agrandir la famille. J’ajoutais que c’était un doux rêve partagé, mais qui ne se réaliserait qu’une fois que nous serions officiellement mariés. Il ne broncha pas et mes soupçons reprirent le dessus avant que je me perde à nouveau dans sa chaleur.
Keiji me traîna vers notre suite parentale pour m’honorer toute la nuit, assoiffé l’un et l’autre de ce besoin impérieux de nous lier et d’ignorer ce que nous réservait demain. Je n’étais pas dupe et nous avions appris à nous connaître depuis que nous vivions ensemble comme une vraie famille. Aussi, nous nous donnâmes sans retenue, nos sens exacerbés par la passion tout en mélangeant douceur et vigueur lors de nos ébats érotiques.
À l’aube, lorsqu’enfin nous trouvâmes la paix, nos corps repus, mais nos cœurs toujours aussi puissamment chargés d’un amour sincère et dévoué, Keiji se montra très franc.
― Jeanne, mon cœur. Tu dors ?
― Non, lui répondis-je, tendrement enlacée dans ses bras contre son torse dur et rassurant.
Alors qu’il respirait paisiblement contre mes cheveux, la chaleur de son corps irradiait à travers le mien.
― J’ai été missionné.
― Tu peux m’en dire davantage ?
― Non.
― Moi qui pensais que seule la mafia avait ses codes du silence à respecter.
― Ce n’est pas que je ne peux pas trahir ce que je suis cette fois, mais je dois respecter celui que j’essaie d’être pour toi. Je m’attèle à mener la vie honorable que tu voulais.
― Je ne te le reproche pas. Je constate seulement que la fracture entre ces deux mondes est minime. Combien de temps penses-tu disparaître cette fois ?
― C’est une grande première pour moi. Je l’ignore. Nate et les autres m’ont assuré que cela ne durerait pas plus d’un mois.
― Un mois ?
― C’est terriblement long, je sais.
― Je me plaignais de tes absences et voilà que je t’ai poussé sur une voie qui nous inflige à nouveau de nous séparer régulièrement. Quand pars-tu ?
― Aujourd’hui.
― C’est si précipité.
― Je suis navré.
― Comment aurais-je de tes nouvelles ?
― Je ne sais pas. Si la mafia était trop mystérieuse pour toi, les militaires sont du même acabit.
― Et s’il t’arrivait quelque chose ?
― Il ne m’arrivera rien et Nate me rejoindra à son retour de Sainte-Lucie.
Mon homme se releva pour s’appuyer contre le dossier de notre lit. Je fermais les yeux un instant avant de m’asseoir en tailleur et lui faire face. Le froid s’insinua inconfortable. Des frissons me parcoururent et il m’attira à lui dans un froissement de draps.
Ma tête était posée contre son torse brûlant. Mes yeux étaient larmoyants. Un nœud s’était formé dans ma gorge. Les battements réguliers de son cœur étaient comme les vagues qui venaient s’échouer sur le rivage des plages de La Réunion. Son souffle léger dans mes cheveux ne trahissait aucune agitation de sa part. Il déposa un baiser au sommet de mon crâne. Il savait que je n’étais pas aussi tranquille que lui.
J’appréciais qu’il me laisse l’espace dont j’avais besoin pour penser sans pour autant mettre de la distance entre nous. Il était mon ancre, peu importe où mon esprit divaguerait.
Je revivais mentalement tous ces moments qui nous ont conduits à ce jour. La jeune femme ordinaire que j’étais qui découvrait Hong Kong. La fierté de ma vie professionnelle. Mes amis, peu importe la ville d’Asie où ils résidaient. L’improbabilité de notre rencontre avec Keiji à Hong Kong. La violence du milieu mafieux. Mon séjour à La Réunion pour me ressourcer auprès de ma famille. Les retrouvailles avec Sacha. La perte d’un enfant. La naissance de Caleb. Aki avec sa folie furieuse. Notre bulle à Macao. Les tourments que nous nous étions infligés avec tous nos tabous. Le mariage de ma meilleure amie. Mes responsabilités de mère. L’acceptation de nos imperfections avec Keiji. Notre nouvelle vie à Séoul.
Nous avions traversé tant d’épreuves. Quant à l’avenir, il apportait déjà son lot de défis avec cette première séparation d’un autre genre. Il était difficile de trouver les mots justes dans cette situation. Cette nostalgie me rendait mélancolique. Pourtant, en vivant toutes ces aventures, la jeune femme que j’étais s’était métamorphosée pour devenir une femme. J’avais mûri et c’était grisant.
Le rythme de mon cœur s’était apaisé. Mon regard se fixait sur les promesses de lendemains palpitants.
Je voyais Keiji sous un nouveau jour. Son changement était à peine perceptible. Il affichait plus que l’empathie. Il était empreint de compassion. Ce sentiment bienveillant lui était propre.
Nous n’étions pas parfaits et nous l’avions accepté. Nous nous étions trouvés à la fois séparément et unis. Deux âmes qui étaient décidées à aller au bout du chemin après avoir traversé nos ponts. J’ai côtoyé l’obscurité et lui la lumière. Le Yin et le Yang.
L’homme à mes côtés était le grand amour de ma vie. Celui qu’on ne rencontrait qu’une fois. Celui qui vous faisait reconsidérer la notion d’infini. Le temps lui-même n’aurait plus de limite grâce à l’amour.
Je sortis de mes pensées pour revenir à l’instant présent. J’embrassais Keiji, non plus comme si ma vie en dépendait, mais avec la certitude que nous serions bientôt de nouveau réunis. Nous étions résilients désormais après toutes ces épreuves. Nous étions destinés l’un à l’autre.
Mon changement ne lui échappa pas. Il afficha une franche assurance. Le message fut implicite entre nous. Nous venions de franchir cette étape de notre relation, où nous avions pris conscience que la confiance était notre lien indéfectible, forgé par les épreuves. Le doute n’était plus permis. Notre vie serait à tout jamais trépidante.
Les minutes passées dans les bras de mon amant, de mon amour, du père de mon fils étaient heureuses malgré son départ imminent. Rompre le contact de nos corps était douloureux, mais supportable.
Keiji me bascula sur le lit, se plaça au-dessus de moi sous les draps, et à travers l’éclairage feutré, me décrocha son sourire le plus ravageur.
― Je t’aime Jeanne.
― Promets-moi de revenir vite…
― Oui, Madame ! Maintenant, je dois me…
―… préparer et y aller.
― Cesse donc de me retenir en me tentant avec tes magnifiques yeux.
En guise de réponse, pour ne pas briser le charme de la légèreté que prenait la tournure de nos adieux, je le poussais hors du lit, une claque sur les fesses, avec un sourire taquin.
Son téléphone sonna et nous interrompit.
À l’autre bout du fil, on semblait le sermonner et je n’aurais jamais cru voir une expression aussi engagée sur son visage en ces circonstances. Il accéléra ses préparatifs. Il s’affairait ici et là, mais il ne ratait pas une occasion de me coller un baiser dès qu’il terminait une besogne. Il ne cessait de répéter que c’était pour se rappeler du goût de mes lèvres. Je profitais également des allées et venues pour me préparer à ses côtés. Une façon de nous donner du courage. De nous rendre ordinaires, comme pour aller au travail un jour comme un autre.
On cogna à la porte. Les évènements s’enchaînèrent avec cette accélération redoutable et redoutée avant son départ.
Caleb n’était pas encore réveillé. Dans la chambre de notre fils, Keiji se pencha au-dessus de son lit pour y poser un baiser affectueux sur son front. Il lui murmura quelques mots que je ne compris pas. Je supposais qu’il lui demandait d’être sage et de veiller sur moi. J’aimais observer les deux hommes de ma vie.
Vint ensuite le pénible moment, mais plein de promesses, de nous séparer. Le cœur serré, il était préférable d’écourter pour ne pas fondre en larmes. Plus facile à dire qu’à faire, car une fois à la porte, prise d’une effusion sentimentale, je lui sautais dans les bras, nouant mes jambes autour de sa taille, collant mon front au sien.
― Je t’aime Keiji, lui susurrais-je contre ses lèvres.
― Je ferai de mon mieux.
Faire de son mieux était non seulement sa promesse de devenir meilleur, mais aussi de rentrer dès qu’il le pourrait. Je savais désormais que si Keiji, même s’il ne restait jamais longtemps, me reviendrait toujours.
- Fin du chapitre et de l'histoire -
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Soo Hae avait profité de mon repos forcé pour débarquer chez moi avec un pot de glace chacune, du vernis à ongles et une bonne dose d’humeur joviale. Hanna et Keiji s’étaient proposés d’emmener Caleb se promener histoire de nous laisser avec Soo Hae un moment entre filles.
Lorsqu’elle était arrivée, elle avait paru affligée de me voir vêtue et de mon legging gris et de mon vieux sweat-shirt de l’université, car pour elle une femme devait toujours être apprêtée qu’elle soit à la maison ou dehors. Elle avait mis un point d’honneur à laisser passer cette offense vestimentaire à condition de s’occuper de ma manucure personnellement en me désignant la large palette de couleurs extravagantes de vernis.
― Je suis fâchée que tu m’aies caché l’existence d’un tel spécimen dans ta vie. D’autant plus qu’il est le père de ton adorable petit ange.
C’était la deuxième fois qu’elle qualifiait Keiji de spécimen et cela m’amusait. En bonne vivante, Soo Hae avait cet effet sur moi : me donner de la joie avec simplicité.
― Je suis désolée.
― J’espère bien que tu le sois. C’est aussi la raison pour laquelle tu ne m’épargneras aucun détail.
― Par où commencer ?
― Par le début ! Raconte-moi votre rencontre.
― Tu veux la version courte ou la version édulcorée ?
― La version édulcorée sans hésitation.
― Alors, attends-toi à l’impensable.
― À bien vous considérer tous les deux, je pense, au contraire ne pas être loin du compte avec tous les films que je me suis faits.
Son excitation était communicative et je n’allais pas reculer devant les révélations que je m’apprêtais à lui lâcher. Je me surpris à me rappeler de moindres détails de cette journée où Keiji avait fait irruption dans mon existence, la météo, ma course poursuite au milieu des ruelles, les draps blanc immaculé de rouge plus tard, la pointe au cœur en constatant qu’il n’était plus là lorsque j’étais rentrée et la longue série d’épreuves traversées incluant la perte d’un de mes embryons, mon séjour chez ma famille jusqu’à l’incident de l’avant-veille au bureau.
Je lui fis part de mes peurs, de mes soupçons et de mon amour débordant dans ce tourbillon de folie dans lequel je m’étais laissée volontairement aspirer. Tantôt elle me regardait médusée, tantôt catastrophée, sincèrement inquiète pourtant elle ne pipa mot. À la fin de mon récit qui nous a valu de finir dans son intégralité les pots de crème glacée, elle resta murée dans le silence, se livrant un combat intérieur pour bien peser ses mots.
― Je suis estomaquée. Si sa présence dégageait ce je ne sais quoi d’ombrageux, quoique mystérieux, je n’aurais jamais pensé à toutes ces tragédies que tu as connues. Jeanne, mon chou, je comprends que tu ne voulais pas en parler pour des raisons évidentes, mais je suis ton amie.
― Je n’ai jamais dit que ça avait été simple de tout garder. Je me détestais d’avoir autant de secrets.
― Que comptes-tu faire à présent ? Je veux dire, est-ce que tu as l’intention de t’engager officiellement avec Keiji ? Vas-tu lui faire part de ce que tu crois avoir vu l’autre soir ? Sérieusement, je ne serais pas rassérénée tant que planera cette crainte au-dessus de toi. Et pas seulement, Caleb aussi pourrait en être impacté. Elle s’en est déjà prise à…
Réalisant l’horreur qui traversait mes yeux, Soo Hae se ravisa.
― Je ne sais pas où je mets les pieds. Je suis effrayée.
― C’est ce qu’elle souhaite, si c’est réellement elle.
― Parfois j’accuse mon imagination. Mais je sais ce que j’ai vu. Je reconnaîtrais ces yeux imprégnés de l’enfer entre mille.
― Tu ne peux pas éternellement fuir, ne serait-ce que pour rester saine d’esprit.
― Je le sais bien.
― En revanche tu sembles perdue. Si c’est lié à Keiji, à mon avis tu ne devrais pas t’en faire. Malgré ses absences répétées, il fait ce qu’il peut pour concilier votre vie de couple à ses « circonstances ». Elles ne définissent pas celui qu’il est et tu y attaches trop d’importance. C’est un frein à votre bonheur.
― Tu me suggères d’ignorer ses « circonstances » ? mimais-je ses guillemets.
― Tu y as déjà répondu depuis la fois où tu m’as interrogée sur la manière dont je vivais les fonctions de soldat de mon homme. Ou peut-être que je me trompe ?
― Comment parviens-tu à démêler simplement les choses ?
― Parce que j’ai la vision d’une tierce personne et puis je te connais bien. Tu m’as encouragée dans ma relation. Regarde, aujourd’hui. Je m’apprête à me marier. C’est à mon tour de te soutenir. S’aimer n’est pas mauvais. Et vous surmonterez tous les obstacles plus facilement à deux plutôt que de vous chamailler l’un contre l’autre sans issue. Les vrais sujets sont ailleurs !
― Je n’ai aucune certitude que ça marchera cette fois.
― Toute personne normalement constituée n’est pas dotée d’un don de clairvoyance. Tu dois apprendre à lâcher prise, car tu ne maîtriseras jamais le futur et tu ne peux pas t’arrêter à ce que tu considères comme un échec du passé entraver ton présent. Vous construisez votre couple à votre rythme dans un environnement complexe, mais rien n’a encore été brisé entre vous. D’ailleurs, les couples qui vieillissent ensemble réparent plutôt que de jeter.
― On dirait mes parents. Tu parles comme une vieille.
― On me l’a déjà servie celle-là.
― Merci.
― Les amies sont là pour ça aussi, non ?
― Tu n’es pas une amie quelconque. Tu es une amie en or.
― Tout comme tu ne veux que mon bonheur, je te souhaite la même chose parce que j’aime l’idée des fins heureuses.
― On a passé l’âge des contes de fées.
― Certes ! Mais on n’est pas moins romantique et vaillante pour poursuivre nos rêves alors suis mon conseil et ne tardes pas à lui parler de tes craintes. Plus vite l’affaire sera réglée, plus vite tu pourras trouver un équilibre dans votre relation sans que l’un ou l’autre se sente oppressé par une concession à sens unique ou doive renoncer à être soi-même. Pour le moment ça te semble flou tout ce que je te dis, mais tu verras tout ira bien parce que je ne suis pas la seule à croire en toi.
Ses paroles réconfortantes et pleines de confiance étaient tout ce dont j’avais besoin d’entendre.
Nous avions commencé à parler chiffons pour les robes de demoiselles d’honneur tout en feuilletant les magazines avec notre manucure rutilante lorsque Keiji prit Caleb dans les bras et Hanna sur ses talons.
Quelque chose clochait.
***
Aki était là, mais elle n’était pas seule.
J’étouffais un cri. Bien qu’horrifiée par son aura menaçante, je m’armais du premier objet qui me passa sous la main, un stylo qui venait de servir à réaliser quelques croquis.
Un regard à la dérobée à Soo Hae m’annonçait qu’elle était en train de contacter Nate ayant compris ce qui se passait. Son futur mari, militaire de surcroît, serait peut-être notre planche de salut. Enfin, je voulais y croire autant que mon amie avait confiance en lui. Réactive, elle ne semblait pas impressionnée par les personnages de mon récit qui venaient de prendre vie sous ses yeux. Je me sentais ignominieuse d’embarquer mon amie dans cette abominable histoire, mais pour l’heure, je ne pouvais pas m’apitoyer, car il était primordial de vaincre Aki. Elle était en position de force avec Caleb si proche d’elle.
Elle était une mauvaise herbe qui me faudrait éradiquer définitivement même si cela brisait mes croyances. S’il le fallait, je me ferais David face à Goliath. Il me faudrait d’abord ne pas me laisser envahir par la haine qu’elle m’inspirait. Je devais rester en possession de ma bonté de cœur, car c’est ce pan d’humanité qu’elle ne possédait pas, qui nous distinguait toutes les deux. Mes poings fermement serrés et ma mâchoire contractée ne laissaient pas de doute sur tout ce que je l’imaginais capable de faire.
― Je suis déçue que ce fut aussi simple.
― Aki ? Laisse partir mon fils, Hanna et Soo Hae, ça ne se passe qu’entre Keiji, toi et moi.
― Crois-tu réellement que je puisse être magnanime et accéder à ta requête ? Je pensais que tu me connaissais mieux que ça. L’autre soir déjà quand nos regards se sont croisés tu as semblé te souvenir de toutes les affres et tu voudrais que je rate une telle occasion de te faire souffrir avant d’en finir avec toi ?
Pour le bien de notre fils, Keiji sur la défensive ne répliqua pas, néanmoins il me coula un regard entendu. Il nous fallait gagner du temps et surtout éloigner les personnes non concernées du danger.
Les traits d’Aki avaient changé, comme si elle avait été traquée. Ses courbes féminines n’étaient plus qu’une esquisse et son arrogante tenue toujours haut perchée, avaient cédé la place à un jean usé et une veste bien trop grande, accentuant sa maigreur nouvelle. Son visage creusé à peine maquillé, elle paraissait vieillie de dix ans. Sa paire de baskets salie et trouée révélait sans doute qu’elle était en cavale depuis un moment.
La réalité me rattrapa.
Keiji la savait en fuite. C’était la conversation que j’avais cru entendre lorsque nous avions quitté Macao, avant que son attitude ne devienne totalement fermée. Le weekend que nous avions passé ne m’avait semblé qu’un lointain souvenir et l’indifférence qu’il me témoignait avant mon départ n’avait pas été qu’une banale fabulation. Elle était toujours le danger dont il voulait nous protéger, la raison pour laquelle il était retourné à la triade.
Je le fusillais brièvement du regard et il sut à cet instant que je venais de découvrir son secret. Encore une fois, il avait omis les détails sordides qui l’avaient tenu éloigné de nous. La scène n’échappa pas à cette femme dérangée qui se trouvait dans mon appartement. Mauvaise, elle grimaça.
― Tiens, tiens… on cache encore des choses à sa bien-aimée ? ricanait-elle comme une hyène à l’affut.
Rapidement aveuglée par sa soif de vengeance, elle aboya à la crapule qui se tenait près d’elle, de ligoter Hanna et Soo Hae dont le téléphone portable était toujours en conversation. Je priais pour que Nate, en sa qualité de militaire, prenne cet appel au sérieux et intervienne, car Keiji n’aurait pas pu à lui seul protéger tout le monde, désarmé et sans sa horde.
Aki se dirigea ensuite vers Keiji, pour lui retirer Caleb des bras, un acte haïssable qui me valut de foncer sur elle par réflexe avant de me retrouver une arme pointée sur le front qu’elle semblait résolue à utiliser contre n’importe qui. Keiji avait profité pour s’éloigner et protéger Caleb encore dans ses bras, lorsqu’elle pointa le silencieux vers lui et tira sur son genou. Il s’écroula et à l’unisson avec Hanna et Soo Hae, secouées, nous poussâmes un cri d’effroi.
Hanna tenta de se dégager du molosse au rictus mauvais qui la retenait. Elle plaidait la cause de Keiji, arguant qu’il devait être soigné et qu’elle devait s’occuper de Caleb réveillé par la secousse de l’impact de son père sur le sol. Le chérubin hurlait, exacerbant Aki dont les nerfs étaient déjà à vif.
― Fais taire le gamin ! invectiva-t-elle à Hanna en faisant un signe au cerbère qui retenait cette dernière otage de ses bras tatoués et monstrueux.
L’employée ne se fit pas prier deux fois, mais fut rappelée à l’ordre sous la menace d’une arme lorsqu’elle tenta de s’éloigner avec Caleb. Je m’interposais discrètement entre le silencieux et mon fils alors que Keiji, meurtri de douleur, se vidait de son sang. Il n’abandonnait pas pour autant et esquiva une diversion pour s’attaquer au chien de garde. Il s’était relevé et avait chargé jusqu’à le plaquer au sol. Si son poids plume blessé avait pu désarçonner le mastodonte, je pouvais moi aussi réussir à désarmer cette folle.
Aki s’était retournée pour le viser à nouveau tandis que je m’agrippais à elle pour tenter de lui faire lâcher son flingue. Profitant de cette occasion, derrière moi, Soo Hae avait traîné Hanna et Caleb pour les mettre à l’abri dans une autre pièce. Je lui serais infiniment reconnaissante si nous sortions vivants de ce chaos.
Un coup retentit à nouveau, vers le plafond où le lustre se détacha avant de se briser sur le parquet. Je persistais à me débattre avec elle tandis que Keiji s’acharnait à coup de poing contre l’homme. Le sang giclait sous les meurtrissures qu’il lui infligeait sans pour autant avoir raison du molosse malgré sa fureur.
Keiji reçut un coup le propulsant légèrement en arrière et donnant l’avantage à son assaillant. L’ecchymose ne se fit pas attendre au coin de son œil. Défailli par sa jambe blessée, il n’était plus en position de force, mais résistait tant bien que mal sous les assauts enragés tentant de contre-attaquer.
De mon côté, je valsais d’un bout à l’autre en essayant obstinément de désarmer Aki, que j’avais sous-estimée, car malgré sa forme physique détériorée, son aveuglante acrimonie lui conférait une force décuplée. Elle avait réussi à me coincer contre le mur et je maintenais autant que possible l’arme tantôt vers le haut tantôt vers le bas. Ses yeux rougis remplis d’aigreur aux orbites sorties réclamaient vengeance.
Diabolique, elle n’avait plus rien à perdre. Je réalisais alors qu’elle ne s’arrêterait pas à moi puisqu’elle tentait sa dernière chance. La présence d’un seul homme pour l’accompagner donnait la mesure de sa déchéance dans le milieu.
Résolue, je luttais avant d’être désarçonnée par Keiji au supplice de l’autre homme. Aki en profita pour me jeter au sol où je me cognais violemment la tête. Étourdie par le choc, je réalisais que le molosse au sourire ingrat avait cessé de frapper Keiji, dont le front se trouvait sous le bout portant. L’horripilent personnage s’approchait de moi, l’air carnassier. Il venait savourer la proie laissée par Aki.
― Je veux que tu voies ta précieuse Jeanne sombrer, dit cette dernière à Keiji.
― Qu’est-ce que… ? répondit Keiji en revenant à lui-même.
La scène était pourtant claire, le chien dégrafait déjà sa ceinture, avec un rictus outrageant. Sans lui laisser le temps de m’écarter les jambes, je lui avais asséné un coup de pied à l’entrejambe au moment où il s’était penché au-dessus de moi. Il s’écroula sous le poids de la douleur que je venais de lui infliger, me répétant que pour une telle brute mon geste aurait été de les lui écraser, voire les lui couper. La grossièreté du geste me rappela ce qu’avait vécu Aki. Son viol ne suffit pas pour autant à m’attendrir.
J’avais crié victoire trop tôt, car déjà Aki le bouscula en arrière pour me donner un coup de crosse dans la mâchoire qui craqua étrangement sous l’impact, me laissant un goût de fer dans la bouche tandis que la douleur me mordait. Elle était ravie et s’apprêtait à m’asséner un autre coup.
Keiji profita de son inattention pour se jeter sur elle. Le molosse vint au secours de sa maîtresse en propulsant Keiji de l’autre côté de la pièce où il se fracassa contre un mur avant de se relever pour sauter sur le dos de l’animal qui revenait à la charge, la boucle de sa ceinture défaite et un sourire retroussé sur ses dents jaunies. L’homme n’avait rien à son avantage et transpirait le dégoût.
Aki et lui étaient des bêtes que la traque avait pourvues d’un instinct dominant. Il n’y avait chez eux plus aucune humanité. Keiji et moi allions y laisser nos vies. Le cœur vide, les pensées relatives à Caleb, à ma famille et à mes amis, fourmillaient.
Était-ce trop de sang ou trop de pensées qui alourdissaient ma tête ? Je n’aurais su le dire, mais si nous devions mourir avec Keiji, Aki nous suivrait aussi. Je n’allais pas laisser mon fils à sa merci.
***
Tandis qu’Aki pressait le silencieux pour tirer à nouveau, elle manqua son coup sous l’intervention providentielle de Nate qui venait de la plaquer au sol. Deux policiers — ou était-ce des soldats ? — investirent les lieux et s’occupèrent du caïd.
― Lâche ton arme ! intima Nate à Aki qui résistait.
Elle riait comme une sorcière alors que son cerbère venait d’être complètement neutralisé, non sans mal, par les deux hommes. Refusant d’obtempérer, un nouveau coup retentit et brisa un vase. Avant qu’un troisième homme en uniforme noir n’intervienne en renfort. Keiji s’empara, je ne sais comment de l’arme et tira sur Aki, à bout portant entre les deux yeux, sous le regard médusé de Nate. Ce dernier prit le pouls fébrile de la jeune femme et appela les secours. Il poussa Keiji dans un coin et lui retira l’arme des mains sans lui accorder un autre geste qu’une pression sur l’épaule tandis qu’ils se fixaient ; après un hochement de tête, Nate se dirigea vers moi pour me secourir.
― Elle doit mourir, dit Keiji à Nate en essayant de se relever sans vaciller alors que l’équipe de secours fondit sur lui pour jauger sa jambe.
― Il faut qu’elle soit jugée.
Nate en bon militaire qu’il était croyait en la justice qu’il servait.
― Elle ne s’arrêtera jamais, si elle survit.
Aki crachait du sang à pleins poumons et convulsait. Lorsque Nate alla s’accroupir auprès d’elle, Aki cessa de respirer. Il regarda tour à tour Keiji et moi avant de juger que ce ne serait que de la légitime défense.
La brûlure des compresses imbibées de désinfectant ne m’arracha aucune larme. Aki, n’était plus de ce monde, c’était tout ce qui comptait.
***
Quelques instants plus tard, une horde d’agents avaient investi les lieux pour relever les empreintes, balisant la scène du crime et interrogeant chacun de ceux qui avaient été présents. Les ambulanciers continuaient de soigner nos balafres avant de nous conduire à l’hôpital une fois nos dépositions faites.
Soo Hae avait pris la suite des opérations en main en s’occupant de mon fils. Elle expliquait à Nate que ce serait à moi de lui fournir les détails plus tard, mais pour l’heure, elle le remerciait de sa coopération. Il parut nerveux, mais ne fit que la serrer fort contre lui. Elle se lova dans ses bras sans paraître faible. Elle était simplement soulagée grâce à la présence de l’homme qu’elle allait épouser et qui venait de nous sauver.
Hanna quant à elle m’avait rassuré que je retrouverais mon appartement comme neuf, car elle veillerait personnellement à ce qu’aucune trace de cet abject évènement ne subsiste, consciente des souvenirs glauques qui pourraient me revenir plus tard.
Au fond de moi, pourtant, j’étais libérée. Ce fut comme si on venait de me retirer la fameuse épée de Damoclès au-dessus de la tête. Bien que le geste de Keiji soit immonde, je ne pouvais que me rappeler du pire dont elle avait été capable, me doutant qu’elle n’aurait jamais cessé de nous hanter si elle était vivante. Elle avait déjà réussi à fuir tant de fois pour nous pourchasser. Je ne pouvais désormais que prier pour notre rédemption.
***
À l’hôpital, Sheng nous avait rejoints. Il me salua amicalement et débordait de remords. Il expliqua à Keiji comment ils avaient perdu la trace d’Aki et combien il regrettait de n’avoir pas pu être là pour nous tirer lui-même d’un trépas certain sans l’aide de Nate qu’il observait sans que ce dernier s’en offusquât. Nate avait été informé par Keiji lui-même de l’histoire, ainsi que de ses liens mafieux. Le supérieur du soldat avait tenu à discuter en privé avec lui.
Je surpris Sheng qui avait attendu que la hiérarchie de Nate soit en retrait pour annoncer la triste nouvelle à Keiji ; sa mère était morte à la suite des graves blessures infligées par les sbires d’Aki. À Hong Kong, les obsèques seraient organisées dans le plus grand anonymat.
― Et mon père ? le questionna Keiji, sans illusion.
― Nous recherchons encore sa dépouille. Aki, morte, a emporté ses informations dans sa tombe.
Je me demandais ce qui avait bien pu se produire, me haïssant d’avoir voulu une fois encore monopoliser l’attention alors que l’homme que j’aimais traversait des épreuves dont j’ignorais tout. L’expression du visage de Keiji ne laissait rien paraître comme d’habitude. Sa souffrance était bien réelle et j’étais l’une des causes de ses nombreuses pertes. Il lui faudrait du temps avant de m’en parler et il me faudrait cette fois, être patiente pour voir ce qu’il avait l’intention de faire.
Je restais près de son lit au-dessus duquel sa jambe était immobilisée, suspendue en hauteur. Autour de nous, la chambre se vida peu à peu et nos regards s’accrochèrent.
― Je ne sais pas quoi dire.
Il venait de rompre le silence.
― Moi non plus.
Nous nous serrâmes les mains jusqu’à blanchir nos phalanges.
― Tu souffres beaucoup ? désigna-t-il mon visage enflé et pourpre.
― Non.
Je ne mentais pas, car trop heureuse et apaisée d’être encore vivante parmi ceux qui m’étaient chers.
J’avais l’impression de me situer hors de mon corps.
Le cauchemar était enfin terminé.
- Fin du chapitre -
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Le parking souterrain de mon appartement me semblait un lieu convenable pour régler nos comptes. On serait moins exposé aux regards curieux des passants. On ne serait pas encore à l’intérieur de chez moi. Caleb ne serait pas perturbé par nos éventuels éclats de voix si nos tons devaient se hausser. De plus, je pourrais toujours ne pas le laisser entrer si nous ne parvenions pas à un accord. Mais Keiji ne me laissa pas l’occasion de me calquer à ce plan. Il était arrivé avant moi et attendait devant ma porte.
Je capitulais face à tant d’insistance.
En entrant chez moi, la présence de Keiji qui remplissait les lieux me parut à la fois étrange et normale. Il était le père de mon fils, mais un père souvent absent. J’ignorais si j’étais mère célibataire ou si nous formions un couple. Coucher ensemble n’avait pas suffi à me donner la perception d’une relation tangible, ni même le fait de devenir parent, car le vide qu’il laissait à chaque fois me paralysait avec la même sensation d’insécurité.
Hannah vint nous accueillir avec Caleb, réveillé dans ses bras. Elle resta ébahie comme tant d’autres avant elle, devant l’ascendant
qu’exerçait Keiji sur les femmes. Un tel pouvoir était déconcertant. Sans laisser le temps à l’employée de maison de réagir, Keiji s’emparait déjà de notre fils.
― Bonjour bonhomme. Tu as tellement grandi.
Il en était fou et Caleb réagissait tout sourire aux papouilles de Keiji, à ses mimiques infantiles. L’homme viril de la triade avait troqué son costume austère pour s’afficher en un père aimant. Sous ses apparences, personne de son milieu n’aurait cru qu’il pourrait être aussi tendre et rieur, presque banal.
― Hanna, pourriez-vous préparer une collation pour nous s’il vous plaît ? lui demandais-je sans prendre la peine de faire les présentations.
J’invitais Keiji, qui était complètement happé par notre fils, à rejoindre le salon. Il s’installa sur le tapis où les jeux de Caleb étaient éparpillés.
― J’espère que tu veilles bien sur ta maman.
Pour toute réponse, notre fils se mit à gazouiller. Sur ces entrefaites, Hanna revint avec un plateau où elle avait préparé des biscuits et une boisson chaude. L’employée se laissa moins perturber par Keiji, mais son air interrogateur ne m’échappa pas.
― Hanna, il s’agit du père de Caleb, annonçais-je en capitulant pour la deuxième fois de cette journée.
Elle le salua et il le lui rendit par un bref hochement de tête, toujours distrait par notre fils. L’employée n’insista pas et se retira dans la cuisine. Je restais un moment à regarder père et fils s’amuser de façon si singulière.
La dernière fois que j’avais été témoin de leur relation remontait à notre dernière journée passée à Macao. Après une nuit d’intimité, Keiji s’était senti comme revigoré de nos ébats ou de pouvoir vivre notre idylle loin du tumulte. Je ne m’étais pas doutée de la tournure des évènements tant j’avais eu le sentiment de voir tangiblement les liens de notre famille en devenir.
Keiji avait réussi à me convaincre de faire du tourisme malgré mes protestations d’avoir déjà visité les lieux et de ne pas être présentables avec mes balafres. Nous étions donc allés nous balader avec Caleb aux ruines de Saint Paul, à la place Senado et au temple d’A-Ma véritable havre de paix en comparaison des deux précédents endroits très prisés des touristes. Lors de notre promenade, il me tenait la main comme le faisaient les couples de coutume et portait Caleb dans le porte-bébé. Nous ressemblions tellement à une famille sans ses acolytes. L’attention qu’il eût montrée à notre fils m’était allée droit au cœur me procurant un bonheur inintelligible. Une trêve sur laquelle les affres de la vie reprirent leurs droits, jusqu’au nouveau répit de cet instant.
― Jeanne, nous devons discuter, dit-il en mettant fin à mes pensées nostalgiques et en glissant son regard de braise sur moi.
― Je sais. Peut-on attendre après le dîner que Caleb soit couché ?
― Évidemment. Je te suis déjà reconnaissant que tu m’aies ouvert la porte de chez toi.
― Je me demande ce qui se serait passé si je ne t’avais pas secouru il y a plus d’un an déjà ? pensais-je tout haut.
― Des regrets ?
― Non, répondis-je surprise davantage par sa question que par le fait d’avoir formulé tout haut ma réflexion à moi-même.
― Alors pourquoi n’arrivons-nous pas à être heureux ?
― Nous étions d’accord d’en parler plus tard !
― Je suis désolé.
Keiji était un manipulateur. Il nous avait utilisé Caleb et moi. J’étais toujours en colère lorsque j’y pensais. Il m’avait déçue. Il avait torpillé notre idylle. Mon cœur ne connaissait plus de repos depuis qu’il était entré dans ma vie. Je voulais égoïstement protéger le peu de dignité que je pensais qu’il me restait.
Cependant, nous méritions d’être heureux.
C’était plus qu’un simple souhait, ma chair vibrait de ce désir. Je n’avais jamais cessé de me consumer non seulement pour Keiji, mais aussi pour l’avenir radieux auquel je m’attendais pour notre famille ; car nous en étions une. Ni ses parents ni Aki n’avaient eu raison de notre amour, je refusais d’être celle qui ne permettrait pas à notre destin de s’accomplir malgré nos convictions. Il devait certainement y avoir une manière de procéder pour sortir de ce bourbier et nous la trouverions ensemble, car c’était bel et bien ce que révélait l’adage : l’union fait la force. Nous avions déjà bénéficié de la clémence de la vie de nous réunir à plusieurs reprises. Je ne devais plus gaspiller cette chance par impatience, ne sachant pas si une nouvelle opportunité nous serait offerte si nous échouions à nouveau.
Toutes ces pensées ne me quittèrent pas. Même pendant le repas durant lequel j’avais, comme à chaque fois, l’impression d’être déconnectée de moi-même. La scène me paraissait irréelle. Keiji avait tenu à nourrir Caleb lui-même et avec Hanna, nous étions sous le charme de l’aura qui émanait d’eux.
Leur lien ne faisait aucun doute. Caleb n’avait hérité que de la couleur de mes yeux bleus quoique plus foncés et de mon teint laiteux, normal pour un nourrisson. Ses cheveux lisses et noir de jais étaient ceux de son père, tout comme la forme de ses yeux, typiquement asiatique ou encore son menton que sa petite bouille rondelette n’avait pas suffi à couvrir des traits masculins que seraient les siens en grandissant à l’instar de Keiji. En les observant, je ne rencontrais aucune difficulté à revoir l’homme lorsqu’il était enfant.
Cette trêve touchait à sa fin. Après un copieux repas auquel je n’avais presque pas touché, la gorge nouée, j’avais laissé à Keiji suffisamment d’espace pour profiter de notre fils avant de le coucher. Voyant cette scène, Hanna s’était faite discrète.
***
Lorsqu’enfin je me permis un bain chaud dans lequel je m’éternisais, la désagréable sensation de voguer au gré de mes espoirs déçus. Toutes sortes de pensées pêle-mêle m’assaillaient. L’une d’elles s’insinua perfide dans mon esprit, Keiji, l’homme de mes tourments allait passer la nuit ici, ce qui éveilla mon corps à ces sensations établies encore une fois, comme si nous avions signé un pacte en unissant nos corps.
Je sortais de l’eau pour me changer et couper court à mes divagations. Je me sentis brièvement étourdie. Était-ce la chaleur, la rapidité de mon mouvement, ou simplement un trop-plein d’émotions ?
En ouvrant la porte de la salle de bain, quelle ne fut pas ma surprise en trouvant Keiji appuyé contre le mur qui faisait face. Les bras croisés, il me détaillait alors que j’étais en peignoir dont l’encolure dévoilait la naissance de mes seins tendus. Mon bas ventre se mit à pulser sous son regard ardent qui trahissait ce qu’il s’imaginait. Je ne pouvais feindre l’ignorance, pourtant je ne serais pas sa passade du soir.
― Je n’ai pas l’intention de te toucher sans ton autorisation.
― M’aurais-tu caché tes dons de clairvoyance ?
― J’aime ta répartie.
― Pas autant que de t’imposer sans que je m’y attende.
― Tu m’as dit aimer les surprises.
― Mais pas lorsqu’elles sont fallacieuses.
― Tu me flattes.
― La tromperie n’a jamais été un compliment que je sache.
― Effectivement, mais tes expressions sont un attrait dont je ne peux me passer.
― Tu dormiras dans la chambre d’amis.
― Est-ce que je t’effraie ?
― Non. Je crains seulement de ne pas pouvoir te résister. Or j’ai besoin de toutes mes capacités pour…
Il ne me laissa pas finir et plaqua ses lèvres sur les miennes avant de les entrouvrir pour y faire danser sa langue avec la mienne tandis que je lui répondais spontanément, fiévreuse avant de m’évanouir dans ses bras.
Quand je revins à moi-même, j’étais couchée sur mon lit et Keiji soucieux me fixait.
― Tu aurais dû me dire que tu ne te sentais pas bien, me sermonna-t-il.
Je comprenais mieux pourquoi je m’étais sentie tellement à côté de moi-même, réprimant un soupir en tentant de me lever.
― Pourrais-je avoir un peu d’eau ?
― Tu es brûlante.
Sa main fraîche me parut providentielle sur mon front au moment où il l’avait posée avant de me tendre la bouteille d’eau que je gardais toujours près de mon lit.
― Tes habitudes n’ont pas changé, constata-t-il.
Après avoir étanché ma soif, je remarquais qu’il ne semblait pas à l’aise.
― Que se passe-t-il ?
― Je me demandais juste combien de fois il t’était arrivé de te sentir mal sans que je ne sois à tes côtés ?
― Ce n’est pas monnaie courante.
― Si au contraire. Je n’ai pas su te protéger d’Aki à deux reprises. Je n’étais pas présent quand Caleb est venu au monde plus tôt que prévu. Et toutes ces fois où je n’étais simplement pas à tes côtés, énuméra-t-il.
C’était le moment de lui avouer ce que je gardais depuis trop longtemps dans mon cœur et qui me minait. Secouée par les sanglots, le visage pourpre de colère, le ton mal assuré de peur de réveiller Caleb, je parlais d’une traite.
― Tu as raison. Tu n’étais pas là ! Pire, tu t’es servi de Caleb et de moi à tes propres fins ! Je déteste ce que tu nous as fait et je n’arrive pas à te le pardonner. Tu n’es qu’un fin manipulateur et j’en suis moi-même effrayée. Même si pour toi mes sentiments sont accessoires, ton absence de cœur même pour ton propre fils m’est douloureuse et me terrifie parfois. Je ne compte plus les nuits où je suis hantée par des cauchemars qui me rappellent toujours combien Aki est cruelle et combien tu l’es aussi ! Dans vos jeux de pouvoir, ton fils et moi n’étions que des pions ! En plus, je culpabilise d’avoir encore des sentiments pour toi ! Espérer que notre histoire soit belle, c’est mon souhait ! Alors qu’être à tes côtés, m’a abîmée physiquement et psychiquement ! Tous les coups portés ont atteint mon corps, mais aussi mon esprit. Je ne serai plus jamais tranquille. Or toi, tout ce que tu trouves à faire et à dire, c’est de décider unilatéralement pour nous deux. Comme cette relation longue distance. Tu m’imposes toujours tes choix. Peut-on même se considérer comme un couple ? C’est la question que je me pose et me suis toujours posée. Qualifier ce qu’on a, de relation ? Je me sens si désemparée. Si épuisée. Totalement naïve. Et terriblement faible face à toi.
Keiji affichait une expression déchirée que je ne lui connaissais pas. Il semblait accablé. Torturé. Mes aveux semblaient avoir transpercé cette armure. Il déglutissait péniblement. Ses yeux trahissaient une vulnérabilité nouvelle. Il paraissait aux bords d’un précipice. La voix aussi peu confiante que moi quelques secondes plus tôt, il me coupa.
― Tu as le droit de m’en vouloir et de douter. J’accepte tes reproches, mais par pitié ne remets jamais en cause mon amour pour toi. Les choix que j’ai opérés, je ne les ai pas faits de gaieté de cœur et j’en paie le prix aujourd’hui. Je réalise combien je me suis conduit comme un imbécile.
Il n’ajouta rien de plus. Il n’avait pas besoin d’en dire davantage. Il faisait face à ses démons. Il se sentait réellement coupable. Lui aussi était brisé. Nous partagions cette insoutenable douleur. Mais elle était salvatrice après tant de mois de non-dits. L’honnêteté avait été déstabilisante. Face à tant d’émotions, la pression devait redescendre. Les minutes s’écoulaient dans un mutisme où seuls les battements de nos cœurs résonnaient dans nos tympans. La seule constante était nos regards rivés l’un à l’autre comme si c’était la lueur au bout d’un obscur tunnel. Enfin, je brisais le silence pour reprendre notre conversation. Nous avions encore tant à nous dire.
― Ce serait lâche de ma part de ne voir en toi que l’unique fautif. Tu désertes notre vie à Caleb et à moi si souvent. Pourtant c’est moi qui aie érigé cette muraille entre nous parce que tu ne te conformes pas à quitter la triade.
― Crois-moi, j’ai essayé, mais lorsque j’ai compris que rester me permettrait de m’assurer que rien ne vous arrive, j’ai revu ma résolution. Je sais qu’aujourd’hui tu n’arrives pas à me pardonner, mais j’espère que tu y arriveras.
― Tu ne me dis jamais rien. Ton silence est troublant… Je ne sais pas comment vivre avec tes absences répétées. Ce n’est pas cette vision que j’ai de l’amour. J’ignore également comment accepter ton milieu. J’essaie de toutes mes forces de lutter…
― Alors, ne lutte pas. Prends-moi tout entier comme je suis.
― Tu sembles si sincère.
― Je le suis. J’ai commis des erreurs. J’ai été plus que maladroit. Je n’ai jamais voulu te blesser Jeanne, je tiens à toi, à vous… Beaucoup trop pour oser faire une chose pareille. J’ai agi, guidé par mon éducation, par celui qu’on a toujours attendu de moi que je sois, par mon rôle… et parce que je ne sais pas faire autrement. Je n’ai jamais appris à être quelqu’un d’autre.
― Je suis perdue.
― Alors, réfléchis et dis-moi simplement ce dont tu as envie. Dans la mesure du possible, je m’y conformerais.
― Tu es prêt à faire des compromis ?
― Il en est temps. Nous devrions éventuellement arriver là où nous le souhaitons tous les deux.
Je ne saisissais pas tout à fait la portée de ses mots, mais je savais qu’il nous fallait essayer pour Caleb d’abord, puis pour nous.
― Les choses doivent changer ! Es-tu prêt à y remédier réellement ?
― Pour être franc, je ne sais pas comment m’y prendre. Je dois apprendre. Tu devras être patiente avec moi…
― Pourquoi ?
― Parce que je te mets en péril et cette idée m’est insupportable. Pourtant je ne veux pas te laisser et je n’agis pas comme tu sembles l’attendre de moi. C’est déstabilisant.
― Ce qui est véritablement déboussolant pour moi ce sont tes absences répétées. J’ai horreur de me sentir diminuée à chaque fois que tu es de retour, m’interrogeant si tu es là pour le sexe, pour Caleb, par amour…
― N’en dis pas plus, me coupa-t-il en posant son index sur mes lèvres.
― Je ne comprends pas. Tu veux que nous discutions, mais tu n’es pas prêt à entendre ce que j’ai à te dire., m’agaçais-je en repoussant sa main plus violemment que nécessaire.
― Je t’ai offert de m’épouser et tu as refusé.
― Tu sais que je ne pouvais pas accepter un mariage dans nos conditions.
― Et aujourd’hui tu accepterais de m’épouser ?
― Cela ne résoudrait rien.
― Si, tu serais rassurée sur le fait que je suis tien autant que tu es mienne.
― Un papier et des alliances ne feraient pas de nous un vrai couple.
― Alors qu’est-ce qu’un vrai couple ?
― Être ensemble pour partager des sentiments, les aléas de la vie et fonder un foyer.
― Tu quitterais Séoul pour rentrer avec moi à Hong Kong ?
― Honnêtement ? Non.
― Alors on est voué à se torturer.
― Pourquoi devrais-je tout quitter ? Toi, tu refuses de tout laisser sous prétexte que c’est ta seule garantie de nous protéger. Or, à ce jour, ça n’a pas été le cas.
― Tu sais appuyer là où ça fait mal.
― C’est une réalité qui devient plus facile à avouer parce que je me sens fiévreuse et je me sens en veine de te demander les vraies raisons. Seras-tu sincère cette fois ?
― Tu as sans doute raison. Je ne suis peut-être pas prêt à abandonner la triade parce que c’est le seul milieu que je connaisse et que l’inconnu me paralyse.
― Tout ne t’est pas inconnu. Je suis là, moi, de l’autre côté de ton monde.
― Que suggères-tu ? Qu’est-ce que ça change qui je suis et que je disparaisse de mon cercle ? Que nous construisons un pont que je devrais traverser pour venir te rejoindre définitivement ?
― On peut construire ce pont pour commencer. Ce serait bien.
― Je ferais de mon mieux cette fois. Je t’écoute, vas-y.
― J’ai bien compris que tu ne pouvais quitter la triade et à défaut de le faire, je t’imaginerais comme si tu étais militaire. Lorsque tu seras loin de moi, ce serait comme si tu étais en mission. En revanche, même les recrues ont une permission et le droit de parler à leurs femmes et leurs enfants. Lorsque réellement tu estimes qu’on ne pourra pas se parler, préviens-moi. Ton mutisme m’affole. Je me pose des milliers de questions souvent stériles je le sais bien, mais je déteste la lâcheté et j’ai aussi la trouille pour toi, qu’il t’arrive quelque chose.
― C’est d’accord. Accepteras-tu de m’épouser ?
― Pourquoi y tiens-tu autant ?
― Tu compares mon milieu à l’armée, alors dis-toi que tous les soldats ont besoin de savoir que quelqu’un les attend pour rentrer indemnes chez eux.
― Tu me dirais quel est le véritable motif pour lequel tu ne peux pas partir de la triade ?
― Qu’est ce qui te fait croire que ce n’est pas parce que je ne veux pas, mais plutôt parce que je ne peux pas ?
― L’instinct féminin.
― Tu es redoutable, me dit-il en déposant un baiser sur mon front. Mais je ne pourrais pas répondre à ta requête. En tout cas, pas pour le moment.
― Aki ? demandais-je fébrile.
Sa seule évocation n’augurait rien de bon et ne m’inspirait qu’une rage profonde. Elle était en prison selon ce que m’avait dit Keiji, mais elle avait tant de fois semé la panique que je redoutais désormais tout ce dont elle était capable. Quelque part au fond de moi, je craignais qu’elle puisse encore être une menace.
― Je pense que nous avons déjà assez discuté pour ce soir et tu n’es pas au meilleur de ta forme. Je te laisse t’endormir.
Sa réponse ne fit qu’éveiller d’autres soupçons que je me sentais incapable de gérer ce soir-là, trop épuisée.
― Non ! Reste auprès de moi ! lui dis-je en le retenant par la manche de sa chemise noire, retroussée sur son avant-bras où je me régalais des veines saillantes qui rendaient Keiji si viril.
Depuis lui, j’étais devenue vulnérable. Agissant à la fois comme une enfant qui a besoin de toute l’attention et à la fois comme une femme pleine de désirs. Il se laissa choir à proximité du lit et noua ses doigts aux miens, ce qui m’aida à trouver le sommeil.
***
Le rêve qui vint m’assaillir cette nuit-là était cinoque. Le paysage m’était familier. Je me serais cru à La Réunion, dans le sud sauvage de l’île où les vagues viennent fouetter la roche volcanique tandis qu’un vent frais ramenait l’écume salée sur mon visage. Je me voyais au bord d’une falaise marchant comme une funambule tandis que la mer d’un bleu profond se mourait avec régularité en bas. Au loin j’entendais la voix de ma mère qui m’appelait pour me dire de ne pas m’approcher du bord.
Un sentiment d’oppression m’avait soudainement envahi en voyant Aki surgir de nulle part et qui tentait de me pousser dans le gouffre bleu qui s’étendait à nos pieds. La démence transperçait son regard avide de vengeance. Enceinte, je voulais faire preuve d’abnégation. Ses gestes étaient brusques et je luttais.
La scène venait d’être transposée dans une chambre d’hôpital. Après avoir perdu les eaux, je m’apprêtais à donner naissance à des jumeaux, heureuse. Keiji assistait à l’accouchement et me soutenait lorsque mon attention fut frappée par la sage-femme. Il s’agissait d’Aki et elle m’arrachait mes bébés tandis que Keiji s’était évaporé.
Avant que je ne puisse hurler à la mort, j’arpentais les rues de Hong Kong, revoyant ma rencontre avec Keiji. La différence était notoire, au lieu de le sauver, je le vis s’effondrer. Aki venait de lui tirer dessus. M’ayant privée de ceux que j’aimais, dévastée, la bile me monta. Je m’élançais vers elle et la plaquais au sol avec une véhémence furieuse. Je la frappais, les poings ensanglantés par sa chair meurtrie tandis que son rire démoniaque résonnait encore. Je me réveillais en sueur sous le regard ahuri de Keiji dont la main tenait fermement mon avant-bras.
― Tu as fait un cauchemar ? me sonda Keiji.
― Quelle heure est-il ?
― Cinq heures du matin. Hanna est en train de préparer une infusion. Tes cris l’ont tirée de son sommeil.
L’employée se présentait déjà à l’encadrement de la porte, une tasse fumante sur un petit plateau.
― Caleb ?
― Il dort profondément, répondit Hanna.
― Merci, lui dis-je en portant la tasse à mes lèvres.
Le liquide brûlant m’ébouillanta la bouche et m’arracha une grimace.
― Madame éprouve souvent des difficultés à trouver le sommeil, ajouta l’employée à l’attention de Keiji, d’un ton réprobateur avant de nous laisser.
― Ne fais pas attention à ce qu’elle a dit, lançais-je à Keiji.
― Je crois au contraire que c’est important. Je n’avais pas réalisé jusqu’à cet instant combien…
― Arrête ! Je n’ai pas besoin que tu me regardes avec pitié comme si j’étais une pauvre petite chose, le coupais-je.
― Je ne cherche pas à être charitable. Je me sens démuni face à la souffrance qui n’a pas cessé de te poursuivre.
― Je continue d’avancer donc tout va bien.
― Ce qui m’a attiré chez toi, Jeanne, c’est ta force. Une vraie fonceuse. Et lorsque tu tombes, tu te relèves, mais tu n’en demeures pas moins fragile.
― Et que comptes-tu faire ? Ce n’est pas comme si tu pouvais y remédier, tu as déjà déclaré la chose impossible.
― Si je quittais tout pour Caleb et toi, cela t’apaiserait-il ?
― Oui, dis-je sans détour.
― D’accord.
― D’accord avec quoi ? demandais-je incrédule.
― Je vais quitter la triade.
― Il y a encore quelques heures, ce n’était pas envisageable.
― Je n’avais pas réalisé combien le passé avait été aussi traumatisant.
― Et tu t’attendais à quoi honnêtement ? Toutes ces fois…
― J’étais convaincu à tort que tu surmonterais toutes les épreuves parce que tu es une battante née, mais chacun a ses limites.
― Si je n’étais pas vulnérable, tu aurais passé ton chemin ?
― Non.
― Alors pourquoi maintenant après tant de dénégations ?
― Parce que je t’aime et que j’ai l’impression d’être en train de te perdre. Tu n’es plus aussi épanouie et la flamme qui dansait dans tes yeux n’est plus aussi vive. Il m’a fallu du temps pour le comprendre et le déclic n’a eu lieu qu’à cet instant.
― Tu vas me demander de patienter ? Est-ce encore une promesse sans les actes ?
― Que veux-tu dire ?
― La dernière fois, tu m’as demandé de te laisser du temps pour tout arrêter…
― Je vois. J’ai ébranlé ta confiance.
Je me sentais honteuse de lui brandir sous le nez mon manque d’assurance avec cette conviction qu’il ne pourrait que me décevoir à nouveau. La situation me paraissait hors de contrôle. C’était la seule façon de me protéger. Keiji avait accueilli mon silence sans insister davantage tandis que mes paupières lourdes se refermaient déjà.
***
Hanna aurait pu assommer un ours avec ses infusions, mais je devais reconnaître que ses talents m’avaient permis à deux reprises de me sentir revigorée. La fièvre avait disparu et le réveil affichait dix heures, une grande première pour la lève-tôt que j’étais. D’un pas léger, je foulais le parquet chauffant jusqu’à la cuisine après un brin de toilette. Le temps s’étant rafraîchi, j’avais enfilé un jegging anthracite et un pull en cachemire couleur lilas que j’avais prévu d’assortir à un foulard à motif fleuri.
En passant devant le petit bureau, la porte entrouverte a laissé passer les vociférations de Keiji au téléphone. Il l’ouvrit brusquement pour tirer sur le chouchou qui retenait mes cheveux remontés en queue de cheval, libérant ainsi ma tignasse blonde. Il me glissa un sourire et me fit un clin d’œil complice avant de reprendre le fil de son échange musclé.
Attablée désormais avec mon fils face à un petit déjeuner occidental coutumier j’observais le cœur en joie les balbutiements de Caleb, décidément très enjoué. J’étais de bonne humeur. Il y avait comme quelque chose de serein suspendu dans l’air malgré le mécontentement étouffé qui nous parvenait du bureau. Ma nuit n’avait pas été qu’une suite de chimères aux yeux inquisiteurs de l’employée de maison.
― Madame, vous n’êtes pas une mauvaise mère, mais votre solitude ne sciait pas à votre jeune âge. Je m’inquiète pour vous et j’espère n’avoir pas franchi les limites de ma position, décréta cette dernière à brûle-pourpoint.
― Hanna, je ne vous le dis pas assez souvent, mais je vous suis reconnaissante non seulement de veiller sur Caleb, mais aussi sur moi.
Keiji arriva sur cet échange et je vis l’hostilité traverser le visage de l’employée en une fraction de seconde, me demandant même si ce n’était pas le fruit de mon imagination ou d’une nuit trop agitée. L’atmosphère changea imperceptiblement pour qui ne connaissait ni Hanna ni Keiji. Celui-ci me gratifia d’un innocent baiser sur la joue pour ne pas froisser les bonnes mœurs asiatiques qui désapprouvaient les démonstrations intimes en public. Un point que je n’avais jamais compris, surtout quand on savait que faire les lacets de son amoureuse, lui fournir un abri contre la pluie ou simplement la voir jeter un verre d’eau au visage était une scène presque banale de ce côté de la planète.
― Comment te sens-tu aujourd’hui ? m’interrogea Keiji en posant sa main sur mon front.
― Étonnamment bien.
― Du café, monsieur ?
― Oui, merci.
J’observais la scène sous mes cils, le nez dans ma propre tasse avant de juger utile d’intervenir par une pirouette en annonçant mon planning de la journée à l’employée tant par habitude pour elle que pour informer Keiji. Mon téléphone se mit à sonner.
― Monsieur Song, bonjour, décrochais-je.
― Bonjour, je suis en route pour votre bureau.
― Y a-t-il un souci ?
― Non, je pensais qu’il serait bien de vous préparer.
― Me préparer à quoi ?
― Je vous ai obtenu comme convenu une entrevue avec un des chaebols du secteur qui serait prêt à ce que vous lui présentiez votre projet.
― C’est formidable. Je le connais ?
― Une icône masculine de la Hallyu chez cette société de premier plan.
― Incroyable ! Comment avez-vous réussi ce coup de maître ?
― En vrai virtuose des affaires.
― Je n’ai jamais douté d’une collaboration fructueuse entre nous. Mais je suis scotchée, car ça fait des semaines que j’essaie d’obtenir un rendez-vous dans cette sphère. Cette société a été mon premier choix sans pour autant que cela paie.
― Je serai ravi de vous donner les détails.
― Je suis chez moi, je me mets en route. Disons qu’on se voit dans vingt minutes ?
― Je me trouve à Incheon, vous y serez avant moi.
Montée sur des ressorts j’embrassais bruyamment mon fils avant de quitter l’appartement avec un enthousiasme non feint après de brefs adieux aux deux adultes qui semblaient perdus devant mon empressement.
***
Dans la voiture je maugréais cependant contre le trafic routier que je trouvais lent et contre moi-même pour avoir choisi ces bottines noires à talons Stiletto avec lesquelles j’avais failli trébucher. Je semblais être dans une dimension parallèle ce matin que j’avais même oublié de lire le journal. J’appelais donc mon assistante pour qu’elle me prépare une pige de l’actualité avec un focus sur la société. À peine avais-je raccroché que j’enchaînais avec Soo Hae qui me rappelait que nous devions nous voir pour les robes des demoiselles d’honneur. Ses deux cousines et deux autres de ses amies se joindraient à nous. Mais avant de toutes nous retrouver, elle souhaitait passer au bureau ou chez moi pour papoter. Je savais que je ne pouvais pas me dérober à sa curiosité.
À mon arrivée, je me hâtais vers mon bureau, suivie par mon assistante qui me débriefait des messages avant de s’attaquer aux piges demandées. Elle était aussi efficace que Lullaby, méthodique et allant à l’essentiel. De toutes les candidates que j’avais reçues pour son poste, je m’étais demandé comment se passerait notre collaboration dans la mesure où elle n’était qu’une jeune diplômée. De l’eau semblait avoir coulé sous les ponts depuis. Elle maîtrisait les aptitudes requises malgré le peu de temps où elle occupait désormais cette fonction. Il me faudrait prévoir de lui faire passer son entretien de suivi, soucieuse de l’aider à développer ses compétences et augmenter le niveau d’exigence.
À l’instar de mon assistante, bien des situations étaient différentes. C’est vrai que seul le changement est immuable.
J’improvisais en conviant mes trois collaborateurs à participer à l’échange avec Monsieur Song. Mon assistante pourrait faire un compte rendu et je comptais sur le pragmatisme de notre contrôleur de gestion pour ancrer le discours avec les éventuelles retombées chiffrées et notre informaticien dont l’autre atout était sa créativité pour aider à prendre le recul nécessaire. C’était une occasion en or de permettre à mon équipe de monter en compétences en appréhendant un champ plus large de l’impact de leurs missions respectives. Voilà une façon de procéder spontanément et de valoriser le travail fourni par chacun, qui me mettait de bonne humeur.
Le rendez-vous avait tourné en brainstorming jusqu’en milieu de soirée et nous étions tombés d’accord sur une présentation optimum incluant une stratégie en marketing digital afin de séduire la société cliente alors que les portions de poulet frit s’étaient vidées.
***
En sortant de la réunion, alors que chacun regagnait sa voiture ou s’orientait vers le métro le plus proche pour rentrer, un véhicule fonça à vive allure et si un bras ferme ne m’avait pas tiré à lui, j’aurais été projetée contre le mur du parking souterrain.
Stupéfaite, je regardais la voiture s’éloigner dans un crissement de pneus.
Je n’avais pas réalisé que celui qui venait de me sauver d’une mort certaine n’était autre que Keiji. Déjà Monsieur Song et le contrôleur de gestion revenaient sur leurs pas pour s’assurer que j’étais sauve.
J’étais perturbée.
Keiji avait pris la suite des opérations pour faire les présentations tandis que mon collaborateur me tendait une bouteille d’eau. Lorsqu’enfin je revins à moi, j’étais déjà assise sur le siège, côté passager tandis que Keiji faisait le tour pour se positionner au volant en saluant les deux autres hommes. Un sentiment obscur, mais pas inconnu s’insinuait en moi avec effroi. Mais je préférais me taire plutôt que de céder à la psychose. Je doutais que mon karma soit de me faire poursuivre jusqu’à causer ma mort.
Dans l’habitacle chaud de la voiture, les musiques instrumentales de mes dramas et films préférés m’avaient bercée tout le long du trajet jusqu’à la maison. En traversant l’un des nombreux ponts reliant Gangnam à l’autre rive populaire de Séoul, j’avais vu les lumières de la ville scintiller sur l’eau. Je me raccrochais, fébrile, à ces petits riens pour rester forte et ne pas me laisser envahir par des pensées malheureuses.
Le moteur s’arrêta dans le noir du parking et Keiji avait fait le tour pour me sortir de la voiture, toujours prostrée d’apparence bien que consciente à l’intérieur. Il me porta sans difficulté contre son torse dur, captive de ses bras virils. Au seuil de ma porte, je m’étais faite violence pour recouvrer mon calme. En vain. Mon corps refusait de se mouvoir. La parole m’avait désertée malgré mes protestations intérieures de faire bonne figure pour mon fils.
À l’abri de mon cocon, Keiji marmonnait sous le discours scandé par Hanna, outrée de me voir en état de choc et le calme apparent de l’homme qui me portait. Selon elle, il aurait dû m’amener aux urgences et déposer plainte. Ses manquements ne jouaient pas en sa faveur, car elle le trouvait néfaste pour mon fils et moi-même. Elle se hâta de l’orienter vers la salle de bain pour me retirer mes vêtements et me passer sous de l’eau bien chaude pour ainsi me sortir de ma torpeur, tandis qu’elle alla préparer de quoi m’apaiser.
Placée ensuite dans mon lit comme on le fait pour un enfant, Hanna priait pour me faire revenir, remerciant le ciel que Caleb soit endormi.
― Jeanne, mon cœur, s’il te plaît, regarde-moi.
Je l’entendais et pourtant je ne bougeais toujours pas. La rupture entre mon esprit et mon corps était telle, que mon cœur se précipitait avec force contre ma poitrine, seul organe vivant dans la bataille que je me livrais avec moi-même. Plus je paniquais de n’être que mon ombre, plus il battait à tout rompre. Soudain j’eus le souffle coupé, une gifle venait de retentir et incendia ma joue. Mon corps réagit immédiatement sous l’impact. D’abord des larmes sourdes puis me réfugiant contre Keiji, je me cognais obstinément contre son torse, agrippant énergiquement sa chemise jusqu’à laisser exploser ma voix dans des sanglots qui devaient me rendre hideuse. Il ne broncha pas et me laissa évacuer avant d’encadrer mon visage de ses mains pour enfouir son regard dans le mien. Puis il m’attira à lui et caressa mes cheveux.
― Je vais bien… protestais-je en tentant de me dégager de son étreinte.
― Nous savons tous que ce n’est pas le cas. Sache que la police devrait être en train de visionner les caméras de surveillance et nous en saurons plus bientôt.
― Que faisais-tu au bureau ?
― J’avais pensé te faire une surprise en t’attendant à la sortie. Hanna m’a informé de l’heure approximative où tu devais terminer d’après ton texto, alors j’ai pris le métro.
― Merci de m’avoir sauvée.
Pour seule réponse, je me retrouvais à nouveau dans ses bras dont le réconfort n’était plus à prouver si je devais considérer le nombre des épreuves. Hanna qui nous avait laissés revint un moment plus tard avec mon téléphone. Elle m’annonça que j’avais reçu plusieurs messages que je consultais. Mes collègues et Monsieur Song étaient pleins de sollicitude, s’inquiétant pour moi ; même Simon et le couple Pravesh avaient été informés. Je regrettais presque que les nouvelles circulent aussi vite puisque ces derniers me sommaient de prendre une ou deux journées de repos alors qu’à cet instant je voulais m’abasourdir à la tâche, hantée par les yeux de mon assaillant que j’avais cru discerner au volant.
Cette simple pensée me donna envie de vomir et c’est au-dessus de la cuve des toilettes que j’accusais le coup. Je repoussais Keiji hors des toilettes, rebutée à l’idée qu’il assiste à cette scène, mais il ne bougea pas d’un pouce et resta près de moi à me frictionner le dos. Je devais admettre que sa présence m’affermissait autant qu’elle m’effrayait. Je me demandais s’il allait réellement s’attarder dans ma vie.
― Je n’ai pas l’intention de partir, dit-il en écho à mes pensées.
― Comment…
― Je sais que mes absences ont été pénibles et que pour le moment tu ne réalises pas encore les changements qui s’opèrent en moi. Même moi je n’y suis pas préparé et c’est pourquoi j’accepte volontiers tes doutes après toutes les déceptions que je t’ai causées.
― J’ai juste le sentiment que nous tournons en rond. J’espère tant et à chaque fois tu disparais et réapparais comme bon te semble. C’est perturbant.
― Tu es la cause de bien des émois dans mon existence depuis ce jour où tu m’as secouru. Et il ne s’écoule pas une seconde sans que je me demande si tu ne regrettes pas d’être intervenue, car ta vie aurait été beaucoup plus simple sans moi.
― Sans toi, je n’aurais pas connu l’amour ni le bonheur d’être mère avec une éloquente appréciation des petites joies qui me permettent de me relever.
― Tu restes indéniablement passionnée même dans l’adversité. Tu personnifies le dicton « ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts » à chaque défi.
― Instinctivement, j’ai cru au contraire que je n’étais pas à la hauteur pour toi… Confessais-je en me rinçant le visage au lavabo.
― C’est une aberration. Je crois au contraire que c’est moi qui dois progresser pour te mériter.
Notre entêtement nous fit sourire. Sans nous en apercevoir, nous avions établi les bases d’une communication que je n’aurais jamais pensé possible. Nous aborderions certainement des sujets identiques à l’avenir, mais nous progressions avec confiance à bâtir les liens pour
former un couple uni. Je continuais de formuler cette prière et quelque part là-haut, un être puissant devait œuvrer.
- Fin du chapitre -
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Voilà trois mois que je m’étais installée avec mon fils à Séoul. Les évènements ne suivaient pas toujours l’ordre souhaité. Keiji, fidèle à lui-même, poursuivait ses activités et nos chemins s’étaient encore séparés.
Ma nouvelle vie m’offrait des perspectives professionnelles gratifiantes. Développer de nouvelles franchises pour le couple Pravesh en collaboration avec le groupe fondé par Simon était édifiant à mesure que je découvrais les opportunités du marché. La concurrence, bien que présente, ne faisait pas d’ombre à nos ambitions ciblées sur une clientèle plus jeune et perpétuellement à la recherche de nouveautés. Si fidéliser cette dernière nécessitait un travail titanesque, les moyens employés étaient à la hauteur de leurs attentes.
Nous étions quatre dans les locaux de Séoul, et en plus de mon assistante, j’avais recruté un informaticien et un contrôleur de gestion à temps complet. Notre équipe était soutenue sur le terrain par trois vendeuses et une responsable de magasin qui devraient bientôt être
rejointes par deux autres équipes de vente, voire cinq si le projet de développement tenait la route. Ce dont je ne doutais pas, car jusqu’ici le corner-test avait porté des résultats satisfaisants qui nous avaient permis de valider l’ouverture de deux surfaces de vente. Les équipes suivaient une formation au sein du premier magasin de Simon et une formatrice en visuel merchandiseur prévoyait de faire le déplacement depuis Hong Kong pour parfaire leur appréhension du concept.
Le chemin parcouru jusqu’ici avait été laborieux, mais le marché aussi versatile que concurrentiel en valait la peine. Le plus difficile avait été de repenser le schéma axé autour de l’innovation tout en gardant une présence humaine qui ferait la différence dans le conseil à la vente. Les miroirs scanners reliés aux tablettes de notre équipe n’étaient qu’un gadget parmi d’autres pour dynamiser le magasin et en jeter plein la vue avec une expérience shopping high tech dans le secteur du prêt à porter. L’objectif était de faire venir les clients pour faciliter l’achat additionnel ou de substitution, une opportunité que nous enlevaient les achats en ligne tout en se démarquant des concurrents grâce à la numérisation de ce premier point de vente qui serait en plein cœur de Meyong-dong, quartier populaire de Séoul connu pour sa profusion d’enseignes jeunes et dynamiques dans le secteur de la mode. Quant à la prospection pour le couple Pravesh, avec mon équipe, nous étions fiers de tenir les délais de cette mission parallèle bien que sur des charbons ardents.
Séoul était un superbe terrain de jeu pour les concepts innovants. L’effervescence de l’activité économique et culturelle, la communication, les projets et le développement d’une entreprise étaient des sujets qui en épataient plus d’un.
Penser à l’un des rares pans de ma vie qui fonctionnait m’apportait un sentiment d’accomplissement et me permettait de moins penser à Keiji.
Sans impair commis jusqu’ici, je me dédiais à mon boulot et à mon statut de mère, donnant toujours plus sans être rassasiée.
J’avais trouvé pour Caleb une nounou qui s’exprimait aussi bien avec lui en anglais qu’en coréen. J’espérais que développer ses aptitudes linguistiques alors qu’il n’était encore qu’un nourrisson, lui faciliterait la vie en grandissant. Ma mission ici devant durer trois ans à minima, il valait mieux anticiper.
Hanna vivait chez nous, dans le superbe appartement de quatre chambres que je louais avec une vue imprenable sur le palace qui devenait magique à l’automne, près de City Hall. Les propriétaires étaient des Franco-Coréens d’une quarantaine d’années. L’épouse, décoratrice d’intérieur, m’avait aidée comprenant mes goûts très sûrs avec flegme pour aimablement procéder à quelques aménagements et faciliter ainsi mon installation.
Les coupes rectilignes des meubles étaient adoucies par des tons sablés qui me renvoyaient l’image des plages de l’île de La Réunion. L’espace épuré était un curieux mélange entre l’univers cosy de ma ville natale obtenu par la présence de luminaires, de miroirs, de coussins et d’un tapis mauve qui tranchait nettement sur le parquet ; et une ambiance asiatique vivifiée par les aquarelles telles que les fleurs de Sakura et des femmes tantôt en kimono tantôt en hanbok ou encore leurs qi bao sous des ombrelles.
Après une journée harassante dans les quartiers chics de Gangnam où se trouvaient nos bureaux, je voulais avoir la satisfaction de me détendre tout en profitant des festivités annuelles qui s’organisaient à proximité durant le Chuseok ou le festival des lanternes ; et en été, la joie de pouvoir amener Caleb au jet d’eau.
Je bénéficiais pleinement des avantages d’être expatriée, car si j’avais été adepte du métro que je connaissais parfaitement, Simon avait insisté pour acheter une voiture. Un modèle coréen que j’avais choisi offrait une ligne sportive et familiale. Elle me permettait de me déplacer rapidement avec aisance et la possibilité d’amener Caleb.
Je me sentais à l’aise à bien des égards dans ce pays époustouflant où je pouvais marcher sereine dans les rues et rencontrer mes amis autour d’un café à tout moment. Et aujourd’hui était l’une de ces belles journées où mon amie Soo Hae m’avait proposé de découvrir un nouvel endroit où l’on servait des bubble-tea.
― Jeanne ! Par ici ! m’interpelait-elle par de grands gestes enthousiastes.
Je me dirigeais vers elle d’un pas assuré, tout sourire par sa joie communicative après qu’on m’ait gentiment aidé à faire entrer la poussette dans laquelle Caleb gazouillait.
― Comment vas-tu ? la questionnais-je tandis qu’elle s’emparait déjà de mon fils, aux anges devant les grimaces qu’elle faisait.
― J’ai démissionné, m’annonça-t-elle sans trouble.
― Que s’est-il passé ?
― Tu connais les grandes entreprises ici. Elles n’ont pas la réputation d’apprécier que les femmes cherchent à fonder un foyer et l’annonce de mon mariage prochainement… Le comble pour quelqu’un comme moi qui travaille aux ressources humaines !
― Je suis désolée de l’apprendre.
― Ne le sois pas.
― En fait, je suis exaspérée de constater qu’il y a un point commun dans nos cultures !
― Ah oui ?
― La société nous pousse à choisir entre notre vie personnelle et notre vie professionnelle. Cette pression face à ce choix est alimentée par les hommes comme tu le sais déjà, mais également via la transmission utopique de la femme dite parfaite. Comme si on n’était pas assez forte pour mener de front ces deux vies, ou qu’on ne saurait pas trouver le juste équilibre. À ce jeu-là, on est perdante parce qu’on est moins bien rémunérée que la gent masculine. De plus, on est souvent celle qui reste à la maison pour s’occuper des enfants.
― Peut-être, mais toi tu as réussi à conserver ton emploi. Il y a de l’espoir.
― Honnêtement, je ne sais pas comment tu fais pour rester calme !
― C’est sympa aussi d’être la reine à la maison, tu sais ?
― Comment ça ?
― J’aurais du temps pour faire des activités que j’aime, de m’occuper de mon foyer, de m’assurer que quand Nate rentre à la maison, qu’il s’y sente bien…
― C’est un peu idyllique comme vision.
― N’oublie pas qu’en Asie, les femmes sont les reines de la maison. À moi la gestion du budget ! En contrepartie, me maintenir en forme et agréable pour garder mon homme, ce n’est pas si mal, dit-elle d’un air moqueur.
Avec cette boutade, j’avais compris que Soo Hae était alignée avec ses choix. Le plus important était que mon amie soit heureuse.
― Que prévois-tu de faire ?
― J’ai un nouveau centre d’intérêt. Je me suis mise à la calligraphie. Suivant ton conseil, je me suis inscrite dans la même salle de fitness que toi, on s’y croisera.
― Génial !
Je me rappelais combien je me sentais vivante et tellement moi-même avec Soo Hae. Si elle avait tous les traits d’une Coréenne sexy qui passait des heures à travailler son maquillage, elle avait aussi une vie sociale très riche. Elle me parlait de sa nouvelle lubie avec passion, des rencontres qu’elle avait récemment faites et je tentais de m’imaginer chaque scène incongrue qu’elle me peignait avec une hilarité non feinte.
Nous avions commandé des bubble-tea au jasmin et au lait avec des billes de tapioca qu’on sirotait tranquillement.
― Veux-tu être ma demoiselle d’honneur ? me lança-t-elle inopinément.
― Oui avec plaisir.
― Quel soulagement !
― Pourquoi ?
― Ne le prends pas mal, mais je craignais que tu refuses parce que tu sembles mariée à ton job depuis que tu es arrivée ici. Je sais que tu m’en parleras quand tu seras prête pourtant je te trouve différente. Ce n’est pas dû qu’à la présence de ce merveilleux petit ange que tu as mis au monde dans des circonstances qui m’échappent…
Je m’attendais à ressentir une pointe au cœur comme les fois précédentes, mais rien ne se produisit.
― Promis, tu auras tous les détails croustillants. Pourquoi pas lors d’une soirée pyjama organisée pour ton enterrement de vie de jeune fille ?
― Ah non alors, tu ne vas pas me mettre au lit pour ma dernière soirée de célibataire. J’ai bien l’intention de danser toute la nuit. Thomas aussi sera là, le seul représentant de la gent masculine autorisé à s’incruster dans notre moment entre filles.
― D’accord, maugréais-je, cachant combien j’étais ravie de revoir Thomas, un ami qui m’était cher tout autant qu’à Soo Hae.
Depuis mon retour à Séoul, il séjournait à Paris. Nous avions gardé contact comme de coutume en nous envoyant des messages.
― En revanche, je suis preneuse de ton histoire autour d’un bon chimaek devant un film à l’eau de rose de ta collection personnelle.
― Vendu ! Puisque tu me prends par les sentiments. Les virées à Séoul ne sont rien sans un bon poulet croustillant, de la bière et du soju !
Ainsi, nous rigolâmes de bon cœur en zappant les sujets de cette fameuse soirée des révélations à l’organisation de son mariage et les ragots sulfureux de nos connaissances communes, tout en nous remémorant notre folle vie d’étudiante. Ce qui m’amena à parler de l’arrivée de mon petit frère à la prochaine rentrée à qui je n’avais pas proposé de l’héberger. Je voulais qu’il puisse mener lui aussi une vie aussi exaltante qu’avait été la mienne, en résidant sur le campus de l’université, au dortoir international. Évidemment nous avions convenu qu’il viendrait dîner au moins une fois par semaine et qu’à l’occasion s’il le souhaitait, il pourrait rester dormir.
Tous nos bavardages de fille nous avaient fait perdre la notion du temps. Avec tristesse, nous nous étions dit au revoir.
Après ce bon moment, j’étais heureuse de retrouver le calme de mon appartement où flottait une bonne odeur de gâteau à base de pâte de haricots. Hanna, en plus d’être une nourrice très douce, était aussi une employée de maison aux petits soins pour Caleb et moi. Elle nous concoctait toujours de bons petits plats, ce qui ne semblait pas curieux chez cette jeune femme qui paraissait plus que son âge avec sa permanente et son corps trapu comme les ajumas des restaurants aux alentours. Je me souviens l’avoir embauchée d’abord parce qu’elle avait enseigné le sport de haut niveau aux plus petits, outre le fait qu’elle parlait couramment anglais. Ses talents de cuisinière n’ont été qu’une découverte inattendue chez cette personne loin d’être charmante si on se fiait aux apparences.
― Des messages pour moi, Hanna ? la questionnais-je tandis qu’elle venait m’aider à me débarrasser de mes affaires.
― Non, madame Jeanne.
Sa réponse ne m’étonna guère, car hormis ma mère, quelques amis et Simon, personne n’essaierait de me joindre chez moi. Il était évident qu’Hanna avait perçu ma déception sous le masque que j’affichais. Mes yeux rougeoyants au réveil à plusieurs reprises ne lui avaient pas échappé ; elle ne m’avait jamais questionnée. J’appréciais sa discrétion et le respect qu’elle avait pour ma vie privée bien que nous soyons sous le même toit.
Quelques instants plus tard, le voile triste avait disparu en dégustant les petits gâteaux qu’elle avait disposés dans un plat sur le plan de travail central de la cuisine et il ne résonnait dans la pièce que les gazouillements de mon fils et mes éclats de rire. J’aimais plus que tout passer du temps avec Caleb et j’avais hâte, mais pas trop, qu’il grandisse. Je l’imaginais déjà faire ses premiers pas et pourtant j’appréhendais ses questions lorsqu’il irait à l’école, voyant qu’à l’inverse de ses camarades, il n’aurait pas son père à ses côtés. C’était une pensée que je préférais refouler au fond de moi et qui me laisserait matière à penser cette nuit comme tant d’autres auparavant, même si je savais pertinemment qu’il était vain de vouloir réécrire l’histoire.
Après une agréable soirée, je me retrouvais seule à travailler sur mes dossiers. Le sommeil tarderait à venir et les cauchemars me hantaient régulièrement depuis mon escapade à Macao. Le piège à rêve amérindien offert par Soo Hae après son voyage aux États-Unis, placé en tête de lit, ne servait à rien. Bien que consulter m’aurait aidé, j’estimais être une personne résiliente. Davantage concentrée sur la pièce sobrement aménagée dans un esprit cocooning, j’attendais son message du jour. De simples textos échangés chaque soir étaient à la fois ma bouffée d’air et mon univers. Keiji et moi ne communiquions plus que brièvement d’un accord arbitraire qu’il avait pris. Je me demandais ce que je préférais : son silence absolu ou cet écran interposé ? L’envie d’entendre le timbre de sa voix était constante, à l’instar de ses enfants aux regards concupiscents, que l’on privait de sucreries aux caisses des supermarchés.
Lorsqu’enfin le téléphone s’illumina dans la chambre baignée par l’obscurité, à mon corps défendant, je me sentais pleine d’espoir. Savoir que je n’aurais pas davantage de détails sur son existence ne freinait en rien mes attentes.
« J’espère que tu as passé une excellente journée. Avec Caleb, je vous aime et vous me manquez. Douce nuit. »
Je tentais en vain de me raisonner que Keiji serait à jamais l’homme de passage dans notre vie à Caleb et à moi, comme il l’avait prouvé à plusieurs reprises. Déçue du peu d’intérêt que nous représentions pour lui malgré ses belles paroles, je me souvenais à chaque fois de notre retour à Hong Kong où il avait été très clair sur la distance qu’il mettrait entre nous sous prétexte de nous protéger. J’avais compris qu’il ne profiterait pas des évènements pour cesser ses activités. Ce constat m’avait mise dans une colère rouge puisqu’il avait répondu devoir faire ses devoirs en ces temps troubles. Cette colère n’était toujours pas retombée depuis la prise d’otage d’Aki, où mon fils et moi avions été ses appâts. Ses pions sacrifiables.
« Quand seras-tu à nos côtés ? » Ce soir plus que jamais, j’avais les nerfs en pelote et il me semblait futile d’aborder notre quotidien comme je l’avais fait durant ma grossesse et si à l’époque ses motifs étaient recevables, aujourd’hui je n’étais plus aussi compréhensive.
« Que se passe-t-il ? »
À ce dernier message j’avais répondu ne plus être capable de supporter le flou de notre relation, ne sachant pas si je pouvais tourner la page et le tenant pour responsable du vide affectif que je ressentais. L’amour n’éloignait pas les gens, peu importe les raisons, et nous avions déjà traversé tant de passage à vide que je m’étonnais qu’il puisse persister à exiger autant de nous. Notre relation était vouée à l’échec, car il ne restait jamais suffisamment longtemps pour construire une histoire solide et pérenne. J’étais celle qui devait m’accommoder de son absence sans qu’il tente quoique ce soit pour y remédier. Il était resté silencieux à ce que je lui avais envoyé.
Agitée dans les draps froids de mon lit, j’avais fini par aller m’installer les jambes enroulées sous moi dans le large canapé d’angle qui faisait face aux immeubles pour boire un chocolat chaud.
― Qu’est-ce que c’est ? questionnais-je Hanna qui m’avait surprise en me retirant des mains ma tasse.
― Une infusion à base de valériane. J’ai remarqué que vous dormiez peu. Durant ma promenade au marché pendant que vous vous étiez absentée aujourd’hui, j’en ai trouvé.
― Merci. Vous ne dormiez pas ?
― Non et je savais que vous seriez là… comme chaque soir.
― Je suis désolée. Je n’avais pas pensé interrompre votre sommeil.
― Ne soyez pas inquiète. Si je peux me permettre, vous êtes courageuse d’élever seule votre fils. Vous travaillez également beaucoup. Les femmes d’ici choisissent souvent entre être femmes au foyer et mener de front leur carrière. D’ailleurs, elles sont de plus en plus nombreuses à opter pour le second choix de vie.
― Je doute parfois d’être suffisamment à la hauteur de pouvoir concilier mon rôle de mère et ma carrière.
― Dépendre d’un homme, ça n’a plus la même valeur de nos jours, vous savez ? Vous faites de votre mieux. Vous devriez vous ménager un peu, termina-t-elle circonspecte avant de s’éclipser discrètement.
C’était sans doute la conversation la plus honnête que nous n’avions jamais eue avec Hanna. Je louais la pénombre, certaine de rougir de honte, car il m’était arrivé de m’endormir dans le salon, ce qui à l’évidence n’avait pas échappé à la brave femme bien qu’au petit matin je retournais dans ma chambre. L’infusion mit à l’épreuve mon sens olfactif avec son odeur particulière que je n’aurais su décrire.
- Fin du chapitre -
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Après avoir sillonné les rues de Hong Kong toute la nuit, et nous être arrêtés dans différents commissariats, nous avions fini par embarquer sur un bateau à l’aube. Keiji venait de m’annoncer que nous nous rendions à Macao, pour y rejoindre notre fils.
Sur le navire qui fonçait à toute allure, on me soigna. Je pus prendre une douche et enfiler des vêtements que Keiji avait fait préparer pour moi. J’avais une mine affreuse, pire que celle des mauvais jours. Les yeux cernés d’une nuit sans sommeil, les traits agités et le corps déconfit. Bien que l’homme que j’aimais ait agi dans notre intérêt, je le détestais à cet instant précis, me remémorant l’effroi de ces dernières heures.
Je m’étais enfermée dans la cabine de douche depuis un long moment. On frappa à la porte.
― Jeanne ?
Cette voix rauque, si coutumière, je ne voulais pas l’entendre. C’était trop tôt. J’ouvris l’eau, taciturne.
― Jeanne ? Je sais que tu m’entends. Ouvre s’il te plaît.
L’eau n’y faisant rien, je m’accroupis dans un coin et mis mes mains sur mes oreilles tandis que Keiji persistait. Au bout d’un moment ne l’entendant plus, je déduisis qu’il était parti et me levais pour sortir de la douche. J’osais à peine me regarder dans le miroir. J’étais méconnaissable, la joue bleuie, des coupures ci et là et un teint blafard.
Quelques minutes s’écoulèrent et je restais inerte, les mains appuyées contre le lavabo. Un froissement venait de glisser le long de la porte. Keiji était toujours là. Je vins à mon tour m’adosser à la porte, assise à même le sol, les mains rouges d’être crispées. Je l’entendais sangloter.
― Je sais que tu ne me le pardonneras jamais, Jeanne, l’entendis-je prononcé meurtri.
Toutes les explications qu’il aurait pu me fournir à cet instant n’auraient servi à rien, car jamais je ne pourrais oublier. Mais son agonie était si authentique que j’étais prête à tout lui pardonner. Cependant, toujours sous le choc des récents évènements et de cette terrible révélation, je ne me sentais pas capable de lui accorder ce pardon tant que je n’avais pas retrouvé toute ma lucidité.
Ainsi, il me conta son histoire et je l’écoutais assidûment.
Aki et Han avaient une liaison depuis qu’Aki et Keiji étaient fiancés. Cette liaison confondait amour et intérêt. Elle avait cru pouvoir avoir un ascendant sur lui et avait échoué. Échafaudant des plans tous aussi malsains les uns que les autres, elle avait entraîné Han. Dans les méandres de son ambition, Han était aveuglé par ses sentiments pour elle.
Keiji avait pitié d’eux, mais il souffrait d’avoir vu l’empire de plusieurs générations partir en fumée. Le deuil de ses amis les plus proches lui paraissait insurmontable. L’ampleur des dégâts était telle qu’il ignorait comment poursuivre. Tout reconstruire. Pourtant, il me confessa que pour épargner nos vies, il recommencerait sans hésitation. J’étais le seul appât hormis Caleb, qui aurait pu les motiver à sortir de l’ombre. En revanche, le nettoyage qu’ils avaient réalisé dépassait tout entendement. À présent il était un homme dévasté à qui on venait de le priver de ses racines.
Han avait été exécuté après avoir été percé à jour et avoué ce qui se tramait nous concernant sans détailler l’envergure de leur projet à lui et à Aki. Keiji lui avait ôté la vie de ses propres mains, sans honneur.
La micropuce que je portais dans mes boucles d’oreilles avait été activée ; ces mêmes perles, que je me refusais d’enlever depuis la première fois où il me les avait offertes, avaient mené Keiji à moi et donné l’alerte. Ayant appris que la propriété n’était plus sûre, il avait figé les caméras et avait commencé les opérations dans une course contre la montre.
Évacuer Caleb et ses parents était la mission qu’il avait confiée à Sheng pour pouvoir venir me porter secours. Lui qui n’avait jamais cru en une quelconque religion, s’était retrouvé démuni et avait prié pour que je sois indemne.
Désormais, il savait que Han ne lui avait communiqué que partiellement les éléments. Car au bout du compte, Keiji aurait été anéanti en même temps que son empire clandestin.
Son cœur avait été torpillé en me voyant mutilée tant physiquement que par les sombres pensées qui m’avaient mené à la barbarie que j’aurais pu commettre s’il n’était pas arrivé à temps. Non seulement, il m’avait sauvé des griffes de mes ravisseurs, mais il m’avait aussi épargné moi-même du gouffre qui guettait. Me voir occulter toute humanité par vengeance avait été une vision innommable pour lui. Il ne voulait plus voir ma déshumanisation et savait que se débarrasser d’Aki comme il l’avait fait de Han, aurait été la décision la plus judicieuse. Soumis à ses devoirs, il avait été contraint cependant de remettre son destin aux mains de ses connexions loyales au sein de la police, assoiffée de vendettas après cette nuit infernale. Elles se chargeraient de faire payer la traîtresse.
Je l’écoutais, meurtrie pour cet homme fier qui, dans le chaos ambiant, avait le sentiment d’avoir fui lâchement et de m’avoir perdue.
Je ne savais encore pas qu’à cet instant, en ouvrant la porte, j’allais trouver un homme ordinaire, défait sous l’emprise de ses démons et qui n’attendait qu’une tendre caresse pour le délivrer. Accroupie face à lui qui perdait pied, je partageais sa douleur comme si elle était mienne. D’ailleurs sa souffrance était mienne. Il s’accrocha à moi dans une étreinte désespérée comme on s’agrippe à une bouée de survie en eau trouble et agitée par la tempête.
Dans le couloir, il venait de s’assoupir anéanti. La secousse avait été harassante pour Keiji. Il était si faible, si humain pour la première fois. Je lui caressais les cheveux et le visage, tentais de le rassurer lorsqu’il sursautait dans ses mauvais rêves. Je ne pouvais plus restreindre mon amour pour lui, car dans toutes ces tribulations, je l’aimais même déchu. Je lui avais pardonné déjà. Quelle folie !
***
Après les récents évènements, nous éloigner temporairement de la guérilla dans les quartiers peu sûrs de Hong Kong était salutaire. C’est à Macao que nous avions posé nos bagages le temps d’un weekend. Nous avions logé dans une suite du Venice, cet hôtel qui hébergeait une réplique des canaux italiens avec ses ponts et ses gondoliers. La magie des lieux nous avait apaisés tout en permettant à l’homme diminué de couver sous ses cendres pour renaître bientôt tel le phœnix.
― Keiji ? J’ai mille questions qui me brûlent encore les lèvres, lançais-je, le prenant au dépourvu.
― Mille questions, ça fait beaucoup. Je suis un homme en reconstruction, ne l’oublie pas, me répondit-il, taquin alors que nous avions trouvé une petite église. Où nous poser.
Il s’agissait de la même chapelle d’une blancheur immaculée où un de mes dramas préférés avait été filmé.
― C’est vrai, mille questions, c’est un peu exagéré. Pourquoi ne me dis-tu pas ce qui se passe avec Aki ? Qu’as-tu dit à Antoine la dernière fois à l’hôtel ? Puis à mon père ce soir-là ?
― Pourquoi toujours poser des questions ?
― Pourquoi continuer à répondre à mes interrogations par d’autres ?
― Il y a des sujets comme avec ton frère ou ton père qui, bien qu’ils te concernent, me sont personnels. Je peux juste te dire que je respecte que chacun d’eux veille à te protéger et à ce que tu sois heureuse. Je n’oserai d’ailleurs pas me frotter à ton père un jour…
Je le regardais amusée par la mine faussement apeurée qu’il avait affichée après avoir prononcé cette dernière remarque.
C’était une vie presque normale que nous menions à ce Las Vegas asiatique, avec la possibilité de nous balader avec notre fils, et ce, sans escorte. Cette dernière s’était rendue discrète après avoir vu ses rangs se réduire. Certains étaient restés à Hong Kong en renfort. Les nouvelles que je percevais au fil des quelques échanges téléphoniques m’apprenaient que les rues étaient en deuil. Tous réclamaient le retour de leur chef alors même qu’une majorité d’entre eux ne l’avaient jamais vu.
Personne n’avait mentionné Aki et je me demandais ce qu’allait faire Keiji. Il était à un croisement où il pourrait choisir de tout abandonner et de mener une existence quelconque loin du tumulte de la triade. Je voulais croire qu’il pourrait enfin tourner le dos à son milieu qui venait d’imploser. Pourtant, je n’osais pas formuler à voix haute mes pensées, redoutant que les données qui m’échappaient encore soient celles qui briseraient tout espoir.
Cet homme, si obscur, avait des secrets qu’il n’était pas prêt à me dévoiler et je voulais que le rêve puisse durer davantage. Je lui pris la main et la surprise sur son visage ne se fit pas attendre.
― Nous sommes une famille, répondis-je simplement en souriant, ce qui réveilla une douleur sur mon visage et me réduisit à arborer une mine contrite.
Pour confirmer mon affirmation, il avait cessé d’avancer avec la poussette pour me prendre dans ses bras et tourner sur nous-mêmes après être sorti de la petite église.
― Tu es si légère, remarqua-t-il, inquiet.
J’avais pris peu de poids durant ma grossesse, les nombreux chocs étaient venus se superposer à une morphologie tonique que pratiquer du sport régulièrement m’avait aidé à entretenir. Je tenais après ma mère. Elle aussi avait pris peu de kilos lorsqu’elle était enceinte. Quelques semaines après avoir donné naissance, j’avais retrouvé ma ligne d’avant sans effort. Si je reconnaissais que je n’étais plus aussi svelte grâce à une activité physique régulière, je savais également que Keiji se tenait pour responsable de tous mes maux.
Malgré tout, j’étais convaincue que c’était mon manque de vigilance qui me causait ces fâcheux incidents. Mais pour ne plus voir son front se plisser au niveau du troisième œil, j’y posais mon index pour faire de petits cercles avant de coller mes lèvres aux siennes.
Aussitôt, je sentis son corps alerte, se pressant contre le mien. Il m’enlaça avec une force insoupçonnée comme s’il tentait de me retenir, trahissant cette peur de me perdre à nouveau. Cette bulle qui avait été créée ces derniers jours risquait d’éclater à tout moment. La perspective de cette pensée semblait obséder Keiji constamment.
Néanmoins, la proximité de nos corps réanima les braises en moi. Je savais qu’en retournant à l’hôtel, je ne pourrais plus reculer et je ne le souhaitais pas d’ailleurs. La tension entre nous avait été sublimée et les évènements traversés ensemble n’avaient fait que l’accentuer.
Nous nous aimions.
***
Peu sûre de moi avec mon allure de rescapée dans les lieux très fréquentés par les touristes, j’avais refusé de visiter davantage Macao où j’étais déjà venue. J’avais donc souhaité rentrer à l’hôtel. Si nos regards entendus ne laissaient aucun doute sur la suite des évènements, je redoutais l’instant où nos corps se rencontreraient à nouveau.
Contre toute attente, alors que Keiji n’avait cessé de caresser le creux de la paume de ma main de son pouce et ma nuque de son autre main sur le trajet nous menant à l’hôtel, une fois dans la chambre, rien ne se produisit, me laissant sur ma faim. Keiji s’était retiré dans la salle de bain et n’en était pas ressorti depuis qu’il avait posé Caleb dans son lit lorsque nous étions revenus une heure plus tôt. J’avais régulièrement pris de ses nouvelles. À chaque fois, il m’avait répondu que tout allait bien sans pour autant ouvrir la porte.
Frustrée, je tournais en rond dans la pièce jusqu’à poser mon front contre la fenêtre glacée. La fraîcheur tranchait nettement avec mes hormones en ébullition. La situation m’échappait et je commençais à ressentir un malaise s’installer insidieusement, me reprochant tantôt de me faire de fausses idées et tantôt d’être impatiente.
J’avais fini par me laisser glisser le long de la baie vitrée, lorsque Keiji était réapparu de son exil. Ses yeux qui me fixaient gravement me perçaient le cœur. Il s’était assis en tailleur face à moi et avait pris ma main qu’il serra tendrement.
Je n’étais plus moi-même.
Les digues venaient de lâcher, sans comprendre pourquoi, je m’étais mise à pleurer. Le choc émotionnel n’avait pas été complètement surmonté comme je l’avais cru. Quant à l’homme qui s’était approché de moi, il me connaissait mieux que moi-même. Il me semblait être pleinement redevenu lui-même fort et habile. Il ne disait rien et ne m’encourageait pas à cesser mes jérémiades. Il demeurait présent dans une splendide simplicité pour quelqu’un qui venait lui aussi de traverser l’ouragan.
Je redoublais d’admiration pour la puissance qui émanait naturellement de Keiji.
Lorsqu’enfin mes larmes s’étaient taries, je m’étais assoupie contre lui, sur le sol. Les pleurs de notre fils m’éloignèrent des cajoleries qu’il me prodiguait et me rappelèrent ainsi à mon rôle de mère. Je me sentais étrangement plus posée, sans que mon excitation ne soit pour autant altérée.
Après avoir allaité Caleb et pris une douche, je me retrouvais face à Keiji sur la petite table sur laquelle le personnel avait dressé un repas gargantuesque. La vue de cette profusion de couleur et d’odeur m’avait révulsée dans un premier temps. Néanmoins, dès la première bouchée, j’engloutissais tout comme si je n’avais pas mangé depuis des jours. Je ne m’étais pas aperçue avoir été autant affamée. Malgré le silence ambiant, Keiji qui contribuait à rendre mon humanité ordinaire était le repos auquel je semblais aspirer depuis des lustres.
― Je ne t’ai jamais connu un tel appétit.
Sa remarque à première vue innocente me fit vibrer.
― Tu penses qu’il y a eu tromperie sur la marchandise ? lançais-je coquine, en laissant un tracé sensuel du bout de ma langue sur mes lèvres.
À le voir figé ainsi, j’ai cru l’avoir choqué d’avoir osé ainsi plaisanter. Mais quelques secondes plus tard, il esquissait un sourire radieux.
― Je ne me doutais pas que tu avais cet aspect en toi, se reprit-il.
Je me sentais honteuse avec une once d’amertume dans la poitrine de n’avoir pas été encore dans son lit. Je préférais donc changer de sujet, lui parlant de la première fois où j’avais découvert Macao.
***
Si le repas s’était déroulé sur un ton détaché depuis ma bévue, j’étais pourtant allée me coucher le cœur lourd. Je revivais mentalement ma journée, de notre balade électrique jusqu’au dîner avant de me retrouver seule dans ce grand lit puisque Keiji s’était installé sur le divan. Si mes larmes étaient taries, la douleur était bien présente, car je me sentais rejetée. J’étais tiraillée. Je me demandais non seulement si j’éprouvais unilatéralement une attirance, mais également si c’était normal de vouloir plus.
Les pensées qui s’étaient accumulées étant toutes aussi sordides les unes que les autres, je me forçais à trouver le sommeil. Ce n’est que plus tard au milieu de la nuit, que je sentis un corps chaud s’approcher de moi dans un froissement de draps.
― Tu dors ? soupira une voix rauque et familière.
À demi éveillée, je reconnaissais Keiji qui venait de se presser contre moi, le membre dur.
― Qu’est-ce que… ? s’éteignit ma question dans un gémissement délicieusement paresseux tandis que ses mains me caressaient, m’arrachant un râle qui venait de me réveiller totalement.
― Je n’arrive plus à résister, m’avoua-t-il languissant.
― Je n’attendais que ça.
En entendant ma réponse, il venait d’inspirer profondément. Il se faisait de plus en plus insistant et pris pleinement possession de ma bouche dans un baiser langoureux qui nous laissa tous deux le souffle court.
― Je voulais attendre que tu sois remise.
Je me sentis idiote en entendant sa remarque. Je me retournais pour lui faire face et pouvoir lui prodiguer autant de bien qu’il me procurât.
― Je doutais d’être suffisamment attractive…
― Tu plaisantes ? Sais-tu quel supplice j’ai traversé de ne pas avoir pu te toucher ? T’entendre gémir ? Te donner du plaisir ? Je n’ai jamais cessé de te désirer et je me suis réveillé un nombre incalculable de fois la nuit à ta recherche, pour prendre une douche froide ou encore changer les draps.
L’écouter prononcer ces mots était dangereux, car ils me propulsaient dans un état d’excitation presque oubliée.
― J’ai souvent pensé à te mordiller… laissais-je en suspens tandis que je me basculais au-dessus de lui.
― Tu es tout bonnement torride, Jeanne. La maternité t’a rendue plus sexy que tu ne l’étais déjà, me confia-t-il en m’ôtant mon t-shirt avant de redescendre ses mains sur mes fesses où le tissu de mon short se froissait.
Ma bouche s’activait à parcourir son torse, puis son cou avant de retrouver ses lèvres. Tantôt, mes mains faisaient pression sur les muscles de ses bras, tantôt, ils lui agrippaient les cheveux avec hargne. Il avait posé ses mains sur mes hanches m’invitant à onduler en suivant leur rythme, créant une friction entre nos corps alanguis.
Il me souleva prestement avant de m’allonger pour me retirer mes vêtements. Inquisiteur, il découvrit la cicatrice à mon bas ventre et ne me permit pas d’être gênée par celle-ci en posant délicatement des baisers tout le long, pendant qu’il effleurait mon. Mon intimité sous ses caresses chevronnées perlait.
La pudeur n’ayant pas de place entre nous à cet instant, je me sentais étonnamment sexy tandis qu’il s’appropriait à nouveau mon corps par ses regards fiévreux, ses mains insistantes et sa bouche affamée.
Malgré moi, je bougeais, me mordillant les lèvres pour ne pas crier tandis que l’orgasme montait, dévastateur.
Satisfait de son accomplissement, Keiji me souriait. Si quelques minutes de répit avaient été nécessaires pour que je revienne à moi, je n’en étais pas moins insatiable. J’aimais son goût autant qu’il appréciait le mien. Nous avions été honnêtes de formuler à voix haute cet aveu qui procura lui aussi des frémissements.
N’y tenant plus, il finit par enfiler un préservatif et me bouscula. Si une douleur venait d’être réveillée au niveau de ma cicatrice, elle fut de courte durée tant l’envie de notre corps-à-corps était puissante.
Relevé au-dessus de moi, il avait pourtant pu percevoir cette gêne et s’était assagi, me libérant et me faisant l’amour avec une douceur infinie. Il venait de cesser de chuchoter à mon oreille, pour me fixer droit dans les yeux tandis que j’encadrais son visage de mes mains. Ce fut ainsi que cambrée sous ses soubresauts nous avions joui.
Il m’invita à le suivre à la douche, où l’excitation de l’acte charnel avait laissé place à la sensualité de se laver l’un, l’autre avant de rejoindre le lit où nous nous endormîmes nus. Penaude, je réalisais combien il avait toujours su me combler.
Keiji me rendait entière. Ce fut la dernière pensée cohérente avec mon cœur que j’eus avant de sombrer dans un sommeil sans rêves. L’agitation avait cédé la place à la quiétude et tout me paraissait possible désormais.
- Fin du chapitre -
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Après quelques préparatifs pour le grand départ, j’atterrissais enfin à Hong Kong. Étrangement cette ville, si familière par le passé, me parut comme une mégapole où des scènes de ma vie avaient été tournées. Tout semblait si irréel. La dernière fois que j’avais posé les pieds dans cet aéroport, je voulais m’éloigner pour me reconstruire. Aujourd’hui, j’avais choisi d’emprunter une nouvelle route et mon passage sur l’île n’était qu’un transit me menant à tourner une nouvelle page de ma Vie. Le seul élément qui ancrait le tout dans la réalité avec laquelle je composais désormais était que je sois devenue mère. Mon fils dans les bras, j’avançais sur les pas de son père avec qui nous avions voyagé.
Keiji avait tout organisé, pour que nous soyons ensemble dans l’avion en modifiant mes réservations. Il s’était montré peu loquace durant le vol de l’île Maurice à Hong Kong, même lorsque les hôtesses s’extasiaient devant notre enfant. J’avais eu tout le loisir de méditer sur mes derniers jours avec ma famille qui m’avait soutenue. Ma mère avait aussi accepté ma décision de ne pas vouloir m’engager avec Sacha.
Je me remémorais le jour où j’avais clarifié la situation avec les deux hommes. J’avais une peine sincère pour Sacha que j’appréciais réellement ; son amitié me manquera terriblement. Concernant Keiji, je me sentais perplexe, me demandant si son mutisme était dû à l’échange qu’il avait eu avec ma famille, le même jour.
Mon père avait tenu à ce qu’il reste pour le dîner, étant donné l’heure avancée, alors que ma mère qui ne tenait pas cet homme dans ses bonnes grâces avait lancé un regard réprobateur à son mari. Keiji, ayant assisté à la scène pour ma plus grande honte, avait préféré décliner l’invitation arbitraire. Pourtant, mon père n’avait pas lâché l’affaire et avait décidé d’aller discuter avec Keiji dans un pub près du port. La teneur de leur échange, cette nuit-là, m’avait totalement échappé. Mon père avait refusé de m’en faire part et Keiji n’avait pas communiqué davantage ; ce qui à plus forte raison, avait piqué ma curiosité.
Ma mère avait promis de venir me voir à Séoul, accompagnée de mon jeune frère qui envisageait désormais d’y effectuer un échange universitaire au lieu de rester à Paris avec Salomé pour la rentrée prochaine. Il souhaitait s’ouvrir sur le monde. Je le soupçonnais de vouloir s’y installer pour veiller sur nous et rassurer ainsi mes parents. Bien que sa démarche soit attendrissante et qu’une telle opportunité était à saisir pleinement, j’avais le sentiment de le priver d’une vie épanouie avec des décisions qui lui seraient propres et ne seraient pas impactées par les choix de vie de notre famille, notamment les miens.
***
Toujours perdue dans mes pensées, j’étais passée des douanes au véhicule tout-terrain noir si familier qui nous menait dans les résidences du Peak sans m’en apercevoir ; quant à Keiji, il n’avait cessé de m’observer du coin de l’œil tout comme moi je l’avais fait. Mon cœur qui s’était emballé n’avait pas pu se reposer depuis notre départ et l’espace dans lequel nous étions confinés ne m’avait aidé en rien.
Nous étions des amants devenus parents sans que la vie ne nous offre le cadeau de pouvoir entrer dans le moule de la normalité. Peu importait le passé, l’attraction elle, ne s’était jamais éteinte et je redoutais ces quelques jours à venir avec lui. Se rendant même disponible pour l’occasion, il avait souhaité profiter de ce temps avec son fils et insisté pour que nous résidions chez lui. Il était différent depuis son premier contact avec Caleb ; quelque chose en lui semblait avoir mûri et une étincelle nouvelle brillait dans ses yeux. De l’amour débordait de lui pour son fils. Je devrais me faire violence pendant notre séjour, pour ne pas succomber à son charme.
― Je dois te prévenir que mes parents sont ici, annonça Keiji, calmement alors que le véhicule franchissait le portail de la propriété à une heure matinale.
― Je suppose que je n’ai pas à m’inquiéter pour notre fils et que tu as mûrement réfléchi avant.
― Mon père n’est plus celui que tu as connu, avait-il coupé.
― Comment ça ? demandais-je en arquant un sourcil.
― Après un accident vasculaire cérébral qui a eu pour conséquence une paralysie permanente, il n’est plus le même homme.
― Je… je… suis désolée, dis-je honteuse, loin de m’être imaginé ce que Keiji avait traversé durant notre séparation.
― J’ai cru que ma mère ne s’en remettrait jamais et je n’avais jamais envisagé que son attachement à mon père soit aussi fort.
― C’est ce qui t’a retenu ici ? questionnais-je avec une empathie spontanée.
― C’est effectivement l’une des raisons.
― Pourquoi ne pas me l’avoir dit plus tôt ?
― Lors de notre conversation dans la chambre d’hôtel, je t’ai mentionné que beaucoup de choses avaient changé.
― Que dois-je savoir d’autre ?
― Nous en discuterons plus tard. Pour le moment, il y a des grands-parents qui sont impatients de rencontrer leur petit fils si tu es d’accord ?
J’acquiesçais, mon fils dans les bras, appréhendant de les revoir. Je ne voulais pas penser à mal, mais impossible de ne pas être sur mes gardes étant donné mon antécédent avec Monsieur et Madame Chang. Keiji avait dû sentir mon trouble, car sur le seuil de la porte de l’annexe où logeaient ces derniers, il me prit les épaules pour me fixer droit dans les yeux avant de me sourire innocemment pour me rassurer.
***
En ouvrant la porte, je tombais sur un décor à l’opposé de la résidence principale, car l’endroit sommairement meublé regorgeait de calligraphies, de scènes de kung-fu et d’objets divers qui tapissaient les murs, donnant une perspective surchargée, presque étouffante au lieu. La pièce principale où je me trouvais était encadrée par trois portes massives aux poignées dorées. Celle de droite donnait sur la salle d’eau, celle de droite sur la cuisine m’expliquait Keiji, quant à celle du milieu vers laquelle nous nous dirigions était la chambre de ses parents.
Derrière cette autre porte qu’il venait d’ouvrir, je fus stupéfaite. Un homme familier, dans un état quasi végétatif, était dans son lit qui trônait au milieu d’une pièce plus grande que je n’aurais cru en arrivant. À son chevet, sa femme dont le visage était marqué par l’épuisement et une aide-soignante d’une quarantaine d’années. Le couple fier à qui je m’étais confrontée n’était plus que l’ombre de lui-même.
Monsieur Chang pouvait à peine parler, la bouche figée du coin gauche, mais son regard autrefois courroucé s’était mué en quelque chose d’indéfinissable. Madame Chang ne put retenir des larmes d’émotions remerciant son fils d’avoir ramené femme et enfant à la maison. J’étais devenue étrangère à moi-même tant l’instant ne pouvait être réel alors qu’elle s’excusait de leur mauvaise conduite et me priait de leur pardonner leur affront. Je me sentais mal à l’aise.
Le cœur serré et bien qu’hésitante, j’acceptais de m’approcher pour laisser cette grand-mère repentante prendre son petit-fils dans ses bras. Au comble de la joie, elle ne cessait de s’extasier tout en demandant pardon à Caleb et à moi-même. Son mari montrait des signes qui semblaient signifier que lui aussi se joignait à sa femme. Sa main droite était l’une des rares parties qu’il pouvait encore mouvoir et avec l’aide de son accompagnante, il entreprit de caresser la tête de Caleb, qui, dans son sommeil, restait imperturbable.
Cette séance de présentation terminée, je quittais l’annexe en chancelant avant de m’effondrer, serrant mon fils contre ma poitrine. Keiji inquiet tenta de me prendre Caleb des bras alors que mes yeux étaient embués de chaudes larmes qui coulaient à flots.
― Je suis désolé. Tu n’étais pas prête, me dit Keiji qui s’était agenouillé près de moi.
― Keiji…
Les mots me manquaient pour lui exprimer ce que je ressentais. Je m’interrogeais sur ce qu’il avait dû traverser durant mon absence. Nombriliste, je n’avais vu que mes soucis sans prendre en considération les épreuves qui le guettaient. En outre, entendre sa mère s’excuser m’avait paru jusqu’à maintenant impensable. Tous ces changements venaient de me chambouler, ébranlant brièvement par la même occasion, ma décision de partir prochainement pour Séoul. Je me sentais faible et pourtant je devais me ressaisir. Il me fallait du temps ; or ce dernier, je ne pourrais le gagner qu’en m’éloignant. Raffermie dans ma résolution, je me relevais tout en fixant Keiji qui me parut abattu. Il venait de comprendre que je ne fléchirais pas cette fois encore.
― Jeanne, je t’ai promis de te laisser revenir à moi et je ne te force en rien. Je veux seulement que ces quelques jours ensemble, nous permettent d’être simplement une famille.
― Je ne veux plus revivre ce qui s’est passé.
― Tu m’as dit une fois avoir besoin de moi. J’ai… j’ai moi aussi besoin de toi. Tu es une femme épatante, sublime et la maternité te réussit à merveille. Laisse-moi être l’homme qui sera à tes côtés. Laisse-moi être un bon père pour Caleb. Je t’en prie.
― Tu te contredis. Tu ne veux pas que je me sente obligée, pourtant malgré la gravité de la situation que tu sembles utiliser à ton avantage, tu persistes à me perturber. C’est douloureux.
― Dois-je te laisser t’éloigner sans te retenir, sans prouver ce que nous sommes l’un pour l’autre ? Cette histoire peut être belle et perdurer ?
― Keiji, j’ai fait le choix de ne pas rester, malgré mes sentiments pour toi et le fait qu’il y ait Caleb entre nous. Je ne pourrais pas m’accommoder de vivre dans ce que tu appelles une famille étendue à plus que nous trois. Tu es le « Shan Chu ». De ce fait, aussi louables que soient tes croyances et des devoirs, tu acceptes que des délits soient commis au nom de ta « grande famille ».
― La violence n’a jamais fait partie de ce que prône notre clan ; et ce depuis des générations, déjà dans les temples de Kung-fu où est née la triade. Je ne nierai pas que pour subsister nous avons recours à des moyens illégaux et que de ton point de vue d’Occidentale, nous gangrénons la société. Or si nous existons, c’est parce que le monde a failli envers les classes les plus basses. Des laissés-pour-compte.
― Tu profites également de ces dernières.
― Certes, il existe également une hiérarchie chez nous. Pourtant, nous apportons le nécessaire à ceux qui se trouvent en bas de l’échelle, ce que le pays ne peut leur donner. À aucun moment ils ne sont seuls.
― Je ne veux pas être mêlée à tout ce système.
― C’est idiot, voire hypocrite, de ta part de croire que tu ne l’es pas déjà.
J’avais froissé Keiji et il avait raison. J’étais à lieues désormais, de pouvoir me targuer d’être innocente et de prêcher mes sermons, ingénue. J’avais refusé de voir la réalité jusqu’ici pour me donner bonne conscience ; mais il était trop tard. Je faisais moi aussi partie de ce milieu maintenant, en donnant naissance à celui qui pourrait devenir un jour le « maître des montagnes ». La philosophie chinoise comparait l’homme aux montagnes et la femme à l’eau. Si je suivais mon cours, je côtoyais la montagne malgré tout. Livide après avoir considéré sous un autre angle la situation, je m’entêtais à ne pas rester auprès de Keiji. Je ne me sentais pas assez forte pour porter ce fardeau et encore moins pour tourner le dos à mes convictions.
***
Keiji avait fini par me traîner à l’intérieur de la propriété où j’avais pu reprendre mes esprits grâce à Caleb et mes obligations de mère ; véritables entractes de mon existence à nouveau sens dessus dessous. Je doutais même qu’elle n’ait jamais été un long fleuve tranquille. Je me remémorais ce qu’un de mes professeurs m’avait un jour dit, en me comparant à l’eau qui dormait et dont on devait se méfier, sous mes airs discrets de bonne élève assise au fond de la classe. Déjà à cette époque je rêvais d’élargir mes horizons ; or aujourd’hui je n’arrivais pas à avoir de remords sur ce que je traversais. J’étais seulement épuisée de me battre contre moi-même.
L’esprit embué après avoir couché Caleb à qui on avait installé un berceau dans une nouvelle pièce attenante à la chambre de Keiji, je me surpris à vouloir prendre l’air en pleine nuit. Je n’avais pas mangé et je ne trouvais pas le sommeil.
Dormir dans la chambre de Keiji avec tous nos souvenirs était trop oppressant pour moi. Mes écouteurs sur les oreilles je sortis de la maison pour me balader dans le jardin. Il ne s’agissait que de prendre quelques minutes pour me vider la tête avant de retourner auprès de mon petit ange.
Je fixais le ciel à la recherche de la pluie d’étoiles que j’avais connu à l’île de La Réunion. Oubliant que dans les grandes villes, le spectacle se faisait rare à cause de la pollution lumineuse. Le cœur lourd, je pleurais silencieusement.
Je n’avais pas besoin de revenir à celle que je pensais être ; je savais que j’avais toujours été moi-même ; inutile donc de chercher à réconcilier une ancienne et une nouvelle Moi. Le dilemme était davantage de trouver un compromis entre celle que je désirais être et celle que j’étais réellement, en apprenant à composer avec ma vie telle que je l’ai vécue jusqu’ici, tout en m’adaptant et me projetant pour aller de l’avant. Il ne s’agissait plus de choisir entre mes valeurs et celles de Keiji, mais de reconnaître qu’étant moi-même, j’avais définitivement choisi de vivre dans son monde.
Mettre de la distance entre nous n’effacerait pas ce que nous n’étions ni n’éprouvions l’un pour l’autre, cela nous permettrait seulement de pouvoir vivre conformément avec nous-mêmes. Keiji ferait toujours partie de ma vie, car je le voulais ; quant à moi, partir était avant tout un signe de réalisation personnelle. Ce que je ne devrais plus perdre de vue à l’avenir. Je devais parvenir à taire le brouhaha incessant qui m’ébranlait par manque de confiance en moi.
Tant de pensées qui se bousculaient dans ma tête.
Je joignis mes mains sur mon visage. Qu’elle ne fut pas ma torpeur, en voyant Aki ! Même si ma ravisseuse n’avait pas eu le même effet de surprise que la première fois, je savais aujourd’hui qui elle était et que sa présence ne présageait rien de bon.
***
La foudre du destin tomberait toujours au même endroit me concernant.
Je faisais face à un mur d’écrans de surveillance. Toutes les caméras étaient orientées vers de luxueux penthouses et de somptueuses propriétés dont l’une m’était familière. Mon interlocutrice traversait la pièce de long en large, perchée sur ses talons clinquants, pour me commenter en direct les faits qui se dérouleraient prochainement sous mes yeux.
Bâillonnée et paniquée, j’avais reconnu l’une des propriétés toujours bercées dans la pénombre. Mon fils s’y trouvait encore. Ce petit être innocent dormait profondément sans défense au milieu d’une forteresse assiégée. Mes yeux étaient rivés à l’écran où on avait zoomé sur Caleb endormi dans son berceau. Mon cœur hurlait de douleur et je me débattais, refusant ce qui allait se passer, me demandant quand Keiji interviendrait pour sauver notre enfant. Aki venait volontairement de basculer l’écran sur l’extérieur de la maison, me laissant face à d’autres scènes de vie sur les autres écrans avec des personnes qui m’étaient inconnues. Certaines dormaient comme mon fils, d’autres venaient d’être surpris à table ou dans leur bureau. Leurs bourreaux masqués avec des ceintures ou des gilets d’explosifs les frappaient, leur tiraient dessus au moindre mouvement, sur certains écrans des corps gisaient tandis que sur d’autres, les acteurs n’avaient pas encore été pris d’assaut. Ces images d’horreur se succédaient sur une dizaine d’écrans.
Impuissante, comme prise dans un étau qui se resserrait, je me débâtais sur la chaise à laquelle j’étais attachée, jusqu’à tomber au sol avant que deux hommes bourrus viennent me redresser pour assister à ce qu’Aki nommait son spectacle de marionnettes. Ce qui collait parfaitement à la metteuse en scène qu’elle était. Elle tirait les ficelles à sa guise. Elle me retira mon bâillon et je lui crachais dessus, ce qui me valut une gifle cinglante qui résonna un moment et me donna une impression de chaleur sur ma joue endolorie accompagnée d’un bourdonnement d’oreilles. M’exhortant au silence, son micro-casque sur la tête, elle commandait les opérations, endossant même les casquettes de directrice et de scénariste. Elle obligeait ses pantins à se comportait de telle façon ou à prononcer des discours incohérents qu’elle seule semblait comprendre, ce qui l’amusait. Elle vibrait de cette horreur, faisait de gros plans tantôt sur une des maisons, pour que cette dernière occupe l’ensemble des fenêtres animées que j’observais. Elle y déployait l’épouvante, écran par écran, dans une insanité cauchemardesque.
Narratrice savante, elle me racontait les liens de chacune des personnes que je voyais avec le Shan Chun ou avec elle, mentionnant ceux qui l’avaient trahie pour finalement s’arrêter sur une famille particulièrement différente des autres.
― Ce sont les miens. Ils m’ont vendu sans se douter qu’un jour ils seraient à ma merci et que je reviendrai pour me venger, me dit-elle sans état d’âme.
Elle poursuivait son monologue, retraçant des jours heureux passés avec ses proches lorsqu’elle était enfant, insistant sur le magnifique kimono qu’on lui avait fait porter dans l’une des cérémonies d’initiation ou encore sur les cours d’arts martiaux qu’elle avait suivis à contrecœur. Elle cherchait l’approbation de son clan. Elle s’était approchée de l’écran pour caresser le visage de ceux qu’elle avait désignés comme ses parents avant de porter son attention sur un homme relativement âgé, son oncle. Il avait abusé d’elle lorsqu’elle était lycéenne, traçant du bout de son ongle manucuré une cicatrice qu’elle se vantait de lui avoir laissée un jour. Ses récits de plus en plus poignants ne réussissaient pas à la rendre sympathique à mes yeux. J’étais bien trop rongée par l’inquiétude pour ma propre chair, pour lui apporter une attention empathique.
Puis, elle me parla de Keiji, de leur première rencontre, enfants, me montrant le tableau positionné au-dessus du kokatsu autour duquel étaient présents ses proches. Elle me détailla leur première nuit ainsi que toutes celles qui avaient suivi, ne m’épargnant pas combien le sexe avait été enivrant avec cet incroyable amant. Elle poursuivait ses récits pour me lacérer le cœur.
― Je l’aimais et je sais qu’il m’aimait aussi. C’est Keiji qui m’a redonné confiance en moi et en la vie après tout ce que cette ordure m’avait fait subir… laissa-t-elle mourir en désignant son oncle.
Je ne voulais plus entendre la suite. Je voulais simplement retrouver mon fils. Je luttais et continuais de m’agiter sans succès, prenant soin de me taire pour éviter que d’autres personnes ne subissent des sévices par ma faute, voire qu’elle ne s’en prenne pas à Caleb.
― J’aurais fait n’importe quoi pour lui, mais il m’a trahie et aujourd’hui c’est à mon tour de lui enlever ce qu’il a de plus cher. À cet instant, lui aussi regarde ce spectacle, il entend même tout ce que je dis. J’ai pris des dispositions pour que vous soyez en première loge pour assister au grand final.
Elle me torturait en me rendant simple spectatrice de toute sa monstruosité. Du fond de moi, je sentais une haine profonde m’envahir jusqu’à souhaiter qu’elle disparaisse même si je devais être celle qui mettrait fin à cette folie. Elle avait réussi à me repousser au-delà de mes limites et de mes croyances en s’attaquant à mon fils et à l’homme que j’aimais. Mais pour l’heure il me fallait trouver une stratégie.
Au bout de quelques minutes, je décidais que le meilleur plan à tenter était de convulser avant de m’effondrer, espérant qu’ils se méfieraient moins. J’avais également repéré un couteau papillon dans la poche d’un des deux hommes lorsqu’ils m’avaient relevée un peu plus tôt. Je pouvais le lui prendre, s’il se penchait suffisamment comme il l’avait fait. Cette fois, les choses étaient différentes.
Elle n’avait certainement pas l’habitude de se salir les mains, plutôt habituée à donner des ordres. Du fait de ces révélations, Aki semblait perdre en assurance. Même si elle avait tout orchestré, sa posture d’attaque était brouillonne.
Pour en arriver là, elle devait se sentir acculée. Elle paraissait aux abois.
Quant à moi, j’avais appris à me défendre. En tout cas, j’espérais pouvoir compter sur une bonne dose d’adrénaline. Je me rappelais mes cours d’autodéfense tout en priant que pour ces quelques mois où je n’avais pas fait de sport, la force et l’agilité ne m’aient pas, désertée. J’étais persuadée que ces brutes, Aki comprise, auraient eu raison de ma rébellion, si j’échouais à mon seul test.
***
Tandis que la dame continuait d’étaler ses délires, j’en profitais pour mettre mon plan à exécution. Tout se déroula rapidement. J’avais réussi à me libérer, cependant les évènements se corsèrent lorsqu’il me fallut m’attaquer à Aki. Elle était mon ticket contre la liberté. Je devais me débarrasser de son micro-casque pour qu’elle ne puisse plus brailler ses ordres. Je savais qu’en agissant ainsi je couperais tout contact avec Keiji qui ne suivrait plus la situation, mais je devais tenter ma chance. Aki fut plus coriace, comme je l’avais imaginé à l’inverse de ses deux acolytes pris d’embonpoint, et n’avaient pas été assez alertes sous l’effet de surprise. Tandis que j’essayais de prendre Aki en otage, elle redoubla de fureur et me donna l’impression d’être moi-même devenue un être brutal.
Nous luttions toutes les deux, elle avec pour objectif de m’anéantir et moi avec celui de la soumettre. Le combat était perdu d’avance à trois contre une, mais je persévérais croyant en ma bonne étoile. Le couteau papillon enfin en main, j’avais fini par blesser l’un des deux hommes sévèrement. Perturbée par mon acte, je baissais ma garde et me retrouvais violemment propulsée contre les écrans. J’eus la présence d’esprit d’éviter juste à temps à l’attaque du deuxième homme qui s’était emparé de la chaise dont je m’étais libérée plus tôt, pour me frapper. Il fracassa quelques écrans à ma place. L’esquive fugace m’avait permis de le blesser légèrement, mais Aki m’attendait et m’empoigna les cheveux tandis que l’autre homme se dirigeait droit vers moi, rageur.
En une fraction de seconde, ma vie déroula sous mes yeux, de mes Noëls joyeux en famille sous une montagne de cadeaux jusqu’à l’instant où je m’étais retrouvée dans cette pièce après un nouvel enlèvement alors que je prenais l’air chez Keiji, en passant par toutes les aventures que j’avais vécues à l’étranger, la rencontre avec Keiji, la perte de notre enfant, la naissance de Caleb, le coucher du soleil à La Réunion… étonnamment, rien ne manquait à l’appel de ma mémoire.
Après un bruit fracassant, l’homme, qui quelques secondes auparavant fonçait sur moi, gisait sur le sol. Une mare rougeoyante se répandait sur le sol jusqu’à atteindre les talons aiguilles bleu roi d’Aki. Cette dernière se retourna très vite pour comprendre ce qui se passait et baissa sa garde ; moment furtif pendant lequel je lui piquais le couteau dans sa cuisse dont j’étais à hauteur. Elle hurla de douleur et fini par donner l’ordre d’un feu d’artifice ; ce que je ne compris qu’en regardant les écrans. À l’extérieur, les bâtiments qui s’embrasaient déjà dans des explosions successives.
Ma tête devint lourde. Mes jambes ne tinrent plus sur elles-mêmes. Prise d’une hargne puissante, je m’attaquais à Aki qui riait victorieuse. Sa mesquinerie ne fit qu’accentuer mon courroux. Je me déchaînais contre elle, tentant vainement de la lacérer, jusqu’à ce qu’on vienne nous séparer.
***
Le cœur rugissant de désespoir à l’idée d’avoir perdu encore mon bébé, je crus devenir folle. L’amour dont j’étais remplie depuis ma grossesse m’avait désertée. Dégoûtée de ce que venait de me coûter mon erreur sans réaliser réellement ma perte, au milieu d’une odeur nauséabonde de fer, je donnais des coups pour qu’on me laisse. Une voix masculine familière m’appelait et raisonnait de très loin dans ma tête. Elle m’exhortait à me calmer tandis qu’une horde armée s’occupait d’Aki. Dans ce tumulte, Keiji m’enlaça et me retira précautionneusement le couteau des mains. Il me chuchota des mots qui se voulaient rassurants sans que je ne comprenne aucun d’eux.
Je souffrais. Mon cœur était comme poignardé, ne sentant pas la morsure de mes blessures faites à moi-même plus qu’à Aki durant la lutte.
Voyant que j’étais en état de choc, Keiji me souleva et me porta jusqu’à la voiture. La situation m’échappait totalement. Il me fit boire un liquide très fort qu’on venait de lui tendre qui m’arracha une affreuse grimace. Lentement je revenais à moi, bredouillant des phrases hachurées à propos de notre fils et le questionnant sur comment il avait pu s’en sortir, car Aki le retenait en otage lui aussi. Ces deux questions, je les répétais plusieurs fois, sourde à ses réponses, résultat de mon état vaseux. Je l’entendis enfin lorsqu’il prit mon visage entre ses mains, fouillant mon regard à la recherche de ma conscience perdue.
― Jeanne, mon amour, écoute-moi attentivement. Caleb va bien. Sheng et lui sont en lieu sûr, tentait-il de me rassurer malgré son air grave.
― Comment le sais-tu ? Aki…
― Je savais qu’elle se manifesterait à nouveau. Après avoir découvert qui était son complice, je voulais les confondre tous deux. Je
n’attendais plus qu’ils actionnent un stratagème sachant pertinemment que j’avais un coup d’avance sur eux, me coupa-t-il.
― Je ne comprends rien… dis-je en sanglotant de plus belle, les digues de ma gorge nouée avaient lâché.
― Je suis désolé. Je ne voulais pas que tu sois un appât, mais je n’avais pas d’autre choix…
― Tu t’es servi de moi ? De notre fils ?
Bien que mon obsession du moment fût de retrouver notre enfant sain et sauf, j’eus l’impression d’être percutée par un camion. Ou du moins, l’image qu’on se fait de ce genre de situation.
La vérité était brutale.
Keiji venait de révéler son côté le plus obscur. Il venait de retirer mes lunettes. Je ne voyais plus la Vie en rose.
Manipulateur, il était prêt à tout. Cet homme était dangereux. Conditionnés de par leur monde, lui et Aki avaient ces deux mêmes caractéristiques.
Bon sang, il n’avait pas hésité à miser la vie de sa propre chair, en sombre chef de triade qu’il était ! Qu’il soit capable de préméditer un acte si odieux venait de briser quelque chose en moi.
― Notre fils est aussi vivant que toi et moi à cet instant. Je suis navré de n’avoir pas pu te protéger une fois de plus. Je ne m’étais pas douté que tu étais sortie prendre l’air. Je ne voulais pas t’inquiéter, en te parlant de ce que j’avais découvert pendant que tu étais loin de Hong Kong.
― Je veux voir notre fils, suppliais-je.
― Nous nous y rendons, mais avant cela je dois m’assurer qu’Aki est hors d’état de nuire.
J’acquiesçais mollement alors que les téléphones portables de Keiji et de ses hommes de main ne cessaient de sonner. Ils s’exprimaient tantôt en cantonais, tantôt en japonais. Ce n’est qu’en parlant en coréen que je saisis véritablement la gravité du moment. Leur « téléphone rouge » avait été actionné.
― Tu viens de me mentir. Les explosions sont réelles. Des gens viennent de mourir…
― Ces gens sont morts, mais tu dois me croire, Caleb est bien en vie. Interrompit-il.
― Qui est le complice d’Aki ?
― Han. Et je m’en suis déjà occupé.
― Comment ça ? Tu l’as exécuté ?
Son silence en disait davantage que s’il avait mis des mots sur son acte. Cette fois, malgré moi, je ne lui en tenais pas rigueur. Il avait voulu
nous protéger tout comme moi j’aurais été prête à tuer Aki un peu plus tôt, allant contre tout fondement religieux auquel j’adhérais.
― Jeanne, je suis sincèrement désolé de t’avoir fait traverser ces affres… Je ne trouve plus les mots.
― Je veux mon fils.
Keiji venait de comprendre que tant qu’il n’accèderait pas à ma requête, rien ne m’arrêterait dans ce qui n’était que spéculation à ses yeux. Il décida donc de passer un appel vidéo à Sheng pour que ce dernier me prouve que notre fils allait parfaitement bien. En constatant que tout n’était que pure vérité, un poids énorme fut déchargé de mes épaules. Je sentais mon cœur battre à nouveau. Mes larmes, elles, coulaient toujours.
Keiji continuait ses explications que je n’écoutais plus. J’étais soulagée pour Caleb, mais très vite les récents évènements me rattrapèrent. Des camions de pompier traversaient les rues en tous sens, tout comme les véhicules de police avec leurs alarmes sifflantes qui tranchaient l’obscurité de la nuit.
Nous étions passés devant un immeuble en flamme et au loin d’épaisses fumées rougeoyantes s’élevaient ici et là.
- Fin du chapitre -
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Au réveil, j’étais paniquée. Tendue, j’avais eu du mal à avaler mon petit déjeuner. Tandis que je m’habillais, après avoir préparé Caleb et ses affaires pour nous rendre à l’hôtel où séjournait Keiji, je sentais la bile me monter.
Arrivés à l’accueil avec Antoine, c’est Sheng, qui nous accueillit, souriant et déjà sous le charme de Caleb. Mon anxiété, qui avait diminué face à l’enthousiasme de Sheng, reprit de plus belle en butant contre le torse de Keiji qui ouvrait la porte en même temps que je le faisais lorsque nous fûmes arrivés devant sa chambre.
Électrisée par son odeur sibylline, je relevais la tête en oscillant légèrement, reconnaissante que ce soit l’homme de main qui avait tenu à porter le cosy dans lequel se trouvait mon fils.
Keiji tendit la main à Antoine qui ne la saisit pas. Décidément mon petit frère ne reculerait devant aucun affront.
― Je comprends que tu agis au mieux pour ta sœur, dit simplement Keiji dans un français parfait que je ne l’avais jamais entendu prononcer.
― Tu as appris le français ? remarquais-je, incrédule.
― À chaque fois que je t’entendais parler dans ta langue maternelle au téléphone, j’étais frustré de ne pas pouvoir comprendre. Avec l’arrivée de notre fils, je voulais pouvoir le comprendre également lorsqu’il échangerait avec toi.
J’étais émue alors qu’Antoine voyait en ce geste, un nouveau moyen pour le père de Caleb, de nous surveiller. Keiji profita de son hostilité pour demander à chacun de nous de le laisser seul avec Antoine, pour parler d’homme à homme. Je redoutais la suite des évènements et ne voulut pas m’éclipser. Mais à ma grande stupéfaction, mon jeune frère accepta et promit de ne pas causer de troubles.
Quelques minutes plus tard, nous étions à nouveau réunis dans la même pièce. J’ignore la teneur de leur échange, mais Antoine me semblait calme.
― Je peux prendre mon fils dans mes bras ?
Véritable pointe au cœur, cette question était anodine et pourtant tellement importante à mes yeux. J’acceptais en précisant que Caleb devait faire connaissance avec lui et créer un lien qui serait favorisé par un contact direct. Il se dirigea vers le cosy et prit Caleb avec un tact naturel. Ce qui était différent de ce que j’avais imaginé. Sheng et Han avaient traîné Antoine à l’extérieur pour une collation, afin de nous donner un peu d’intimité.
― Il est si petit… Je suis désolé Jeanne de n’avoir pas pu être à tes côtés, s’excusa-t-il sincèrement affligé.
― Caleb a été courageux depuis le début de ma grossesse. Il se bat et il est devenu vigoureux, détournais-je, n’étant pas sûre de pouvoir entendre la suite.
Keiji m’invita à le suivre et à nous asseoir face à face sur les fauteuils.
― Jamais, je ne pourrais réparer le mal que je vous ai fait à tous les deux. Rien ne pourra effacer mon absence. J’ai cru devenir fou tellement tu me manquais. Chaque jour en lisant tes mails, je me faisais violence pour ne pas y répondre.
― Pourquoi ? sanglotais-je.
― Je ne savais pas comment te faire face. Je n’avais pas su te protéger de mes parents et je t’ai rendue malheureuse. J’ai cru pouvoir facilement abandonner mon milieu et arriver à traquer Aki pour qu’elle ne nous importune plus. J’ai failli à ces deux objectifs. Je me sentais inutile.
― Tout ce temps, j’ai imaginé le pire. J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose de grave et à chaque fois que ma colère prenait le dessus. J’étais dévastée, ne sachant pas ce qui se passait. Keiji, j’avais besoin de toi déjà à Hong Kong et encore plus à la naissance de notre fils… mais tu étais aux abonnés absents, dis-je ayant recouvré un peu de contenance.
― Me pardonneras-tu ? Sauras-tu me donner une nouvelle chance ?
― Pour te voir disparaître à nouveau ? Pour que tu remplisses tes devoirs et que Caleb ou moi ne passions qu’après ? Parce que tes parents veulent que tu ramènes leur petit fils auprès d’eux ? Pour qu’Aki ou un autre tente à nouveau quelque chose contre nous ?
― Tu as le droit de m’en vouloir, mais s’il te plaît ne te mets pas dans tous tes états.
― J’espère être devenue assez forte, Keiji. Je ne te priverais pas de jouer un rôle dans la vie de Caleb, si c’est ce que tu souhaites. En revanche, n’attends rien de moi pour le moment. J’ai dû apprendre à me reconstruire seule ces derniers mois, durant ton absence.
― S’il te plaît, laisse-moi te prouver que c’est différent cette fois.
Caleb se mit à pleurer. Je me levais pour le prendre. Il devait avoir faim, ce que je vérifiais en posant mon doigt à sa bouche pour voir s’il le suçotait. Comme c’était bien le cas, je le mis à mon sein. La scène sembla troubler Keiji qui avait rougi avant de détourner le regard.
Je connaissais et partageais ses pensées. Mon corps ne pouvait mentir puisque je ressentais qu’il s’éveillait à nouveau. L’attraction entre nous était toujours palpable, les papillons dans mon bas ventre étaient là pour me le rappeler.
― Jeanne. Crois-moi j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que tu puisses être à mes côtés, sans que cela ne soit plus un danger ni pour notre fils ni pour toi.
― Tu as quitté la triade ?
― Non.
― Tu ne pourras jamais le faire, n’est-ce pas ?
― Il s’est passé beaucoup d’évènements que je ne pourrais pas te détailler et…
― Tu cherches à te justifier, le coupais-je, abrupte.
― Rentrons ensemble à Hong Kong. S’il te plaît, Jeanne.
― Tu es venu pour me ramener ?
― Je suis venu parce que je t’aime et que je veux que tu sois ma femme.
― C’est une demande en mariage ?
― Oui.
― Je ne suis pas de ces femmes qui se marient parce qu’elles ont eu un enfant. Je ne suis pas désespérée à ce point. Et je n’ai pas besoin de ta pitié.
― Cette demande n’a rien de romantique, je le sais. Et ce n’est pas par pitié, mais par… par… par amour pour toi Jeanne. Je t’aime et je te veux à mes côtés pour fonder cette famille que nous sommes déjà.
Comme Caleb avait fini et que je lui faisais faire son rot, je répondis à Keiji que j’avais besoin de temps pour réfléchir, car m’engager avec lui, c’était faire partie d’une triade et l’idée me révulsait aujourd’hui. De plus, j’étais perdue avec Sacha qui faisait désormais partie de l’équation. Croiser à nouveau son chemin et le voir agir adorablement avec mon fils ; malgré moi, je devais admettre qu’il avait pris de l’importance dans ma vie. J’espérais pouvoir garder mon trouble intériorisé face au regard suspicieux du père de mon enfant.
― Je n’ai pas l’intention de quitter La Réunion prochainement. Je souhaite rester pour réapprendre à te connaître, dit-il après un long silence durant lequel j’étais prostrée dans mes pensées, au milieu de mes dilemmes.
Keiji ne m’avait jamais réellement fait la cour et l’homme assidu dans ses sentiments était nouveau pour moi. Ce qui me surprit plus que je ne l’aurais cru. Habituellement stoïque, il se révélait à moi dans l’intimité comme un secret que nous ne serions jamais que deux à partager. Au début de notre relation, la magie éphémère me donnait l’impression de vivre une histoire interdite. Aujourd’hui, pourtant, j’aspirais à profiter des moments de joie au grand jour.
J’observais Caleb à nouveau dans les bras de son père. Leurs traits fins ne faisaient aucun doute sur leur lien de parenté. Les voir ensemble ainsi était la vie dont j’avais rêvé pourvoir nous offrir au su de tous. Keiji m’inspirait cette confiance de pouvoir refaire le monde. Rester ainsi à contempler ce tableau familial, risquerait de me faire prendre une décision hâtive, allant contre l’aspect réfléchi de moi que je travaillais. Il me fallait de l’air, mais j’étais clouée, hypnotisée et émue.
Keiji semblait s’être aperçu de mon trouble. D’un air suffisant, il s’approcha de moi et vint s’asseoir à mes côtés, sur l’accoudoir pour me donner la possibilité de contempler notre reflet à tous les trois dans le miroir dont l’angle m’avait permis de paraître sur le portrait que j’admirais quelques secondes plus tôt. L’image renvoyée était celle d’une famille. Mon cœur se serra tandis que de sa main libre. Il approcha ma tête de ses lèvres pour y déposer un tendre baiser.
― Je n’ai jamais oublié combien tes cheveux étaient soyeux, mais les sentir enfin à nouveau… s’interrompit-il dans son chuchotement en les caressant.
À cet instant précis, sa présence venait de m’envahir tel un tsunami, violent et instantané. J’étais submergée.
À sa merci, il aurait pu faire de moi ce qu’il aurait souhaité et je l’aurais suivi à nouveau. Il le savait et avait répondu à mes pensées, précisant qu’il attendrait que je vienne à lui avec mes pleins moyens, consciente et en accord avec mes choix pour ne rien regretter. Je lui étais reconnaissante de ne pas avoir abusé de sa position de force pour respecter ma précédente demande ; même si je savais qu’en fin stratège, il venait de me montrer combien il me connaissait.
Le cœur palpitant, je n’avais pas réalisé que c’était déjà l’heure du déjeuner. Revenue à moi-même, je me hâtais de prendre congé. J’avais promis à Sacha de le retrouver à l’heure de table, alors que Keiji prenait rendez-vous avec moi pour le dîner. J’étais consternée de la tournure des évènements, flattée par la courtoisie des deux hommes et mal à l’aise d’avoir deux soupirants. Présage d’une fin pénible pour l’un d’eux. Je regrettais presque d’avoir considéré ma vie comme un arc-en-ciel qui offrait un large panel de couleurs au fil de mon histoire, pour n’être limitée qu’à ce sentiment que tout serait blanc ou noir. Je n’étais pas fière de moi de n’avoir pas encore su fixer mon cœur, me remémorant les triangles amoureux des mangas et des dramas que j’avais dévorés. En retard sur mes engagements, je déposais Antoine à la maison avant de repartir précipitamment.
***
Sacha semblait avoir anticipé mon retard et je me doutais que mon frère l’avait tenu en haleine, considérant l’inquisitoire auquel j’eus droit à la place d’un accueil habituellement chaleureux. Ses questions successives, aussi intrusives les unes que les autres étaient acérées de reproches minés, sans que je ne sache réellement s’ils étaient destinés à Keiji ou à l’inconsciente qu’il sous-entendait que j’étais. Alors que je restais silencieuse, Sacha réalisa, gêné, qu’il venait de franchir certaines limites et s’en excusa.
La féérie de Keiji avait été dissipée par un Sacha anxieux. En crachant son venin, il venait de me donner une version de lui qui m’avait rendue moins réceptive à ses attentions. Tandis qu’il tentait en vain de se rattraper, je m’en voulais de camper sur ma position défensive jusqu’à me sentir encore sous le contrôle de Keiji. J’avais l’impression d’être dans l’un de ces dessins animés où se battent bonne et mauvaise conscience dans des bulles au-dessus du personnage. Je secouais la tête pour revenir à moi.
― Sacha, ce qui s’est passé ce matin ne concerne que le père de mon fils et moi-même. Je souhaite que tu respectes cela. Soit, nous profitons de ce moment comme nous en avons l’habitude, soit je rentre chez moi, interrompis-je d’un ton acerbe, le regard dur.
J’avais ajouté que je ne voulais pas poser d’ultimatum, mais qu’à ce stade j’avais besoin d’un ami et non d’un moralisateur. Véritable catalyseur pour lui comme pour moi, ma franchise venait de nous permettre de réaliser que nous étions tous deux des adultes conscients de l’absurdité de la situation.
― Si tu me considères encore comme un ami, dois-je conclure que tu as déjà arrêté ta décision de repartir avec lui à Hong Kong ?
― Pour être honnête avec toi, j’ai failli faire mes valises sur un coup de tête après avoir quitté l’hôtel. Mais il a respecté mon besoin de prendre du recul.
― Pourquoi prendre ton temps pour réfléchir alors que tu aurais pu partir ?
― C’est exactement ce que l’ancienne Moi aurait fait. Mais aujourd’hui, je suis devenue mère et beaucoup de choses ont changé.
― Quelles sont-elles ?
― Je dois penser à ce qu’il y a de meilleur pour Caleb. Il a besoin de son père. Mais ce dernier ne sera jamais celui que j’espère et j’ignore si je pourrais m’en accommoder. Et puis, tu fais partie de ma vie et aussi celle de mon fils. Tu es pour moi un ami précieux qui a été présent et continue de l’être. La fois dernière je ne t’ai pas repoussé et je me sens perdue.
― Jeanne, je ne m’excuserai pas de mes sentiments à ton égard.
― Je n’attendais pas de toi que tu t’en excuses. Tu m’as juste montré ce que pourrait être ma vie et celle de mon fils si j’acceptais de te laisser y prendre part avec un rôle différent de l’épaule sur laquelle m’épancher.
― Dois-je garder espoir que tu me choisiras à la fin ?
― C’est sans doute égoïste de ma part, mais actuellement j’ignore encore quelle direction donner à ma vie. C’est donc à moi d’être désolée.
L’ombre qui se peignait sur le visage de Sacha me déchirait. Malgré tout, je me sentais plus légère d’avoir pu me confier à lui. Il serait pour moi, l’homme idéal, savant mélange entre l’ami et la petite étincelle qui pouvait permettre à l’amour fiable de s’installer. Cependant, s’il incarnait la stabilité, il différait de l’amour que m’a fait connaître Keiji avec la passion et la force d’aller de l’avant.
― Jeanne, tu ne m’as jamais rien promis. Tu as même été très claire dès le départ en instaurant des barrières pour délimiter notre amitié. Je me suis entêté à les franchir pleinement conscient que j’étais seul dans cette relation. Mais aujourd’hui, sachant que tu es troublée par moi, je veux m’accrocher à cet infime espoir. C’est ma réponse alors ne te sens pas égoïste de prendre ce que je veux t’offrir.
― Je devrais te répondre que je ne te mérite pas… Mais j’apprécie ta compagnie. Ta présence me fait du bien et me permet de renouer avec moi-même. Tu me réconcilies avec mes convictions et les imprévus de la vie qui me montrent que je ne peux pas tout contrôler. Et moi qui croyais que Keiji serait à jamais le seul homme capable de me repousser dans mes retranchements !
― Je resterais ta solution de facilité si c’est ce que tu souhaites, confirma-t-il avec un sourire timide, malgré la gravité de ce qu’il venait de m’avouer.
― Merci, dis-je simplement, à la fois flattée et honteuse.
Il avait gardé un regard franc tout en retrouvant la sérénité dans sa voix pour accepter les termes abusifs que je lui imposais. Son sens du sacrifice me satisfaisait autant qu’il m’effrayait. Je me sentais coupable de le dépouiller ainsi, et me demandais quelle serait la rançon de prendre tout ce qu’il avait à m’offrir unilatéralement ?
Sacha avait mis un point d’honneur à me faire passer un excellent moment en sa compagnie, si bien que nous en avions oublié ce qui était pesant plus tôt. Il avait choisi un petit restaurant en bord de mer qui proposait une carte de plats locaux colorés. Caleb niché dans ses bras avait attiré l’attention de nos voisins de table tombés sous le charme de mon bébé.
Une dame fit remarquer que mon enfant avait la chance d’avoir un père si attentionné et que nous formions une jolie petite famille. J’allais rétorquer que ce n’était pas ce qu’ils imaginaient, mais me ravisais ; en parfaits inconnus, ces personnes n’auraient pu penser autrement en nous voyant ainsi. En y prêtant davantage attention, voir Sacha et Caleb ensemble ne m’avait jamais ébranlé autant que d’observer Keiji et son fils ce matin. Malgré tout, la scène était touchante et je m’imaginais y prendre part sans difficulté ; tandis que Sacha se rapprochait de moi avec Caleb en tendant son smartphone, pour qu’une âme charitable nous prenne en photo tous les trois. La photo que je vis me bouleversa néanmoins. Nous avions l’air d’une véritable famille ; heureuse de surcroît. Deux fois dans la même journée. Keiji et Sacha s’étaient-ils entendus pour me mettre la vie avec chacun d’eux en parallèle ?
Je m’excusais soudainement pour me rendre à la salle d’eau. Face au miroir, l’image que je me renvoyais m’écœurait. Je ne pouvais décemment pas comparer la vie avec chacun de ces deux hommes et encore moins éprouver des sentiments sincères pour eux dans de telles conditions. Je réalisais que j’étais tétanisée par la peur de choisir autant que de m’émanciper alors que je savais depuis longtemps ce que je voulais. Cette révélation me parut à la fois inattendue et naturelle. Cette journée avait agi comme un électrochoc sur moi.
À mesure que je me rinçais le visage, tout me paraissait limpide. Il me suffirait de trouver les mots pour faire part à tous de l’orientation que je voulais pour ma vie et celle de mon fils.
Mon téléphone se mit à sonner avec à l’autre bout, Simon. Il ne pouvait pas mieux tomber et notre conversation ne fut qu’un écho à ma récente prise de conscience. Les choses se bousculaient dans ma tête et si pour beaucoup cela semblait rapide, je savais au fond de moi que tout avait été travaillé en souterrain.
Je retournais à table, sûre de moi avec la promesse de rester fidèle à mes envies même s’il serait inévitable de blesser ceux qui m’entouraient. Je savais qu’après l’échange que je venais d’avoir avec Sacha, ce que j’avais à lui dire le rendrait confus puisque ma décision était prise. Plus rapidement que ce que j’avais laissé présager. Le moment n’étant pas opportun, je révisais ma stratégie.
***
Le repas fini et de retour chez mes parents, je tournais en rond dans la chambre de Caleb avant de décider de me jeter à l’eau. Je téléphonais d’abord Keiji pour annuler le dîner et lui proposer de se voir le surlendemain, ce qui ne l’enchanta pas, mais qu’il finit tout de même par accepter.
Quant à Sacha, nous avions déjà convenu de nous retrouver à cette même date. Évidemment les deux hommes ignoraient que nous serions trois. Je me fiais à mon intuition. Pour être alignée avec moi-même, je devais être transparente. Et par-dessus tout, je voulais que Keiji et Sacha ne se fassent pas de film concernant ma décision.
La première pierre de mon nouvel édifice posée, je m’activais dans divers préparatifs. Affairée ici et là, tantôt au téléphone, tantôt avec mon ordinateur, mon comportement n’échappa ni à ma mère ni à ma sœur qui se mirent à exiger des explications, curieuses de ce qui s’était passé plus tôt. Antoine n’avait pas dû tout leur raconter et je doutais que Sacha leur ait déjà fait un rapport de notre déjeuner. Ayant presque terminé, je leur proposais de nous retrouver sous la véranda avec une collation quelques minutes plus tard. Je redoutais qu’elles ne sabotent tout si elles étaient informées de mes intentions avant que je ne finalise ce que je venais de préparer dans la précipitation.
Penchée au-dessus du berceau, je regardais mon fils tout en glissant mon index dans sa petite main pour me donner du courage et ne pas faillir. Aujourd’hui avait été décisif et j’espérais que ces deux femmes ne délieraient pas leur langue après que je leur aurais annoncé la suite des évènements.
Déterminée, je sortis de la chambre et descendis les marches d’un pas résolu. Je ne disposais plus que de quelques minutes avant que mon père ne rentre et je ne doutais pas qu’Antoine s’empresserait de tout rapporter. Je l’avais donc missionné sur une course à faire pour l’éloigner temporairement de la maison.
Profitant du temps imparti, je me mis à débiter un flot continu de paroles que je souhaitais le moins décousues possible, excitée et anxieuse de ce qu’elles auraient à redire. Je finis par conclure que je venais de saisir l’opportunité qui s’était présentée et qu’il s’agissait pour moi d’un évènement qui complétait ce que j’avais déjà mûri en moi depuis un moment. Elles semblèrent perplexes et légèrement abasourdies. Tout semblait rapide, mais elles promirent de se taire, car elles avaient bien vu que j’avais retrouvé la pleine possession de ma combativité après ces épreuves. Je ne voulais plus m’apitoyer sur mon sort. La vie m’avait fait de magnifiques cadeaux et il était de mon devoir de continuer mes efforts en reconnaissance.
Cette conversation venait de transposer concrètement ce que je m’apprêtais à faire. Et je ne cherchais pas l’approbation de mes proches, seulement qu’on me perçoive comme un être indépendant et qu’on cesse donc de me couver. Salomé et ma mère avaient compris que je ne tentais pas de fuir et avaient même salué mon courage de reprendre ma vie en main, silencieusement reconnaissantes à Simon qui m’en donnait à nouveau l’opportunité.
Leur soutien m’avait apporté la sagesse dont j’avais besoin pour aller jusqu’au bout de ma démarche, sans faillir, jusqu’au moment fatidique de rencontrer les deux hommes qui se disputaient mon cœur. J’avais souhaité les voir chez mes parents. Le lieu n’était certes pas neutre, mais il faisait écho irrévocablement au fait que mes parents avaient accepté mon choix. J’avais informé mon père la veille de mes intentions. S’il en avait été affecté, il n’avait néanmoins pas relevé autrement qu’en m’encourageant à mettre un terme à mes caprices avec fierté. Nos rapports s’étaient adoucis depuis ces quelques mois et il avait été d’une neutralité étonnamment respectueuse.
***
Les deux hommes arrivèrent en même temps, ponctuels, et la surprise sur leur visage ne laissait aucun doute qu’ils avaient compris que j’avais dû arrêter ma décision. Ma famille accueillit Sacha, chaleureuse, comme à leur habitude, puis je fis les présentations avec Keiji. Mes proches avaient fait le nécessaire pour ne pas lui faire sentir un quelconque ressentiment afin qu’il se sente à l’aise. Sheng et Han étaient restés dans la voiture près de l’entrée. La probabilité d’un tel moment était surréaliste, pourtant, après que ma famille se soit retirée pour me laisser avec Sacha et Keiji, tout était devenu bien plus concret.
― Je sais que vous ne devez pas vous sentir à l’aise et je vous mentirais si je vous disais que ce n’était pas le cas pour moi et encore plus si je ne savais pas par où commencer. Je vais donc être directe. Je retourne en Asie. Les phrases s’étaient bousculées à mes lèvres.
Sacha était sous le choc. Ses yeux ahuris montraient combien ma décision lui déplaisait tandis que Keiji esquissait un sourire triomphant que j’allais lui arracher également.
― Pourquoi ? me coupa Sacha.
― Je ne serai que de passage à Hong Kong. Je m’envole pour la Corée du Sud. Simon et le couple Pravesh viennent de me faire une offre professionnelle que je ne souhaite pas refuser.
― Et Caleb ? s’inquiéta Keiji, dont le sourire s’était estompé.
― Être mère n’a jamais empêché une femme de construire sa carrière. Notre fils aura la présence de sa mère. Ils ont pris des dispositions pour ne pas me freiner d’accepter leur proposition. Annonçais-je fièrement en fixant Keiji sans sourciller.
― Tu y seras seule avec ton fils ? s’enquit Sacha.
― Sacha, j’ai beaucoup d’estime pour toi et lorsque je me suis regardée dans un miroir l’autre jour, je n’ai pas aimé celle que j’étais devenue en agissant comme je l’avais fait avec toi. Je méritais que tu t’intéresses à moi puisque c’était ton choix et je t’ai certainement encouragé à ne pas te détourner, mais j’avais tort. Je suis sincèrement désolée. Les sentiments que tu m’inspires eux sont bien réels, mais je ne peux pas me trahir. Je ne me considère pas comme carriériste, mais ma vie n’est pas ici et je dois reprendre son cours.
― Tu as donc choisi le père de ton fils… laissa mourir sa voix.
― Non. Keiji a sa vie à Hong Kong. Je ne veux pas y prendre part dans les conditions actuelles, ce serait aller contre mes valeurs.
J’avais appuyé chacun de mes mots pour insister sur le fait que Keiji n’avait pas conditionné mon choix. Tenace, je savais ce que je voulais ; c’était aussi simple.
― Tu es donc en train de nous dire que tu nous refuses tous les deux, remarqua Keiji, déstabilisé par ma fermeté.
― Je n’avais pas prévu de devenir une jeune mère célibataire, mais pour le bien de Caleb, je ne souhaite pas qu’il grandisse dans ton milieu. Quant à mon cœur, il a été ébranlé par un autre homme que toi Keiji et je ne me le pardonne pas vraiment, d’autant plus que Sacha n’a pas à assumer ce rôle de père pour Caleb qui ne lui incombe pas, même s’il a été formidable avec nous.
― C’est à moi de décider. Depuis ta grossesse, assumer cet enfant qui n’est pas le mien ne m’a jamais posé problème… rétorqua Sacha.
― Pourtant tu ne l’es pas. Tranchais-je sèchement dans le but de l’éloigner de moi.
― Que fais-tu de tes sentiments ? demanda Sacha toujours plein d’espoir.
― Je vous aime tous les deux avec des nuances propres à chacun de vous. En venant ici, j’espérais me retrouver et finalement je me suis aperçue que je ne m’étais jamais perdue. Je me suis simplement mise des œillères par peur d’avancer seule…
― Es-tu en train de sous-entendre que ce que tu fais est bénéfique pour tous ? insista Sacha.
― Non, car je perdrai certainement un ami fidèle et un destin atypique, pourtant j’accepte de faire ce choix parce qu’il me convient pour le moment.
― Comment souhaites-tu que l’on s’organise pour la garde de notre enfant ? s’enquit Keiji, redevenu pragmatique.
― Je dois rentrer à Hong Kong pour quelques jours, cela te permettra de passer du temps avec ton fils que tu pourras ensuite revoir soit lorsque je serai à nouveau de passage sur l’île. Sauf si tu décides toi-même de venir lui rendre visite à Séoul. Je n’ai pas envie de mettre une barrière entre vous afin que mon choix l’affecte le moins possible, répondis-je, sereine.
― Alors c’est tout ? s’exprima Sacha, las.
― Oui.
Bien qu’une part de moi aurait souhaité répondre non et qu’il pouvait lui aussi continuer à faire partie de ma vie, je savais que ce serait injuste, car je ne pourrais pas honorer cet engagement comme Sacha le souhaitait. Quant à Keiji, bien qu’étonnée qu’il accepte de se ranger aussi facilement à ma volonté, je ne voulais plus me poser davantage
de questions stériles qui me pousseraient dans les mêmes travers que je ne voulais plus voir joncher notre relation.
Sacha n’entreprit plus de me faire changer d’avis et s’en alla d’un pas vif vers son véhicule. Je le regardais démarrer dans un crissement de pneus, triste de voir ce que nous aurions pu être s’éloigner brutalement. Néanmoins, j’espérais qu’un jour il me pardonnerait et que nous pourrions simplement être amis. Le regard affligé que j’avais affiché n’échappa pas à Keiji dont le visage fut lui aussi traversé par une ombre qui ne dura qu’une fraction de seconde. Je n’avais pas menti à chacun d’eux en leur rapportant qu’ils avaient tous deux une place dans mon cœur. Et je payais mon honnêteté en les perdant tous deux, volontairement.
Le père de mon fils s’attarda davantage pour boucler les préparatifs de mon passage à Hong Kong puis de l’organisation que nous devrions mettre en place une fois que je serais à Séoul. Il me traita impitoyablement comme un homme d’affaires, un trait de caractère que je n’avais jamais vu. Méthodiques et allant à l’essentiel, nous venions de planifier le trimestre à venir ponctuer de ses visites.
― Je n’essaierai pas de te convaincre de revenir à moi. Tu le feras de toi-même lorsque tu te sentiras prête. Si tu ne t’en es pas rendue compte, alors ce que tu as partagé avec cet homme n’était pas de l’amour. Il a simplement été là lorsque moi je n’étais pas à tes côtés et je m’en voudrais toujours. Même si je ne pourrais jamais changer ce
que je suis, je t’aime et Caleb aussi. Je ne cesserai jamais de faire partie de vos vies et j’accepterai la place que tu m’y laisseras pour te montrer mon repentir.
Il venait de toucher mon cœur, d’ébranler mon être tout entier à nouveau comme lui seul savait le faire, et bien qu’au bord des larmes, je restais ferme. S’il envisageait la situation comme son purgatoire, moi, je me punissais moi-même. L’ambiguïté de mes sentiments m’exaspérait ; d’un côté je voulais m’émanciper et de l’autre, je me sentais encore fragile et non méritante. Conquérir ma nouvelle vie à l’autre bout du monde ne serait qu’une étape pour panser mon cœur meurtri et redorer ma confiance. J’étais déterminée à utiliser mon entêtement pour bâtir des ponts et non plus, à ériger mes propres obstacles.
- Fin du chapitre -
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Deux mois s’étaient écoulés depuis que mes parents avaient emménagé dans leur villa, quant à Salomé, elle était retournée à Paris. Elle avait promis de revenir à la naissance de Caleb « Orienté par son cœur et son courage », prénom auquel je souhaitais associer un deuxième nom coréen, Dong Yul, « Passion de l’Est ».
Mon père s’était résigné à mon séjour prolongé. S’il n’émettait pas de doutes quant à mon travail à distance, il devenait de plus en plus sceptique quant à l’existence de Keiji. Ce dernier n’avait pas répondu à un seul de mes messages journaliers. À moi aussi, il devenait de moins en moins réel. Je continuais à lui relater mes anecdotes sous les tropiques et à le rassurer concernant ma grossesse. Notre enfant était un protégé de Dieu. J’escomptais son avis sur les prénoms que j’avais choisis pour la prunelle de mes yeux, précisant avec humour que la famille de ma mère ne saisissait pas la portée du second prénom asiatique.
Je lui contais combien j’avais été heureuse d’accompagner ma mère dans ses retrouvailles avec sa famille ici, qui s’était montrée
accueillante et nous avait rapidement intégrés. Comme elle, j’étais fière de ce sentiment d’appartenance à une grande tribu pour qui les réunions de famille rimaient avec repas dominical. J’étais épanouie et pourtant il me manquait affreusement.
Lors d’une fête d’anniversaire d’un des cousins de ma mère, j’avais retrouvé Sacha avec qui j’avais effectué ma scolarité du collège jusqu’au lycée à Clermont-Ferrand. Il n’était plus le jeune garçon rachitique, mais était devenu un homme à la carrure imposante et agréable à regarder. Il avait conservé ses belles boucles blondes à faire pâlir de jalousie une fille, bien que leur teinte soit plus sombre. Il arborait un sourire triomphant en me revoyant sept ans plus tard. Sacha était à la tête d’une société spécialisée dans les énergies renouvelables. J’appris qu’il avait fini major de sa promotion à l’école d’ingénieur et qu’il était venu s’installer à La Réunion pour profiter des opportunités d’affaires dans ce secteur avec le vent en poupe. Il s’était construit une solide réputation sur le marché et commençait à prospecter les marchés extérieurs, tels que l’Afrique du Sud et la Chine, là encore soutenues par les partenariats établis par les politiques locales. Le monde m’avait toujours paru petit, mais aujourd’hui plus que jamais, le destin venait de me faire un tour dont seul lui en avait le secret. Ma nouvelle famille semblait l’avoir prévenu de ma situation bien que j’eusse été claire que j’étais prise.
Il est rapidement devenu un ami à qui il m’avait semblait naturel de me rapprocher puisque nous nous connaissions. À l’école, il nous était arrivé de nous adresser régulièrement la parole, car nous étions tous deux délégués de classe. Ce duo avait duré huit ans. Nous avions tous deux changé depuis que nous avions opté pour des chemins différents. À l’époque, nous n’étions pas réellement des amis proches, chacun de nous ayant son cercle respectif ; pourtant nous avions toujours été animés d’un intérêt commun pour l’Asie. Il avait été le premier à m’initier aux mangas, alors que nous attendions le début d’une réunion des représentants de classe.
Je lui avais un jour dit qu’il était ma parallèle, un Moi masculin et l’Intellectuel à part du groupe d’amis, tant nous avions des goûts communs. Lorsque nous avions été alors en terminale, j’avais justifié cette image par le fait que les droites d’une parallèle sont similaires et filent vers l’infini sans jamais se croiser ; tout comme notre relation n’était pas vouée à muer vers des sentiments amoureux. Ce qu’il semblait nourrir à mon égard durant cette période.
Il avait troqué une attitude discrète pour devenir beau parleur. Il était néanmoins resté charmant et s’était même proposé de m’emmener voir le volcan entré en éruption après avoir été frappé par mon regard exalté par la beauté des images de ce spectacle devant les informations télévisées. En contant cela à Keiji, j’avais espéré le rendre jaloux et le faire réagir, mais le silence demeura pesant.
Lorsque les mots me désertaient et que je déprimais, je pestais contre Keiji, lui reprochant l’absurdité de nos circonstances. Il était le fantôme qui hantait mes nuits, le murmure que je croyais entendre alors qu’il ne s’agissait que du sifflement de l’alizé puisque plus que tout il demeurait absent. Je lui reprochais de me laisser seule, en me soumettant à l’éventualité de constituer une famille monoparentale ; et de paraître telle une écervelée, à prétendre qu’il était présent même à l’autre bout du monde, jusqu’à toujours trouver des excuses. Comme à chaque fois, le lendemain après avoir cessé de le détester, je lui écrivais à nouveau tout sourire comme si rien n’était arrivé, en véritable lunatique.
Ma mère s’accommodait de mes sautes d’humeur, les mettant sous le compte de cette première grossesse. Mais nous savions toutes les deux que si mes émotions faisaient les montagnes russes, c’était avant tout parce que le père de mon enfant n’était pas à mes côtés. Elle se montrait rassurante tout en évitant soigneusement de mettre les pieds dans le plat jusqu’au jour où un incident s’était produit.
***
J’étais allée à un évènement sportif avec Sacha. Pendant que ce dernier était allé chercher de quoi grignoter, j’étais intervenue dans la dispute d’une bande de jeunes filles qui s’en prenait à une adolescente. Écœurée que la foule s’anime autour d’elles pour les encourager, alors que d’autres tournaient les talons, rebelle j’avais voulu porter secours à la malheureuse. Venu de nulle part, un des membres du groupe m’avait chargée jusqu’à ce que je percute une barrière de sécurité. Les évènements étaient allés si vite que je n’avais entendu que les sirènes des pompiers qui m’emmenaient à l’hôpital. S’ils m’avaient rassurée à propos de la jeune fille que j’avais souhaité aider, ils affichaient une mine contrite face à mon ventre arrondi. Le heurt avait été suffisamment brutal pour que je perde connaissance avant de me réveiller avec des crampes.
Aux urgences, ma mère avait littéralement pété les plombs et me sermonnait comme jamais elle ne l’avait fait auparavant. J’avais été inconsciente du danger. Selon elle, il m’était arrivé bien plus de mésaventures que je voulais en admettre, au point que j’étais tombée enceinte d’un inconnu. Elle avait fini par dire ce qu’elle pensait réellement, me portant un véritable coup au cœur, plus douloureux que de heurter des barrières. Son air mauvais traduisait davantage la déception que la colère. Je ne pouvais lui reprocher de faire fausse route, car le père de mon bébé n’avait pas donné signe de vie depuis plus de deux mois. Quant à moi, je lui avais caché les vraies raisons de mon retour dans le cocon familial. Des semaines de malentendus et d’inavoués avaient causé du tort à notre relation mère-fille.
La souffrance était assourdissante et je restais interdite. En une fraction de seconde, Antoine qui était présent lui aussi, intervint et avoua à ma mère la conversation qu’il avait surprise entre Salomé et moi-même lors de leur premier soir à l’hôtel. Les murs tournaient à une vitesse vertigineuse à mesure qu’il prononçait les mots triade, enlèvement et perte d’un des deux fœtus. Ma mère était clouée sur place, tandis que ses larmes coulaient sans qu’Antoine ne cesse de remuer ses lèvres pernicieuses.
En état de choc, l’angoisse prit le dessus et des contractions apparurent, violentes jusqu’à m’arracher des suppliques. Il restait encore quelques semaines avant la naissance. Pourtant à l’intérieur de moi tout se déchirait, j’étais secouée par de violentes contractions à peine espacées. Des infirmières apparurent et firent sortir mon frère adoptif et ma mère. Rapidement j’ai été prise en charge, les choses semblaient se compliquer. Le bébé ne s’était pas encore retourné et je saignais.
J’étais terrorisée. Je me sentais abandonnée, totalement désarmée pour faire face à cet accouchement difficile sans Keiji ou ma mère. Le premier était toujours apparu aux moments les plus opportuns, quant à la seconde, je venais de l’attrister au point où je soupçonnais qu’elle ne puisse jamais me pardonner l’affront de la tromperie dont j’avais fait preuve comme une intrigante.
Le personnel médical à mes côtés s’affairait. Mon col ne s’était pas dilaté bien que le travail eût commencé. Pour me détendre, la sage-femme m’avait demandé si nous avions choisi un prénom avec le père de mon bébé. Cette demande m’avait prise au dépourvu, nous n’avions pas vraiment décidé ensemble avec Keiji. Ce sujet n’avait pas été évoqué lors de nos longues discussions. Néanmoins, une évidence m’était apparue que notre bébé devait avoir un prénom audacieux. Jusqu’à présent, la religion n’avait pas été très présente dans ma vie. Mais le prénom hébraïque de Caleb m’avait semblé correspondre parfaitement après quelques recherches sur internet et un peu de lecture.
― Caleb, avais-je répondu.
― Ce n’est pas un prénom très commun chez nous. Y a-t-il une signification particulière ? s’était-elle enquise.
― En hébreu, cela signifie « orienté par son cœur et son courage », « audacieux ».
― Magnifique choix. Ce petit gars est en effet courageux.
C’était un échange anodin dans une situation critique. Ils préconisaient de tenter une césarienne. On me rasait intégralement le pubis à l’aide d’une tondeuse pour éviter les infections. Puis, on me mit une charlotte et une blouse. Installée sur table chauffante, nettoyée à la Bétadine, l’aide-soignante posa un drap à hauteur de mon ventre pour m’empêcher de voir l’intervention qu’allait réaliser le chirurgien. Lors de l’usage d’une rachianesthésie — soit une anesthésie locale qui agit plus rapidement —, on tentait de me rassurer tandis que l’anesthésiste testait mon insensibilité. J’étais seule, au milieu des murs blancs, du matériel médical froid et de ces inconnus. Tout était si impersonnel et pour la première fois de ma vie, au bord du désespoir, le courage était né de ma rage de vaincre l’adversité pour mettre au monde mon fils.
À la fin de l’intervention, on me sépara de mon bébé pour m’emmener en salle de réveil où on vérifiait régulièrement mon pouls et mes urines. J’étais toujours sous perfusion. Après m’avoir préparé, enfin on me conduisit au service néonatal où mon bébé se trouvait sous couveuse. On m’expliqua qu’il ne semblait pas avoir de lésion cérébrale, mais qu’en raison de sa naissance prématurée le risque d’hypothermie était plus élevé tout comme son immunité, plus fragile. Mon fils resterait sous surveillance du fait qu’il n’était pas encore tout à fait autonome pour respirer. De plus, on me permettrait dès que possible de l’allaiter.
Caleb était si fluet, mais tellement parfait. J’attendais que l’émotion provoquée par les circonstances s’estompe pour lui parler à travers les parois de l’incubateur. Je m’excusais d’avoir failli à ma promesse de le protéger ; et pis encore de l’avoir mis en danger avec ma témérité insouciante. Son existence plus concrète avait réveillé en moi un sentiment indescriptible. Mélange d’un amour incommensurable et d’un sens aigu des responsabilités, lié à la peur et au souhait de lui offrir le meilleur. Le protéger était un instinct qui venait de décupler.
Je conversais avec lui de tous les moments que nous pourrions partager à mesure qu’il grandirait. Je ne doutais pas un instant qu’il serait robuste et déterminé, car en se battant pour voir le jour, il avait prouvé qu’il était valeureux.
***
Plus tard, placée dans une chambre individuelle aux tons pastel qui adoucissaient l’environnement, ma famille était à mon chevet. La tension entre ma mère et moi était retombée. Une gêne s’était installée entre nous. Sous le regard noir de mon père, mon frère s’excusa. Le moment n’était pas propice à discuter de mes secrets, de son indiscrétion et de la suite des évènements.
Pour faire dissiper le malaise, mes parents m’apprirent que Sacha était dans le hall d’accueil avec la jeune fille que j’avais souhaité aider. Elle aurait aimé me rendre visite plus tard, lorsque les visites seraient permises à des personnes autres que la famille, ce qui me mit du baume au cœur.
L’heure tardive poussa les aides-soignantes à les congédier pour faire mes soins et me permettre de me reposer. À leur départ je réclamais mes effets personnels que mon père avait ramenés. Ma mère avait eu la présence d’esprit de me faire préparer mon sac de maternité avec anticipation. Je pris mon téléphone portable. En ouvrant la boîte mail pour en écrire un à Keiji, j’étais confrontée à la page blanche. J’avais tant à lui dire, de l’annonce de la naissance de notre fils à mes sentiments intériorisés. Je finis par mettre des mots tantôt délicats et inquiets pour parler de Caleb, tantôt empreint d’espoir et de colère pour m’adresser à lui qui avait failli en tant que père jusqu’à maintenant.
« Keiji,
Notre fils Caleb a vu le jour à 15 h cet après-midi. Il pèse 1,8 kg pour 43 cm. Né prématurément dans la 37ème semaine de gestation, il sera sous surveillance plusieurs jours.
Les circonstances de sa naissance résultent comme toujours de mon mauvais penchant à me mettre dans de sales draps. J’avais voulu venir en aide à une adolescente malmenée par un groupe de jeunes filles. Étrange écho à notre rencontre avec toi et moi. Les évènements semblent redondants dans ma vie, certainement parce que je n’apprends jamais de mes erreurs.
En voyant notre bébé sous couveuse, j’ai eu une sorte de révélation. J’ai fait l’expérience de l’instinct maternel concrètement. S’il semble fragile parce qu’il n’est pas encore autonome pour respirer, c’est aussi un petit être tenace qui se bat pour rester en vie. Il a cette vigueur ancrée en lui depuis les premiers jours. Ce qui force le respect. Il doit tenir cette force de toi, tout comme ses cheveux tout noirs et lisses qui rappellent les tiens.
Avant l’accouchement, Antoine a divulgué à ma mère la conversation qu’il avait surprise entre Salomé et moi, à ton sujet. Sa réaction a été à la hauteur de ce que j’avais imaginé à l’exception du désappointement qu’elle a ressenti. Lorsque ma famille est venue me rendre visite, chacun s’est retranché dans le mésaise ambiant, éludant soigneusement d’aborder ce qui brûlait les lèvres, à savoir le rôle que tu jouerais ou pas dans nos vies.
Mes sentiments à ton égard n’ont pas changé. Même si je t’aime, je ne peux décemment pas demeurer dans ce silence. Pour avancer et offrir le meilleur à notre fils, je dois savoir si je devrais assumer seule, le rôle du père et de la mère ?
Aujourd’hui plus que jamais, j’étais désemparée et j’avais besoin de ta présence. Tu avais pour habitude de toujours apparaître pour me sortir des mauvais pas. Or, ce n’était pas le cas cette fois. Je regrette que tu n’aies pas eu l’honnêteté de me répondre à ce jour, et je dois t’avouer que c’est extrêmement difficile de continuer à espérer un avenir pour nous trois.
Désormais, Caleb est celui pour qui je dois me battre. Si tu savais combien je souhaite que mes mots atteignent ton cœur et te fassent prendre le premier avion pour venir nous retrouver et nous rassurer. Tu es devenu père et tu ne le réaliseras sans doute comme moi qu’en voyant notre enfant.
Keiji, je n’ai pas la force de te convaincre davantage des devoirs que tu as envers ton fils. Toi pour qui cette valeur est importante, n’oublie jamais qu’en restant silencieux jamais tu n’honoreras ce que nous avons pu être l’un pour l’autre. Et même si j’espère que tu as une bonne raison de ne pas donner signe de vie, sache que Caleb et moi avons besoin de toi. Il y aura certainement des obstacles à franchir. Pourtant ensemble ou d’un commun accord nous pourrions y parvenir.
Je suis si lasse. Répond-s’il te plaît !
Je t’aime.
Jeanne. »
***
Si les semaines qui s’étaient écoulées m’avaient semblé interminables de voir mon petit amour dans cet état, les signes d’eux, ont toujours été encourageants. Son pronostic vital n’étant plus engagé, nous allions enfin, pouvoir rentrer chez mes parents.
Arrivée à la maison, ma famille avait préparé une petite fête intimiste. Ma sœur avait pris l’avion pour l’occasion. Sacha, qui était venu nous chercher à l’hôpital, avait été convié à rester. Je soupçonnais mes proches de vouloir influencer mon cœur depuis la discussion que nous avions eue à propos de Keiji et du rôle que j’espérais toujours qu’il joue dans la vie de Caleb et la mienne. Désapprobateurs et alarmés, ils avaient fini par m’entendre, même si je doutais qu’ils m’aient comprise, considérant les efforts qu’ils se donnaient pour me rapprocher de Sacha. Ce dernier était un homme convenable et prêt à m’offrir, ainsi qu’à mon fils, la stabilité d’une vie de famille. Et même si j’avais trouvé en lui, des qualités que j’appréciais, je n’étais pas prête à lui offrir mon cœur qui ne m’avait pas été rendu.
En passant le portail, je ne fis pas attention au véhicule stationné à proximité. Ce ne fut que lorsque mon père vint nous aider Sacha et moi à récupérer mes affaires, que je défaillis en voyant l’homme qui s’avançait vers nous. Je remerciais le ciel que Salomé, pressée de voir son neveu et l’avais enlevé de mes bras. Je tremblais, à la fois livide et retrouvant cette sensation de chaleur qui m’avait désertée depuis des mois. À chacun de ses pas toujours aussi élancés, une zone de mon corps se réveillait jusqu’à ce que ce dernier se mette à se mouvoir de lui-même, pour accélérer la cadence. Je me précipitais vers lui.
Arrivée à peine à quelques mètres de lui, quelqu’un d’autre venait de me dépasser en courant et s’arrêta à sa hauteur. Le temps de comprendre ce qui se passait, Antoine venait de lui mettre un poing au visage. Une droite impressionnante qui le fit à peine reculer de quelques centimètres alors que la zone avait rougi sous l’impact. Mon jeune frère continuait de le bousculer, pestant qu’il n’était pas le bienvenu. Déjà Han et Sheng, en bons et fidèles acolytes de Keiji, arrivaient à leur tour. Je m’interposais pour les séparer.
― Tu n’as pas le droit de t’approcher de ma sœur ni de mon neveu ! hurlait Antoine en pointant du doigt Keiji, tandis que je tentais d’éloigner mon frère.
Mon père et Sacha nous avaient rejoints et ma mère qui observait la scène depuis la véranda créole, avait exhorté Salomé d’aller à l’intérieur avec Caleb.
― Allez, viens mon garçon, dit mon père à Antoine.
― Ça ira., lançais-je à Sacha qui se montrait protecteur à mon égard.
Il me tenait par les épaules et sondait mon regard. Je lui fis un signe de tête, tout en esquissant un sourire pour lui montrer que la situation serait sous contrôle. Il finit par s’éloigner, sans avoir néanmoins jeté un regard mauvais aux trois nouveaux venus.
J’étais soulagée qu’à cette heure matinale, les voisins de notre quartier résidentiel s’étaient déjà absentés pour aller travailler.
Lorsqu’enfin je me retournais pour faire face à Keiji, Han et Sheng s’étaient eux aussi éloignés. Même si j’avais rêvé de le voir, à cet instant précis j’étais trop confuse pour savoir si j’étais heureuse ou fâchée.
― Je… je… je suis là, bégaya-t-il enfin.
― Le moment est mal choisi, Keiji. Où séjournes-tu ? Je viendrais dès que je serai prête, dis-je simplement, ayant recouvré mon sang-froid.
― Je suis désolé, Jeanne. Je n’ai jamais voulu te faire souffrir… s’éteignit sa voix.
― Je sais, pourtant tu l’as fait, lançais-je sèchement.
― Nous devons parler, finit-il par céder en me laissant la carte de son hôtel. Le même que le mien à mon arrivée. Puis, il tourna les talons.
En retournant près de mes proches, mon père me prit dans ses bras. Une réaction qu’il n’avait jamais eue à mon égard, et qui m’arracha des larmes. Nous avions aussitôt été rejoints par une accolade de ma mère, de mon frère et de ma sœur avec mon bébé dans les bras. Leur soutien me réconforta.
Le reste de la journée s’était déroulé dans une atmosphère plus détendue, chacun évitant consciencieusement de mentionner l’apparition soudaine de Keiji. Le retour à cette ambiance chaleureuse avait été rendu possible par le petit être qui avait volé nos cœurs à tous.
Ma mère avait insisté pour que Sacha et moi allions nous balader sur la plage, pendant que Caleb dormait sereinement en fin d’après-midi. J’avais longtemps hésité à laisser mon petit ange, redoutant davantage la confrontation avec Sacha et la réprobation de ma famille. Je m’étais finalement résignée. Ne pouvant échapper à aucun d’eux, il était inutile de reporter l’échéance.
***
Après avoir descendu la ruelle, traversé l’avenue et le parking, nous longions désormais le lagon, pieds nus dans le sable chaud. Murée dans mes pensées, je cherchais un moyen de mettre de la distance entre Sacha et moi. Qu’il soit près de moi ne m’aiderait pas à y voir plus clair.
― Tu te souviens lorsqu’au collège, un groupe de la classe avait usurpé ton identité sur le tchat pour discuter avec chacun des élèves ? questionna Sacha, me prenant au dépourvu.
― Oui. J’avais cru devenir folle qu’on vienne me parler de choses dont on me croyait l’auteur, sans que je ne comprenne ce qu’il se passe. À l’époque, je n’avais même pas de connexion internet à la maison. Mes parents avaient désapprouvé cet outil considéré comme pernicieux.
― J’avais cru moi-même que tu étais celle qui était en train de me parler un soir. Tu m’étais apparue alors sous un autre jour.
― C’est-à-dire ?
― Ton usurpateur m’avait donné l’espoir fou que je pouvais attendre davantage de toi qu’une simple relation de camarades de classe. J’avais nourri depuis des sentiments différents à ton égard… À chaque fois que je tentais de t’aborder, je me sentais trop timide pour aller au bout de ma démarche. Je me dégonflais et je regrettais chaque jour d’être lâche.
― Je ne m’en doutais pas.
― Lorsqu’un matin, je m’étais armé de courage enfin, tu t’es mise debout devant toute la classe pour annoncer que peu importe les motifs qui avaient poussé certains élèves à jouer avec ton identité, tu avais découvert que vivre dans l’ombre n’était que le faux pouvoir des faibles. En plus d’avoir été déçu, je me suis senti nul de ne pas avoir su qu’il ne s’agissait pas de toi. J’ai admiré ton éloquence et je m’étais promis de ne t’avouer mes sentiments qu’une fois que je me sentirais à la hauteur.
― Je…
― Laisse-moi finir s’il te plaît. Tu as toujours été forte. Sous tes grands airs, j’ai cru déceler la fragilité. C’est pour tout plein de raisons que je t’aime… Certainement depuis l’instant où je t’ai vu arrivé à l’autre bout de la cour, alors que la sonnerie venait de retentir à la rentrée. Pourtant, aujourd’hui, j’ai vu une autre flamme danser dans tes yeux lorsque tu t’es précipitée vers lui.
― Sacha…
― Je sais que tu ne me regarderas jamais avec la même intensité. Mais il ne te mérite pas Jeanne. Ni toi ni Caleb. Lorsque je t’ai retrouvée à cette fête chez ton cousin, j’ai réellement cru que le destin me donnait une nouvelle chance. Ne m’enlève pas la possibilité de te prouver que le bonheur est à mes côtés… me confessa-t-il, me faisant face et tenant fermement mes bras malgré sa voix mal assurée.
Troublée plus que je n’aurais cru l’être par Sacha, je me sentis soudain perdue avec des milliers de questions suspendues. D’ailleurs, j’aurais dû l’empêcher de m’embrasser. Je n’aurais pas dû répondre à sa tendresse. J’avais pris bien plus de temps qu’il en avait fallu pour le repousser gentiment.
― Sacha… je ne…
― Ne réponds pas tout de suite s’il te plaît. Ce qui vient de se passer démontre que tu dois y réfléchir. Mais sache que je n’ai pas l’intention de disparaître du paysage. Je veux te prouver que mes sentiments sont sincères et…
Il ne termina pas sa phrase et déposa un baiser sur mon front, avant de relever un regard revêche derrière moi. Je compris que Keiji était là. Sacha fit glisser délibérément avec lenteur, ses mains le long de mes bras et recula d’un pas pour me libérer de son étreinte.
― Tu veux que je reste ? suggéra-t-il sans me laisser la possibilité de me retourner pour autant.
― Non. Je veux rester seule. Merci pour tout, Sacha, répondis-je, profitant pour me retourner et m’éloigner une fois libérée.
Les deux hommes se faisaient face avec une animosité exacerbée. En passant à côté de Keiji, il me retint le poignet.
― Nous devons parler.
― Je te l’ai dit plus tôt, je viendrais lorsque je serais prête, accentuais-je rebelle, tout en me soustrayant à son emprise.
Mon cœur n’avait pas fini de traverser un champ de mines.
***
Après être restée au bord de la mer un peu plus d’une heure pour retrouver un certain calme intérieur, j’arrivais chez mes parents, distraite. Ma seule envie était d’aller auprès de mon fils.
J’entrais à pas de loup dans sa chambre ; celle-là même que Sacha m’avait aidé à aménager et à décorer. J’avais passé plus de temps avec ce fin bricoleur, ces dernières semaines qu’avec Keiji depuis notre rencontre. Je réalisais que ce dernier aurait dû être celui avec qui j’aurais dû préparer cette chambre d’enfant. Or, celui que je considérais comme un simple ami n’avait jamais cessé d’être là.
Faisant le tour de la pièce, je traçais une ligne sur le bois du rocking-chair jusqu’au berceau près duquel je m’assis. À mesure que mes doigts avaient parcouru le mobilier, je me rappelais avoir vu Sacha, rigoureux à la tâche et heureux de partager ensemble la préparation de la venue d’un enfant qui n’était pas le sien. Ce qui m’avait profondément émue. Nos fous rires et les instants dérobés malgré moi, où j’avais observé les muscles saillants de ses bras et ses fesses moulées dans son jean me tenaient encore en haleine ; sans pour autant oser imaginer ce que cela pouvait faire d’être blottie contre lui. Je souriais même de son impudence lorsqu’une fois, il m’avait faite prisonnière de son étreinte pour me barbouiller de peinture, jusqu’à ce que je m’écroule sur le parquet, sous lui, gênée.
En regardant Caleb, tandis que je glissais mon index dans sa main minuscule, je me rappelais également comment il avait été conçu dans la passion de moments volés et magiques. Mon petit ange était né de l’amour et il méritait de grandir entourer de ce sentiment.
Chacun à leur façon, ces deux hommes avaient fait battre mon cœur aujourd’hui. Or, pour le bien de mon enfant, je devrais choisir.
Une personne censée n’aurait pas tergiversé en optant pour la sécurité, la présence et l’amour inconditionnel. Mais je n’étais pas ce genre de femme. J’hésitais face à la passion qui accompagnait inéluctablement le père de mon fils.
Je ne me sentais pas prête à décider, surtout que pour y parvenir je devrais parler à Keiji, sans me laisser déstabiliser par les éventuelles révélations qui entouraient son silence. J’aimais Keiji. Ma réaction, plus tôt, m’avait prouvé que l’attraction opérait encore, même si sa magie avait été troublée par Sacha.
À cette équation, s’ajoutait le bien-être que j’éprouvais d’avoir les miens autour de moi et ce rêve qui consumait encore mon cœur de poursuivre à nouveau ma vie professionnelle trépidante à l’autre bout du monde. Au centre de ce méli-mélo, je n’étais pourtant plus seule.
Caleb était venu bouleverser prodigieusement mon univers.
Voyant mon fils remuer et ouvrir ses petits yeux me fit fondre. Je ne pus résister au besoin de le serrer contre moi. Cet être si fragile incarnait la perfection. Il avait été protégé par Dieu, jusqu’ici, et ma foi me portaient à croire que toujours il le serait, peu importait ma décision.
***
― Jeanne ?
― Oui, papa ?
― Nous devons discuter.
Le moment était arrivé. Voir mon père serein sur le palier me rassura un peu. Je me levais et descendis rejoindre ma famille qui m’attendait au complet, sous la véranda à l’heure où le soleil couchant donnait de magnifiques reflets or et rosé au ciel.
― Nous savons que ce n’est pas facile pour toi. Nous nous faisons du souci, précisa mon père.
― Sacha nous a dit que vous aviez discuté. Vous êtes adultes et nous ne souhaitons pas interférer dans ta vie, ajouta ma mère.
― Je ne sais pas quoi vous répondre. Je ne m’attendais pas à ce que Keiji se présente chez nous aujourd’hui…
― Ton frère et ta sœur nous ont dit que tu lui donnais quotidiennement de tes nouvelles et sa présence ici montre qu’il se préoccupe de toi et de votre fils. Pourtant, mon instinct maternel reste méfiant. Même si tu nous as toujours dit qu’il n’avait pas quitté ta vie, nous en avons douté. J’en suis désolée ma chérie.
― Je sais qu’il n’est pas méritant aux yeux de chacun de vous. Mais il reste le père de Caleb et il compte pour moi. Je sais aussi que vous
désapprouvez son milieu et que sans doute vous pensez que Sacha ferait un meilleur père…
― Jeanne, tu n’es plus seule désormais. Caleb fait partie de ta vie.
― J’en suis parfaitement consciente et quoique vous puissiez croire, c’est avant tout à lui que je pense pour arrêter ma décision.
― Que comptes-tu faire ? demanda mon père à brûle-pourpoint.
― J’ai prévu d’aller voir Keiji à son hôtel pour discuter.
― Caleb t’accompagnera-t-il ? questionna Salomé, affligée.
Les regards inquiets des membres de ma famille posés sur moi ne suffirent pas à faire vaciller ma résolution qui était de donner la possibilité au père de rencontrer son fils.
― Caleb sera avec moi. Quant à Antoine, il m’accompagnera pour présenter ses excuses.
Je vis mon frère adoptif se redresser austère. Il avait voulu me protéger et montrer le ressentiment de tous. Il n’avait pas à utiliser la brutalité. Ce serait pour lui une leçon. Il devait apprendre à se maîtriser puisque jusqu’à maintenant, il n’avait pas brillé à la fois dénonciateur et rude.
― Je n’ai pas l’intention de lui présenter mes excuses, se renfrogna Antoine.
― Tu n’as pas l’avantage de pouvoir discuter. En plus d’avoir écouté aux portes, tu t’es mêlé de choses qui ne te concernaient pas. La violence n’a pas non plus été un choix judicieux, rétorquais-je inflexible.
― Maman avait le droit de savoir. Depuis toujours tu ne te préoccupes pas de nous et ce Keiji est la preuve que tu n’as aucune notion du danger.
― Tu as raison. Il n’empêche qu’il s’agit de ma vie. Si je reste responsable de mes choix, tu en feras de même.
Mon père intervint pour approuver que mon frère ayant mal agi dût assumer les conséquences de ses actes, tandis que ma mère restait interdite durant cet échange. Elle finit par préciser qu’étant parent elle avait manqué à son devoir. Transparente, elle s’excusa, car elle avait failli à prendre le recul nécessaire et avait occulté la sensibilité de mon frère. La mise au point familiale était nécessaire et dura au-delà du dîner, permettant à chacun d’aller se coucher avec matière à réflexion. Nous avions tous échoué à un moment, causant la déception autour de nous, malgré l’amour qui unissait notre famille.
- Fin du chapitre -
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Au réveil, heureuse de le voir avec un sourire aux lèvres, me regardant et repoussant une mèche rebelle derrière mon lobe, je remontais le drap pour me cacher le visage comme une adolescente, et voiler ainsi ma timidité retrouvée sous la lumière du jour qui perçait. Il rit, enfantin et amoureux avant de se glisser sous les draps pour venir me retrouver. Au programme, chatouillements et rires cristallins comme je n’en avais jamais entendu résonner. Le bonheur était simplement là.
On frappa à la porte. Il releva le drap de nos têtes. Ashanti se tenait déjà dans la chambre.
― Qui vous a autorisé à entrer Ashanti ? questionna-t-il d’un ton bourru, tandis que l’employée était gênée.
― C’est moi. Se fit entendre la voix de sa mère derrière la femme de maison, sans avoir laissé à cette dernière le temps de répondre.
Embarrassée d’avoir été surpris dans notre disconvenue, je détournais la tête et me pinçais les lèvres tandis que Keiji ne bougea pas d’un pouce au-dessus de moi.
― Que veux-tu qui ne puisse pas attendre que nous descendions et te presse ainsi ?
― Ton père souhaite que nous nous réunissions tous les quatre pour prendre le petit déjeuner.
― Tous les quatre ?
― Avec Jeanne. Vous me permettez de vous appeler ainsi ? dit-elle à mon attention.
Il n’y avait rien d’hostile dans sa voix. Ce qui ne m’empêcha pas néanmoins de me mettre sur mes gardes. Je tournais la tête et répondis par l’affirmative plus mollement que je ne l’avais souhaité. Elle quitta la chambre imperturbable, et j’écarquillais les yeux vers Keiji qui déposa un baiser rassurant sur mon front, puis mon nez et enfin mes lèvres.
À table, j’avais l’impression d’être assise à côté de moi-même tant je nous voyais comme dans une scène de mauvais goût. Son père avait sollicité la présence d’un infirmier. Soit son malaise de la veille l’avait atteint davantage que je ne le croyais, soit il misait sur son état de santé pour détourner Keiji de ses résolutions.
― Jeanne ? Comme Keiji vous l’a peut-être déjà mentionné, je suis souffrant, m’annonça Monsieur Chang sans surprise.
Keiji prit ma main sous la table avant de répondre à son père que le moment était mal choisi pour aborder le sujet. Ce qu’il balaya d’un revers de la main. Le décor était planté et il allait jouer sur la corde sensible. Je devais donc m’attendre à une nouvelle boutade.
― Mon mari et moi-même nous réjouissons de la venue d’un enfant prochainement et nous espérons nous rendre au temple prochainement, pour que ce soit un fils qui puisse naître, dit Madame Chang.
Je comprenais soudain où ils voulaient en venir. Mon enfant serait l’otage de leur tradition si c’était un garçon. Le souhait de Keiji d’avoir une fille n’était pas anodin. Soudainement amère, je regrettais presque de vouloir un fils, ce qui me brisa le cœur. Je serrai plus fort la main de Keiji sans le vouloir. Il sut alors que je venais de comprendre et se sentit profondément désolé. Pourtant, je n’aurais pas su dire s’il l’était pour nous ou pour ses parents qui ne lâcheraient pas prise aussi facilement qu’il semblait l’attendre.
― Dans les affaires ramenées par Han à la suite de votre enlèvement, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que vous aviez choisi une layette jaune. Cette couleur est celle de l’empereur. Elle siéra à merveille à celui qui règnera sur Hong Kong au côté de son père, ajouta la mère de Keiji tandis que je vivais cette annonce comme une nouvelle intrusion.
― Ce sera une fille. Trancha Keiji alors qu’une boule s’était formée dans ma gorge, m’empêchant d’avaler quoique ce soit d’autres.
― Voyons mon fils, qu’est-ce que tu dis là ? Une fille n’augure rien de bon. Elle ne pourra pas reprendre le flambeau, cracha Monsieur Chang.
― Fille ou garçon, ce bébé sera aimé de ses parents et il n’a jamais été question qu’il se plie à la volonté des autres. Ce sera un être libre de choisir sa vie. Je veillerai personnellement à son éducation en ce sens, sans le priver de connaître ses racines si c’est son souhait. Relevais-je téméraire.
Monsieur et Madame Chang prirent un air outré. Keiji me glissa un sourire en coin. Je ne les laisserais pas nous atteindre. Mon enfant était ma bataille. Et s’il me fallait m’éloigner d’ici pour lui offrir une vie différente de celle que ses grands-parents étaient prêts à lui tracer, je le ferais sans hésitation. J’avais l’intime conviction que Keiji comprendrait et me soutiendrait si c’était mon choix de le quitter pour le bien de notre enfant à naître.
― Keiji ! Dis quelque chose, voyons ! Tu ne peux pas accepter une telle chose. C’est contre nos devoirs. Cet enfant exercera des responsabilités. Si sa mère ne souhaite pas s’y plier, qu’elle s’en aille et nous le laisse.
C’était la remarque de trop qui valut à Madame Chang un verre de jus d’orange jeté au visage, tachant ses habits blancs. Je n’avais pas réussi à me contenir davantage face à la désinvolture de sa mère qui suggérait que j’abandonne mon propre sang. Je me demandais comment Keiji était né de tels personnages. C’était une aberration.
― Cette femme vient de prouver qu’elle n’est pas de notre monde, mon garçon, dit son père.
― Je crois au contraire que Jeanne a été tendre avec vous. Le dégoût que m’inspirent mes propres parents à cet instant est indescriptible. Vous me répugnez et vous manquez à votre devoir en agissant ainsi. Vous remettez en cause le choix que j’ai fait en tant que « Shan Chu » qui dirige la triade. Ni votre mélodrame de père malade ni votre souhait d’évincer Jeanne à mes côtés ne paieront. Sachez-le, je peux me montrer patient, mais aucun autre affront ne sera toléré envers moi, surtout en ce qui concerne Jeanne et notre bébé.
Keiji avait revêtu une carapace dure et son passage ne laisserait personne en paix s’il s’y engageait. J’en étais persuadée. Lorsqu’il agissait ainsi, il m’effrayait autant que je redoutais les obstacles que dresseraient ses parents et leurs adversaires. Sur notre vie.
― Que comptes-tu faire, Keiji ? demanda son père, pas le moins du monde intimidé et avec un regain d’énergie soudain.
― Je vous l’ai dit. Jeanne sera à mes côtés. Soit, vous l’acceptez, soit j’arrête tout avec seulement un appel, dit Keiji en sortant son portable de sa poche, prêt à exécuter son plan.
― Il va donc falloir vous marier, la présenter à tous et l’initier, précisa son père pendant que sa mère avait quitté la table pour aller se changer.
― Il n’est pas question de brusquer Jeanne pour le moment. Je dois résoudre les choses avec Aki d’abord. De plus, la santé de la mère et de l’enfant est ma seule priorité actuellement. Nous aviserons la suite comme un couple puisque cela ne regarde que nous.
J’étais déçue qu’il élude la question du mariage. Néanmoins, je décidais de ne pas m’apitoyer, car il n’avait pas été ferme sur un éventuel refus. Sa mère revint juste à temps pour l’entendre exiger d’eux qu’ils soient conciliants, étant donné que je resterai libre sous leur toit et nullement soumise ni à leurs exigences ni à leurs plans sournois. Son discours eut le don de les tenir tranquilles pour que nous puissions avaler enfin quelque chose lui et moi, sous le regard incrédule de ses parents.
***
Les semaines passaient sans que Monsieur et Madame Chang me laissent une trêve durant les absences régulières de Keiji. Il avait limité mes sorties à l’extérieur prétextant qu’Aki était une menace sérieuse à ne pas prendre à la légère.
Me sentant prisonnière, je n’avais pas de routine établie et mes seuls instants de béatitude, je les trouvais en travaillant. En outre, ne pouvant aller en Corée moi-même comme initialement convenu, il avait été décidé que Simon, en tant que patron s’y rendrait. Notre relation amicale avait aussi souffert d’un désaccord personnel face à mon refus d’annoncer à ma famille ma situation actuelle. Mon monde tombait en ruine. J’étais lasse de me battre sur tous les fronts. Ma bataille était que cet enfant naisse en bonne santé. Mais, dans le champ de mines qu’était devenue ma vie, il me fallait admettre que j’étais nuisible à moi-même avec mon approche.
Un après-midi, je décidais donc de me rendre à l’hôpital pour voir Sheng qui se rétablissait. Il incarnait le cliché type de l’homme de main. Il était un homme peu loquace, mais il restait informé de ce que Keiji tramait. Il m’apprit qu’ils avaient découvert une piste interne et se préparait à mettre à jour la taupe qui avait aidé Aki dans ses méfaits. Il ne m’en dirait pas davantage. Je soupçonnais que la situation soit suffisamment délicate pour qu’on me laisse en dehors de toute cette histoire.
La visite terminée, je tombais nez à nez sur Chun et Fei en quittant l’hôpital. Ils furent surpris de me trouver enceinte d’autant plus que je n’avais pas bonne mine avec mes cernes sous les yeux. Le poids que j’avais pris était directement allait à mon ventre, accentuant ainsi les courbes creusées du reste de mon corps.
Nous allâmes prendre une collation dans un café à proximité et je constatais que la vie suivait son cours au dehors de ma cage. Le jeune couple avait effectué un périple en Europe et me racontait leur voyage avec ferveur. Je me réjouissais de leur bonheur, lorsque Keiji vint nous rejoindre. Penaude, je fis les présentations. Il écourta mon échange avec mes amis feignant un rendez-vous familial, ce qui causa une gêne palpable.
***
La situation embarrassante avait eu pour effet de me mettre dans une colère noire. Me promettant intérieurement de rentrer en France quelque temps auprès des miens, je me rendais compte combien j’avais attendu cette onde de choc pour parler à Keiji. Ce que je fis dès que nous étions arrivés chez lui.
― Nous devons parler.
― Ce n’est pas le bon moment.
― Si ça l’est. Et tu vas prendre quelques instants pour m’écouter.
Il affichait une moue agacée, mais je n’en démordais pas. Simon avait raison et l’idée avait fait son chemin en moi. Il fallait enfin avouer à mes parents ma grossesse. C’est auprès d’eux que je voulais mettre au monde mon bébé, dans de meilleures conditions.
― C’est d’accord. Je t’écoute, dit-il en reddition.
― Je rentre en France. Je vais voir mes parents. Ils ont le droit d’être informés et j’ai besoin de leur soutien. Ce que je ne trouve pas ici. Tes parents, Aki, ton environnement, tout te préoccupe et tout m’est nuisible. Je n’en peux plus.
Je regardais mon reflet dans le miroir. Pour appuyer mes dires, j’ajoutais n’avoir jamais ressemblé à celle que j’étais actuellement en me désignant de mes mains. Une apparence sépulcrale et une humeur déprimée qui détonnaient avec mon ballon. Il argumenta pour me garder à Hong Kong, promettant que tout rentrerait bientôt dans l’ordre. Pourtant, je ne cédais pas. J’avais besoin d’accomplir ma quête et de remettre ma vie sur les rails pour mener ma grossesse à terme sans encombre. Ce qu’il ne pouvait pas m’offrir actuellement. Las, il n’insista pas et céda devant ma ténacité, ajoutant que je serais effectivement plus en sécurité parmi les miens.
Sans tarder davantage, je m’organisais. J’appelais Simon pour lui faire part de ma décision, et sans avoir eu le temps de lui demander quoique ce soit, il me proposa de travailler à distance. Lullaby étant elle-même en congés maternité, l’équipe avait été renforcée par deux stagiaires efficaces qui sauraient gérer les dossiers, sous l’œil bienveillant de notre responsable des opérations.
Une fois la question de mon emploi réglé, j’eus ma mère à l’autre bout du fil pour lui annoncer mon souhait de rentrer pour une période indéfinie. Ce qui l’inquiéta. Je dus donc essayer de la rassurer, toujours en omettant de mentionner ma grossesse. Elle m’annonça que mon père s’était vu offert l’opportunité d’un nouvel emploi à sur l’île de La Réunion, il y a quelque temps. Après une longue réflexion de leur part, ils avaient décidé de s’y installer. Au moment de mon appel, ils se préparaient à déménager dans le sud-ouest de l’île d’ici trois semaines. Je lui proposais que nous nous y rejoignions, précisant que je pourrais aider à leur installation.
C’était l’occasion rêvée de pouvoir profiter du soleil, et surtout de changer de cadre. Je réservais un vol et un hôtel pour arriver plus tôt qu’eux, espérant pouvoir retrouver une frimousse plus enjouée plutôt qu’ils ne me voient dans mon état actuel.
Durant les jours qui précédèrent mon départ, Keiji avait été peu présent. Les brocards de ses parents n’avaient plus eu leur effet habituel sur moi. J’allais respirer le grand air, retrouver la liberté et j’osais espérer recevoir bientôt l’amour de ma famille pour me revigorer et revenir plus forte que jamais.
À l’aéroport, Keiji et moi-même étions émus. Dans les bras l’un de l’autre, nous prenions la mesure de l’importance de nos sentiments et des entraves rencontrées. Il avait refusé ma présence à ses côtés pour le soutenir. Il n’avait pas non plus assumé pleinement son rôle envers moi, aveuglé par sa soif de justice et son sens du devoir. Nos adieux avaient finalement été la suite logique pour notre histoire. Tant qu’il serait entouré de ses démons, notre vie ensemble à Hong Kong ne serait jamais apaisée. Assise dans l’avion, la musique résonnant dans mes écouteurs, je réalisais tout le mal qu’on s’était fait malgré l’amour qui existait entre nous. Et je priais pour que notre séparation temporaire nous soit bénéfique et nous permette de démêler ce qui devait l’être.
***
Après neuf heures d’avion suivies d’une escale à l’île Maurice, j’atterrissais enfin sur l’île de La Réunion par une belle matinée ensoleillée. Le commandant de bord, lors de la descente, avait annoncé des températures estivales qui se radoucissaient.
Tout le long de la route, dans le taxi qui m’emmenait du nord vers le sud-ouest de l’île, là où était mon hôtel, j’admirais la vue sur les montagnes reculées à ma gauche. Sur ma droite, une mer d’un bleu azur venait caresser les rivages tantôt rocheux, tantôt de sable. Il nous fallut un peu plus d’une heure pour rejoindre la ville balnéaire de Saint-Leu, là où je séjournerais et où mes parents avaient prévu de s’installer.
Je me réjouissais d’avance de profiter du soleil, encore au calme et sans devoir des explications sur mon état. Ma famille arrivant dans quelques jours, nous serions enfin au complet, et ce pendant quelques semaines.
Ma jeune sœur avait pris des congés pour profiter de notre réunion de famille sous les tropiques. Ils n’allaient pas être déçus de leur nouveau cadre de vie. Ma mère était originaire de ce département d’outre-mer français. Ce retour aux sources lui ferait plaisir, tout autant qu’à moi, de pouvoir découvrir cette part de notre généalogie. J’avais pris conscience combien je voulais moi aussi, léguer un héritage à mon enfant. À Clermont-Ferrand, où la famille de mon père avait une ferme depuis des générations, je lui transmettrais un premier point d’ancrage que viendrait compléter celui du côté maternel. Je me réjouissais de la richesse culturelle offerte à mon bébé, surtout si son père jouait un rôle prépondérant dans sa vie.
Pour l’heure, l’accueil était charmant avec un cocktail de bienvenue à base de fruits locaux et sans alcool. La vue sur le lagon était magnifique. Au-dessus de ma tête, les parachutes tournoyaient, prêts à se poser plus bas. Dans ma chambre, j’ouvrais l’une de mes valises pour passer une tenue confortable après une douche opportune pour finir ce voyage. Bien qu’épuisée, je voulais sortir et découvrir ce nouvel environnement. Je demandais au personnel un endroit pour me restaurer lorsque j’entendis mon ventre crier famine. On me précisa également les visites incontournables du coin. Je ne devais récupérer ma voiture de location que le lendemain.
Comme j’avais émis le souhait de manger local, on m’avait proposé un choix allant de restaurant à celui de stands sur la plage. C’est pour ce dernier que j’avais opté et je ne regrettais pas d’avoir dû marcher un peu pour ce pain fourré de marlin fumé, de frites et de sauce blanche sur lequel une couche de fromage avait été fondue. Le tout était riche, mais délicieux, une folie que je ne me permettais pas souvent et qui marquait l’occasion de ce que j’espérais être le préambule d’une nouvelle vie.
À l’ombre des filaos, les pieds enfouis dans le sable chaud et au rythme des vagues qui enjôlaient la dune sous le soleil éclatant d’un ciel bleu limpide, je recollais chaque pièce de moi-même à l’aide du calme ambiant. Sur la plage, des enfants s’amusaient et un groupe de jeunes filles métissées rigolaient. Je sentais mon âme renaître. La vie ne m’avait pas paru aussi enjouée depuis un moment, ce qui dessina un sourire sur mes lèvres. Je me mis à cajoler mon ventre me sentant comme une poupée russe, sereine, habitée par cet autre être qui venait de bouger pour la première fois. En cinq mois nous avions traversé tant d’épreuves ensemble. Il était temps pour nous de profiter de ce lien, car je l’aimais déjà tant. Le cœur gonflé, je me levais pour retourner à l’hôtel après une halte pour contempler les tortues marines, une attractivité locale. Le bébé n’avait cessé de bouger.
J’avais refusé de faire une échographie plus tôt pour connaître le sexe de mon enfant, trop effrayée pour vouloir le savoir. Aujourd’hui, c’était différent, car j’avais la conviction d’être intouchable ici ; et sentir cette vie en moi qui bougeait, avait réveillé ma curiosité. Ayant récupéré mon dossier médical, je serais capable de trouver un médecin pour me suivre, car j’avais la décision de rester à La Réunion jusqu’au terme de ma grossesse. Je venais de franchir une nouvelle étape, au fond de moi, que j’avais préparée, parmi tant d’autres depuis mes doutes concernant le futur avec Keiji, davantage rassérénée de ne m’être laissée submergée qu’en surface.
De retour dans ma chambre, je m’attendais à un message en consultant mes divers comptes sociaux et mes mails, sans résultat. Je ne sus dire précisément ce qui prévalait entre soulagement et déception. Keiji avait respecté mon choix de m’éloigner, mais il ne s’était pas inquiété de savoir si j’avais bien voyagé. Pas un de ses sbires à l’horizon.
***
Ces quelques jours passés en duo avec mon ventre de grossesse avaient été une aubaine pour retrouver un peu de sérénité dans ma vie sens dessus dessous. J’avais visité l’île à mon rythme. N’ayant toujours pas eu de nouvelles de Keiji, je consultais compulsivement mon téléphone dans l’attente d’un message. Mais le cadre idyllique me faisait vite oublier mes soucis et ma morosité jusqu’au jour J des retrouvailles avec les miens.
J’avais hâte de voir mes parents sur le point de passer les douanes à l’arrivée. J’avais trouvé un médecin. Plus tôt dans la journée, il m’avait annoncé que j’attendais un petit garçon et même si j’étais terrifiée, j’étais également comblée par ce don du ciel. Je devrais l’apprendre à Keiji, mais j’avais pris la mauvaise habitude du plus tard qui serait le mieux, surtout qu’il semblait m’avoir effacé de sa vie.
Je les attendais à la sortie, le corps révolutionné par une grossesse épanouie. J’avais troqué mon teint blafard pour une peau laiteuse qui prenait des teintes mates sous ce soleil austral, donnant plus d’éclat à mes cheveux vénitiens et à mes yeux bleu charron. Lorsqu’enfin tous quatre sortirent, la posture détachée de mon frère, la bouche béate de ma sœur, le regard courroucé de mon père et la stupéfaction larmoyante de ma mère m’apprirent tout ce qui m’attendait prochainement. Je gonflais mon cœur courageusement pour avancer vers eux sans être désarçonnée par leurs questions muettes auxquelles j’allais devoir répondre prochainement en étant le plus proche possible de la vérité.
Si les femmes de ma famille étaient solidaires dans une accolade avec de joyeuses embrassades, mon père était quant à lui resté en retrait avec mon frère adoptif.
― C’est parce qu’il n’a pas de père que tu es ici ? bougonna-t-il me plantant une flèche dans le cœur sans pour autant que je ne me laisse démonter.
― Bonjour, papa. J’espère que tu as fait bon voyage, lui dis-je tout sourire.
― Oh, ma petite fille, quand est-ce arrivé ? demanda ma mère.
― Je serais prompte à répondre à toutes vos questions, mais ce n’est pas le lieu. Ce que je peux vous garantir c’est que ce petit bonhomme a bien un père resté à Hong Kong pour ses affaires, répondis-je en pointant mon ventre du doigt.
― Félicitations sœurette ! finit par s’extasier Salomé.
Tout le long du trajet, j’apprenais davantage sur le nouvel emploi de mon père, désormais chargé des investissements immobiliers et de l’agencement intérieur pour un groupe familial, référent local dans le secteur des franchises de prêt-à-porter. Ma mère pensait que travaillant dans le même domaine, mon champ de compétences pourrait être utile à mon père qui paraissait plus grincheux que de coutume.
Ils avaient mis notre maison de Durtol en location et avaient entrepris d’acheter une villa neuve de pleins pieds dans un quartier en développement de la commune de Saint-Leu, avec vue sur mer et un accès aux voies rapides. Elle serait prête la semaine suivante et en attendant ils séjourneraient dans le même hôtel que moi.
Ma mère, fille unique, avait quant à elle lancé ses recherches pour renouer avec sa famille. Nos feux grands-parents avaient respectivement une ribambelle de frères et sœurs qui eux-mêmes avaient donnés à ma mère tout autant de cousins. Elle se réjouissait de les revoir, car elle avait quitté l’île il y avait plus de trente ans, bien avant ma naissance. Je souhaitais l’accompagner dans ses visites, avide de pouvoir donner une grande famille à mon fils. Mon père n’avait qu’un jeune frère ; et je ne fréquentais que peu mes trois cousines pour diverses raisons dont la principale était leur jugement, un trait de famille à voir mon père.
Salomé se plaisait dans son entreprise spécialisée dans une chaîne de boulangerie-pâtisserie qui commençait à se faire connaître sur la scène internationale. Son métier dans le digital lui était amusant et lui permettait de vivre une vie parisienne faite de concerts, de shopping et de soirées branchées.
Antoine prévoyait de vivre chez elle l’année prochaine après l’obtention de son baccalauréat, afin de suivre des études d’architecture comme notre père. Je le soupçonnais de vouloir encore plaire à ce dernier en exécutant les choix qu’on faisait pour lui. J’avais été si peu présente, qu’avec mon petit frère, je me sentais comme une simple connaissance. Il était devenu un jeune homme talentueux dont mon père vantait les mérites. Il n’avait d’ailleurs jamais manqué de me faire savoir qu’il fondait de grands espoirs sur Antoine puisque je n’avais pas répondu favorablement à ses souhaits.
Plus tard, le premier dîner de nos retrouvailles se déroula malgré tout dans une ambiance plus détendue lorsque mon père se passionna pour un livre d’architecture que je venais de lui offrir.
― Alors, raconte-nous tout, ma chérie, lança ma mère.
Tous les regards se braquèrent sur moi, curieux. Je choisis de cacher le moins de choses possible. Je leur devais l’honnêteté, car c’était cela une famille avant tout.
― C’est un petit garçon qui grandit en moi depuis cinq mois. Je n’avais pas osé vous le dire, car j’ai eu un début de grossesse compliqué, période durant laquelle j’aurais pu le perdre. Cela aurait causé des peines inutiles. Le cœur au bord des lèvres, je repensais à l’être qui lui n’avait pas survécu.
― Mais voyons ma chérie, qu’est-ce que tu racontes ? Nous aurions traversé cette épreuve ensemble. Je me doutais bien que Simon ne me disait pas toute la vérité. Si je l’avais su, je serais venue te rendre visite, dit ma mère émue.
― Jeanne, c’est un homme bien ? s’enquit mon père, réellement intéressé.
― Il est exceptionnel à mes yeux et je l’aime.
― Je sais que nos relations ont été conflictuelles. Ta mère est allée même jusqu’à me reprocher le vide sentimental de ta vie. Mais s’il compte pour toi, je te souhaite qu’il soit un père aimant et meilleur que moi.
― Merci, papa, dis-je simplement encore sous le choc de cette confession ; la plus attendrissante que j’avais entendue de sa part, jusqu’ici.
― Alors, il est comment ? Il fait quoi dans la vie ? m’interrogea Salomé.
― Son père est hongkongais et sa mère japonaise. Il se prénomme Keiji. Sa famille tient une affaire d’import-export florissante dans la zone depuis plusieurs générations.
― Tu dois bien avoir des photos ? Montre-les-nous, ajouta ma sœur.
Honteuse, je leur montrais les rares photos prises à la dérobée lorsqu’il dormait ou qu’il regardait ailleurs. Nous n’avions jamais été un couple normal. Dans des circonstances telles que celle-ci, la réalité était aussi absurde qu’impitoyable.
― Vous n’avez pas de photos de vous ensemble, fit remarquer Antoine, ce qui lui valut le regard mauvais de ma sœur.
Salomé avait toujours perçu plus que je ne voulais bien le montrer, et venait souvent à mon secours. J’étais l’aînée, pourtant c’était elle qui incarnait le plus la maturité et la présence qui incombait à mon rôle.
― Comment vous êtes-vous rencontrés ? demanda ma mère.
― En ville. Une sorte de coup de foudre.
C’était le cas de le dire furtif et intense, pensais-je intérieurement.
― Il nous faut des détails, me bouscula ma sœur.
― Il ne se sentait pas bien et je lui suis venue en aide. Après quoi il était reconnaissant et son charme aidant j’ai accepté de le fréquenter.
La sombre histoire qui entourait notre rencontre resterait un secret. Il y avait des évènements que je devais leur cacher.
― Il est malade ? s’inquiéta ma mère.
― Non, la chaleur et le surmenage lui ont provoqué un malaise.
Je m’étonnais de la facilité avec laquelle je pouvais occulter la vérité dramatique qui m’avait même funestement impactée. Là encore, l’obscurité qui traversa en une fraction seconde mon regard ne sembla pas échapper à ma sœur. La connaissant, cela me présageait une visite fortuite dans ma chambre, car elle reviendrait à la charge pour sonder les manquants de mon histoire.
― Combien de temps comptes-tu rester exactement ? s’enquit Antoine.
― Suffisamment longtemps pour que les cris en pleine nuit de ce petit bagarreur puissent t’empêcher de dormir. Avançais-je taquine en espérant que mes parents n’y voient aucune objection.
― Oh, ma fille ! C’est une sacrée surprise que tu nous as faite là !
Interdit mon père ne releva pas, tandis que ma mère laissait exploser sa joie de pouvoir vivre mes prochains mois de grossesse et la naissance, ensemble.
― Et ton travail ? questionna Salomé.
― J’ai pris mes dispositions avec Simon pour exercer à distance les prochains mois.
― Quand compte-t-il te rejoindre ? persistait Antoine.
― Même si je l’ignore, j’espère que ses affaires ne le retiendront pas longtemps. Tu sembles avoir hâte de te débarrasser de moi…
― Non… je… je voudrais juste connaître celui qui retiendra ma sœur loin de sa famille plus longtemps que ce que nous pensions, répondit Antoine, rougissant.
Antoine savait mettre le doigt sur les sujets sensibles, certes avec maladresse, mais avec une telle perspicacité qu’il m’épatait. Observant chacun des visages des membres de ma famille, je réalisais combien je leur manquais. L’anxiété de ma mère avait dû ternir l’ambiance. J’avais été égoïste de croire que je pourrais mener ma vie à l’autre bout du monde sans que cela n’ait pas d’impact sur le noyau familial. Face à autant d’amour, je me sentais sotte de ne pas en avoir pris conscience plus tôt.
Le retour parmi les miens, unis plus que jamais, me rassurait sur la suite des évènements ; et avec les conversations joyeuses qui avaient repris leurs droits, le repas s’achevait sur davantage de promesses que je n’avais osé espérer.
Ma sœur profita de la cohue pour dire qu’elle souhaitait dormir dans ma chambre pour nos retrouvailles. À ses yeux malicieux, je voyais que la nuit promettait d’être longue ; et ce malgré les mises en garde de notre mère qui avait avisé Salomé qu’elle devait me laisser me reposer pour le bien du bébé.
Comme je le redoutais, malgré les sages conseils de notre mère, ma sœur se jeta sur le lit et me fixa inquisitrice.
― Que nous caches-tu Jeanne ? Tu sais qu’à moi tu ne peux pas me faire croire que tout va bien. Sache que si maman accepte de se mettre des œillères, elle n’est pas moins dupe. Contrairement à moi, elle attend que tu viennes à elle pour lui parler.
Sa franchise fit lâcher les digues dont je m’étais parée et je me mis à pleurer de chaudes larmes tandis que stupéfaite, elle s’était levée pour me consoler. Une fois calmée, je lui contais mon histoire. Cette rencontre qui avait bouleversé ma vie, ce qui m’avait amené à faire mes adieux à l’aéroport, jusqu’au silence dans lequel Keiji paraissait s’être muré depuis.
Attentive jusqu’à la fin, Salomé était tétanisée. Elle s’était mise à pleurer avec moi, resserrant son étreinte ce qui lui permit de sentir mon bébé bouger contre elle.
― C’est un battant, lui dis-je souriant timidement pour l’encourager à mon tour et lui montrer que je poursuivais mon chemin malgré tout en demeurant forte.
― Tu aurais pu mourir…
― Mais je suis là.
― Il est évident que ce Keiji tient à toi. Mais vous n’êtes pas destinés l’un pour l’autre, car vous venez de deux mondes différents.
― Tu ne m’apprends rien.
― Alors, pourquoi persistes-tu à attendre ? Tu viens de me confier, que tu lui écris comme nous écrivions notre journal intime, étant petites. Or, à ce jour, il n’a pas répondu ? Tu ignores même s’il est encore vivant… s’arrêta-t-elle en voyant la peine que venaient de causer ses mots avant de s’excuser.
― Il n’est pas un homme ordinaire ni même accessible. Pourtant, il est celui en qui je veux croire.
― Il ne pourra pas changer ses conditions. Tu en es consciente, au moins ?
― Que veux-tu dire ?
― Tu ne te doutes pas au fond que son milieu ne renoncera jamais à lui ? Même si Keiji t’a laissé espérer le contraire.
La virulence objective de son propos m’exaspéra. Elle avait raison et je ne pouvais la contredire, acerbe.
― J’aimerais pouvoir lui trouver des excuses… Je dois continuer de rêver et de l’aimer.
― Pourquoi te faire tant de mal ? Le réveil n’en sera que plus difficile.
― Je sais, Salomé. Le lien imperceptible existant entre nous n’est pas qu’une aberration, car en mon for intérieur, cette lueur d’espoir brille encore.
― Je ne me serais jamais doutée qu’il puisse t’arriver de telles choses. Toi, si confiante et indépendante, te voilà impliquée avec la mafia…
― Déçue ? crachais-je amère de cette attaque alors qu’elle regardait mon ventre.
― Ne le prends pas mal, Jeanne. Je suis inquiète. Et si je ne tente rien pour te dissuader, je regretterais toute ma vie de ne pas essayer s’il devait t’arriver quoique ce soit.
Ma jeune sœur avait toujours été pour moi la voix de la raison, et sa réaction protectrice venait d’altérer un peu la partie expectative de moi-même. Si je convoitais de mener avec Keiji une vie paisible et m’efforçais d’y croire, alors la vie de mon fils était ce dont je ne devais pas perdre de vue pour prendre mes futures décisions. Par ailleurs, je m’étais éloignée de Hong Kong pour nous protéger tous les deux de
ce que Salomé avait mis en avant pour me prévenir des mauvais tourments qui me guettaient. Mon cœur, lui n’était pas prêt à faire un choix. Ces réflexions étaient encore abstraites pour moi. Convaincue que le moment venu, je saurais arbitrer quel sens donner à ma vie, je préférais me préserver de chagrins stériles pour l’heure.
― Tout ira bien, Salomé, lui dis-je simplement, confuse.
― Je te souhaite que l’homme dont tu es éprise soit à la hauteur des sacrifices auxquels tu sembles prête à faire pour lui. Et que cet enfant, que vous avez conçu, n’ait pas à porter le fardeau de vos éventuelles bévues un jour.
― Je ne veux plus en discuter pour le moment. Mon séjour sur cette île devrait me permettre de prendre le recul nécessaire et devenir plus forte peu importe mon choix. J’espère que tu me soutiendras sans me condamner, même si tout paraît délirant.
Ce fut sur un imperceptible grincement que nous avions mis un terme à notre causerie.
***
Je me réveillais bercée dans les bras de ma petite sœur. Je la regardais à la lueur de la nuit. Elle dormait olympienne et j’enviais presque du fleuve tranquille sur lequel elle naviguait. Sa vie ordonnée me semblait à des lieues de la mienne, bouleversée dans une nébuleuse aux nuances dramatiques. Pour caricaturer, Salomé était une jeune femme
pragmatique et extravertie, dont l’existence sans histoire lui permettait de n’attendre rien d’extravagant du destin. Alors que révulsée par la peur, moi j’avais fui la monotonie d’une vie normée, pour vivre une odyssée. Ce périple à l’instar de celui des héros de mythologie, n’était pas de tout repos. Transposé à nos jours, me voilà liée à la mafia ou future mère célibataire, autant de troubles pour une seule personne, cela pourrait sembler grotesque. Je refusais cette idée que tout soit blanc ou noir parce que pour moi la vie était un arc-en-ciel. Je voulais que Keiji fasse partie de notre vie à mon fils et à moi. Je ne serais pas une victime ni de la vie ni de l’amour. Les deux m’avaient donné un homme et un enfant, incarnant l’adversité, le sens à ma présence en ce bas monde. Je devais persévérer avec foi.
- Fin du chapitre -
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Encore une nuit à l’hôpital qui fut agité pour moi. Comme les précédentes, je rêvais de ma ravisseuse. On m’avait injecté une sorte de tranquillisant. La piqûre avait été vive à ma nuque. Je ne distinguais pas le visage qui se reflétait sur la vitrine du restaurant ; et plus tard, on m’extirpait sans ménagement, d’une voiture d’où je tombais en me cognant la tête contre une cuve. On tentait de me traîner dans un entrepôt. Tandis que je gisais sur le sol, Aki parlait à un homme dont la voix m’était familière, mais je n’arrivais pas à me souvenir à qui elle appartenait. Elle l’avait ensuite embrassé. Je me réveillais en sursaut comme si je sentais la présence de cet homme dans ma chambre.
Il n’y avait personne d’autre que Keiji qui ne dormait pas et me tenait la main. Il comprit que j’avais à nouveau fait un cauchemar. Si les fois précédentes, mes cris avaient ameuté le personnel médical, ce soir aucun son ne semblait être sorti. J’étais en sueur et Keiji se proposa
d’aller me chercher une serviette fraîche dans la salle de bain attenante à la chambre, mais je le retins par la manche de sa chemise. Mon rêve était si réel que je me demandais si ce n’était pas ma mémoire qui me revenait.
Ne pouvant mettre des mots sur ce qui me hantait chaque nuit, je demandais à Keiji s’il y avait quelque part près de ma nuque la trace d’une piqûre par seringue. Évidemment, il n’y avait rien. Bien trop de jours s’étaient écoulés. Je lui demandais alors si mes analyses avaient révélé que mon sang contenait une quelconque trace de drogue ; à quoi il avait répondu qu’il l’ignorait. Inquiet, il voulut en savoir davantage. Il était pénible pour moi de revivre mon cauchemar pour le raconter à Keiji. Je haïssais le sentiment d’insécurité que ravivait ce que j’avais vécu dans le hangar désaffecté. Pourtant, il était aussi vital pour moi d’en parler pour dépasser tous ces évènements et pouvoir enfin avancer.
Sortir de mon mutisme avait été une première étape vers la guérison, la seconde était de pouvoir parler du froid, de la douleur, des coups, de l’horreur et de la peur. Il était temps de me lancer et lorsque j’eus terminé, Keiji avait le regard assassin jurant que ceux qui m’avaient causé ce mal le paieraient. Je le suppliais avec désespoir de ne pas commettre l’irréparable.
― Je suis vivante.
― Mais pas indemne. Une partie de nous n’est plus là… Bon sang !
C’était un mélange de haine et d’affliction qui peignait son expression, véritable torture à mon cœur. Je lui caressais la joue pour lui montrer que tout ira bien. Il fallait y croire. Il pleurait.
― Je suis tellement désolé, Jeanne. Pourras-tu me pardonner ?
Je sentais qu’il avait lui aussi besoin de mettre son cœur à nu. Alors je l’écoutais attentivement, roulant mon pouce sur sa main.
― Jeanne… j’ai cru voir à travers toi un ange, lorsque tu m’as sauvé. Tu baignais dans un halo de lumière. J’ai eu peur de te souiller. C’est pour cette raison que je suis parti. C’était trop tard. Tu m’avais attiré dans ton orbite, malgré toi. Je n’arrivais plus à faire autrement que de faire ma révolution autour de toi. Plus le temps s’écoulait, plus je prenais conscience de mes propres difficultés. Je savais que le sacrifice serait grand pour être à la hauteur du monde que tu déposais à mes pieds. J’ai voulu lutter et en faire partie. Aujourd’hui, c’est à cause de moi que tu es là. Quoique tu aies pu croire, je porte en moi le deuil de cet enfant qui était le nôtre et qu’on a perdu… Je donnerais ma vie pour celui qui reste, mais je doute de pouvoir y faire face, seul. Je ne veux pas perdre davantage… parce que je t’aime, Jeanne.
Keiji venait de me dire pour la première qu’il m’aimait, me propulsant sur un nuage avec la certitude cette fois que nous pourrions avoir une vision commune. Je l’avais attiré à moi par le col de sa chemise pour l’embrasser. Inspirant contre lui jusqu’à ce que l’ivresse de son odeur envahisse mon être tout entier. Je l’aimais et c’était réciproque.
― Nous sommes tous deux égoïstes. Je n’ai pas non plus la force de renoncer à toi non plus Keiji.
Il vint s’allonger près de moi, glissant un bras dans mon dos pour que ma tête repose confortablement sur son torse. Il posa sa main libre sur mon ventre et promit que nous allions nous en sortir avec une telle détermination que je ne pouvais que le rejoindre bravement dans sa quête. C’était son âme de leader qui m’avait mobilisée, s’adressant à la partie la plus téméraire et persévérante de moi-même.
Apaisée, je ne me réveillais que le lendemain.
***
Simon vint me rendre visite comme convenu. Je lui présentais Keiji officiellement, car ce dernier n’avait pas pris la poudre d’escampette. Mon patron arqua un sourcil. Il semblait hésiter entre se positionner comme l’ami qu’il était devenu pour moi, et le mentor, professionnel et neutre. Je souhaitais n’avoir jamais l’occasion de savoir ce qu’il a pu penser à cet instant précis. Ces deux hommes représentaient le monde dans lequel j’avais choisi de vivre, l’un me gardait ancrée dans une réalité ordinaire dans laquelle l’autre avait semé l’imprévisible. Réunis dans la même pièce c’était ma propre dualité qui s’exprimait. Je ne voulais plus choisir entre ces deux mondes, car j’étais complète avec eux deux.
Mon patron, plus qu’un ami s’inquiétait pour moi. Je lui révélais l’essentiel de mes secrets à propos de ma relation avec Keiji, mon enlèvement et ma grossesse omettant volontairement de mentionner les liens avec une triade. Mais il n’était pas dupe et se douta bien de l’obscurité qui m’avait enveloppée.
Il avait accepté de me laisser travailler à distance pour me permettre de respecter mes responsabilités. J’avais défendu mon point de vue, soulignant l’importance que mon travail était dans mon port d’attache pour ne pas perdre la raison à ne rien faire de mes journées.
― Tu sais Jeanne, tu n’es pas obligée de choisir cette vie, me dit-il faisant allusion à Keiji par un regard réprobateur coulé à ce dernier.
― Tu l’as deviné, n’est-ce pas ? Qu’il n’est pas commun ?
― J’ignore dans quoi il trempe, mais c’est suffisamment dangereux pour que tu sois clouée ici. Il est encore temps de changer…
― Non, le coupais-je. Il est le père de mon enfant. Il est toujours là, peu importe les épreuves… Et je l’aime.
― Tu ne pourras jamais vous protéger ni toi ni cet être qui grandit en toi. Il y aura toujours un méchant pour vous poursuivre et nuire à votre bonheur. Es-tu certaine de vouloir vivre ainsi ?
― Je suis plus forte que j’en ai l’air. Le monde n’a jamais été blanc ou noir pour moi et tu le sais.
― Je pensais que tes mésaventures passées t’auraient servi de leçon. Mais je me rends compte qu’au-delà d’attirer les ennuis, tu les acceptes comme s’ils étaient inhérents à ta vie.
― Ce n’est pas une fatalité.
― Vraiment ? Alors pourquoi tous ces hommes dehors ? Pourquoi perdre une vie ?
Il venait de toucher la corde sensible. Je savais qu’il avait raison et qu’il tentait de me protéger. Mais j’étais mordue et je ne voulais rien voir. Simon comprit qu’il était allé trop loin. Il admit que j’étais suffisamment mature pour juger de ce qui était bon ou non pour moi. Bien qu’il désapprouvât, il me garantit qu’il serait là pour moi si j’en avais besoin. Je le remerciais, lui promettant qu’il ne m’arriverait rien, car Keiji veillerait à ma sécurité. Il me promit de respecter ce dont nous avions convenu si besoin en ce qui concernait mes parents. Je m’en voulais d’être aussi peu reconnaissante envers ces derniers en les tenant éloignés de mon histoire. Pour le moment, c’était la meilleure option que j’avais.
Lorsqu’il s’en alla, la porte qui se refermait sur lui était un écho à tout ce à quoi je venais de renoncer pour suivre Keiji dans les aléas que promettait notre vie ensemble. Je n’envisageais pas qu’il en soit autrement désormais, malgré les quelques points qui restaient à éclaircir sur le futur de notre enfant.
À la fin de mes deux jours d’hospitalisation en observation, le médecin jugea que mon bébé et moi-même allions mieux. Même s’il me fallait me reposer et redoubler de vigilance, il nous autorisa à quitter l’établissement. Il était sans doute soulagé de ne plus avoir à composer avec le dispositif mis en place par Keiji. Ce dernier était resté à mes côtés durant toute la période de mon séjour à l’hôpital. J’ignorais ce qu’il lui en avait coûté, mais nous avions pu discuter et effacer certains doutes. Il n’était pas question de rentrer chez moi. Selon lui, ma place était auprès de lui dans la demeure familiale.
***
Chez Keiji, les employés avaient été prévenus de ma venue. Tous étaient prêts à m’accueillir comme si j’étais la nouvelle maîtresse des lieux. Une étrange sensation de gêne m’envahit soudainement.
On m’installa dans la chambre de Keiji. C’était donc officiel, je partagerais la couche de ce dernier. La pièce était restée la même bien que le linge de maison eût été changé, quant à son dressing, il contenait quelques-unes de mes affaires, remarquais-je. Il s’était occupé de tout, me demandant si je préférais rapatrier l’ensemble de mes effets personnels chez lui ou si je souhaitais garder mon studio. J’opinais pour la seconde option, ce qui sembla lui plaire, car il aimait nos soirées ordinaires là-bas, m’avoua-t-il. J’avais l’impression qu’il était un autre homme, tant il était plus bavard avec moi, comme si nous étions un couple normal.
Il entreprit de me faire visiter chaque pièce de la maison, chacune aussi plus somptueuse les unes que les autres. Il s’arrêta ensuite devant une porte, il s’agissait d’un bureau.
― C’est ici que tu me trouveras le plus souvent, me dit-il. Tu pourras l’utiliser pour travailler si tu le souhaites. Je veux que tu te sentes chez toi.
Mon ventre se mit à crier famine alors qu’il s’était rapproché de moi pour m’embrasser, ce qui nous fit sourire tous les deux.
― Je mange pour deux, me défendis-je.
― Il n’est pas encore midi, mais je crois que nous devrions pouvoir vous nourrir, sourit-il contre mes lèvres avant de m’embrasser et de m’emmener sur la terrasse où nous avions pris notre petit déjeuner une fois.
Une fois installés, nous apprécions ce moment paisible à l’ombre des arbres sous le chant des oiseaux. Il ne faisait pas si chaud, car un doux alizé nous caressait. Je profitais de cette félicité, afin de pouvoir manger dans ce cadre avec le père de mon bébé, avec ce sentiment d’être à l’abri de tout. Mais ce ne fut que de courte durée, car l’arrivée des parents de Keiji jeta un froid sur cette journée d’été.
Il fit les présentations. Si le père de Keiji m’avait laissé une mauvaise impression, sa mère n’avait rien à lui envier. La mesquinerie se peignait sur son visage élégant relevé par un épais chignon. Ils étaient tous deux tirés à quatre épingles comme s’ils s’apprêtaient à aller à une réception de la haute société à l’instar des personnages des séries télévisées. Sa mère portait bien plus de bijoux à ses mains, que les rappeurs américains. De tels signes ostentatoires de richesse étaient d’un mauvais goût au point de me faire perdre l’appétit. Je n’avais pas ma place ici et s’ils ne dirent rien, ils n’en pensaient pas moins.
― Mon chéri, ton père m’avait prévenu qu’elle était belle. Je comprends que tu aies été attiré, mais c’est éphémère, tu le sais, n’est-ce pas ? s’adressa-t-elle à son fils, feignant d’ignorer ma présence.
À cette pique, Keiji ne dit rien et il me regardait droit dans les yeux tandis que je m’exhortais au calme.
― C’est une étrangère. Elle ne fait pas partie de notre monde. Elle ne pourra jamais s’intégrer, car elle ne partage pas nos rites. Rappelle-toi que tu as des devoirs, pas envers nous uniquement, mais envers tous ceux que tu es amené à régenter. Tu ne gagneras jamais leur respect si elle reste à tes côtés. Ajouta son père en me regardant.
Là encore, celui que j’aimais ne dit rien. Mon cœur saignait devant tant de mépris qui m’était destiné. Après les récentes circonstances, je n’avais pas besoin de sentir l’amertume et le rejet.
― Oh Keiji… Nous savons qu’Aki t’a causé du tort et nous trouverons dans nos relations une jeune personne qui conviendrait davantage au rôle d’épouse. Nous ne t’empêchons pas de vivre ton idylle tant qu’elle ne reste qu’une passade. Précisa sa mère.
― Tu sais parfaitement que nous avons les astres de notre côté en ce qui concerne ton mariage avec Aki. Vos signes astrologiques chinois sont compatibles, ajouta sa mère en avalant un énième gâteau de lune.
J’encaissais chaque parole dans un profond silence, les yeux toujours rivés à ceux de Keiji. C’était un autre combat qui s’annonçait. Leurs langues étaient aussi aiguisées que des lames de katanas, lacérant ma dignité, mon cœur et le peu de force que je tentais de regagner.
― Mon fils, n’oublie pas qui tu es. Tu exerces des responsabilités…
― Vous vous répétez. Elle m’a sauvé et elle porte mon enfant, coupa Keiji.
Ses parents prirent un air consterné. La nouvelle les avait ébranlés, les laissant sans voix et leur regard courroucé se mua en quelque chose de plus sournois. Je pouvais presque entendre leur machination mentale pour désavouer ou voire même m’enlever mon enfant dès qu’il viendrait au monde. J’étais démunie. Ma confiance venait de s’évanouir.
― Es-tu certain que tu sois le père ? siffla sa mère avec venin.
― Vous pouvez désapprouver mes choix. Cependant, je vous interdis de salir la réputation de Jeanne. Que vous l’acceptiez ou non, elle est celle que je veux avoir à mes côtés. Elle ne nuit en rien à mes obligations. Vous m’avez inculqué le sens du devoir. C’est ce que je m’apprête à faire en gardant mon enfant et sa mère auprès de moi… Ma famille. J’exige de vous le respect pour la mère d’un être qui partage notre sang.
― Tu ne t’attends tout de même pas à des félicitations ? répliqua sa mère nous regardant tour à tour.
― Non. Je veux juste que vous ne vous mêliez pas de tout ça. En aucun cas. Jusqu’ici que ma vie soit en danger ou pas, vous n’êtes pas intervenu pour que je fasse mes preuves. Alors, continuez.
― Tu n’es qu’un ingrat ! hurla son père.
― Je vous laisse deux options. Soit, vous acceptez et respectez ma décision, soit je quitte le cercle, mais quoi qu’il m’en coûte, Jeanne et notre enfant seront avec moi.
― Tu n’oserais pas nous faire ça… fulminait sa mère.
― Quitter le cercle ? Pauvre fou ! Penses-tu réellement que ce soit possible ? ajouta son père.
― Je ne me suis jamais attendu à ce que ce soit facile. Néanmoins, j’ai pris le temps de me préparer à cette éventualité, sachez-le. Vous aurez plus à perdre que moi.
― J’espère que vous en valez la peine, Mademoiselle, et que vous portez un petit-fils. Se rangea sa mère en me regardant avec dédain.
― Les choses n’ont pas été simples ces derniers jours. Je ne vous apprends rien. Je souhaite finir ce repas tranquillement. Jeanne a besoin de repos.
― Mon fils, je n’ai qu’un conseil pour toi. Ne fous pas tout en l’air pour une femme. Tu es brillant, c’est la raison pour laquelle le cercle t’a nommé à sa tête et non pas uniquement parce que le sang de nos ancêtres coule dans tes veines.
― Je m’en souviendrai, mère.
― Lorsque je t’ai laissé reprendre notre empire Keiji, j’ai fondé sur toi de grands espoirs. Les liens avec le Japon étant fragilisés depuis les actions commises par Aki, je doute que les membres voient d’un bon œil, la présence d’une étrangère.
― C’est la raison pour laquelle, je me suis préparé à d’autres éventualités. Avec ou sans votre soutien, je réussirai, ajouta Keiji sans perdre son sens de la répartie.
― Être né avec une cuillère en or dans la bouche t’a rendu bien présomptueux, mon fils, répondit sèchement son père.
― Je ne vous le répèterais pas. Restez en dehors de tout ça, ordonna Keiji, acerbe.
Je n’avais jamais assisté au pouvoir des enfants rois sur leurs parents. Il venait de me faire une démonstration de force tout en me fixant droit dans les yeux. J’étais comme prise entre le marteau et l’enclume. S’il avait voulu prendre notre défense, il avait été odieux au point que je ne reconnaisse pas en lui l’homme pour qui j’avais de l’affection. Je ne voulais pas de cette vie pour notre enfant. Je devrais régler la question rapidement. Mais, le moment n’était pas opportun avec Aki resté introuvable après l’incident et la tension avec ses parents qui pesait sur notre relation.
Les parents de Keiji restèrent manger avec nous. Le repas se déroula dans le plus grand silence. Considérant leur hostilité à mon égard, je n’attendais rien d’eux, pas même pour mon bébé.
***
Plus tard, je surpris un nouveau rapport de force entre Keiji et son père dans le bureau où je me rendais pour travailler. La conversation ne me plut pas davantage, toujours aussi désagréable, mais j’écoutais aux portes. J’appris ainsi que Monsieur Chang avait dû céder sa place à son fils non seulement pour des raisons de santé, mais également parce qu’il avait fragilisé les liens par ses mauvais choix en termes d’investissements. Keiji avait hérité d’une affaire qu’il avait redressée seul et s’était imposé comme digne descendant. Reconnu de tous après avoir resserré les liens entre la vingtaine d’organisations mafieuses qui sévissaient à Hong Kong, il s’était aussi attiré les foudres de membres qui le considéraient comme une menace à leurs ambitions personnelles.
Je fus étonnée d’apprendre qu’Aki tenait sa soif de vengeance depuis la mort orchestrée de son jeune frère qui avait été au milieu d’une querelle entre Keiji et certains autres membres. Elle l’avait tenu pour responsable et nourri depuis des ambitions démesurées pour l’évincer et prendre la tête de la triade. Ce qu’elle aurait pu faire s’il avait été à sa merci, mais puisqu’il s’était rendu compte de ses funestes desseins une fois qu’ils seraient mariés, il s’était rétracté, reportant sans cesse la date de leur union. Elle avait monté un complot pour lui faire peur, espérant pouvoir lui proposer son aide et lui faire changer d’avis. À l’inverse, l’enquête de Keiji, qui lui avait d’abord fait croire que son oncle était responsable de sa tentative d’assassinat, l’avait mené à une autre piste lorsque ce dernier avait été tué. Beaucoup de sang avait coulé. Son monde était plus effroyable que ce que j’avais pu imaginer.
Je me demandais comment je pourrais vivre dans un tel environnement, fait de conspiration. Où la vie avait si peu de valeur. Lorsque Keiji parla de notre enfant, de moi, et des sacrifices qu’il serait prêt à faire comme quitter la triade, ce n’était pas une parole en l’air. Il avait mûri sa réflexion. Pourtant, la remarque de son père résonnait encore dans ma tête. Je m’interrogeais de savoir s’il pouvait réellement partir demain. La discussion avait été animée entre les deux hommes qui aboyaient maintenant jusqu’à ce que son père soit pris d’un malaise.
Je m’étais alors retirée dans la chambre sans bruit. Keiji était prêt à tout pour nous. Même si je ne pourrais pas le changer, je voulais croire que l’homme que j’aimais était réel. Je choisis à mon tour de lui faire confiance. Je ne sais pas quelle place il voulait me voir occuper. Malgré tout, je me battrais à ses côtés pour l’avenir commun auquel nous aspirions. Il valait la peine que je me perde dans les méandres de la vie, sans pour autant renoncer à celle que j’étais. Il l’avait suffisamment compris pour préparer une porte de sortie. Forte de cet espoir j’attendais qu’il revienne ; ce qu’il ne tarda pas à faire.
L’expression de son visage me disait qu’il avait mal, mais que rien de grave n’était arrivé. Son père avait certainement dû aller se reposer. Il s’assit dans un fauteuil que je n’avais pas remarqué lors de ma première venue. Sans doute, l’avait-il acquis récemment, car il détonnait, plus clair et plus cosy. Il m’attira debout devant lui avant de poser sa tête contre mon ventre comme un enfant à la recherche de réconfort. Mon instinct maternel s’activa, et je me mis à jouer dans ses cheveux de mes mains tremblantes par l’émotion, tandis qu’il m’enlaçait par la taille. Il m’avait montré son humanité à deux reprises en à peine vingt-quatre heures. Je redoublais d’espoir.
― J’aimerais que ce soit une petite fille, me dit-il avec douceur.
― Alors nous sommes en désaccord. J’aimerais que ce soit le fils à son père., lui lançais-je taquine.
― Pourtant, elle serait aussi belle que sa mère avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus et sa voix mutine. Je serai un bon père pour elle. Je vous protègerai toutes les deux et jamais vous ne manquerez de rien. J’entends déjà son rire cristallin lorsque nous irons au parc de jeux. Je… je… je te promets que tout ira pour le mieux. Sa voix s’éteignit.
― Fille ou garçon, nous l’aimerons tout autant. Keiji, j’ai confiance en toi.
― Merci d’exister Jeanne et de permettre à cette vie de grandir en toi avec amour. Je ne te l’ai pas encore dit, mais je suis heureux de devenir père. Je regrette amèrement que l’un de nos deux enfants n’ait pas survécu.
Je lui relevais la tête entre mes deux mains, avant de placer mon index sur ses lèvres pincées.
― Chut, lui fis-je.
Keiji se leva pour allumer des bougies ici et là, dans sa chambre qui baignait déjà dans la lumière de la lune. Puis il revint vers moi et me souleva pour me coucher sur son lit et me caresser. J’obtempérais docilement. Le contact entre nous me paraissait aussi vital qu’à lui après avoir essuyé ces tempêtes successives.
― Tes courbes sont voluptueuses, Jeanne. C’est un supplice de devoir résister et de ne pas te toucher à chaque fois que tu es près de moi.
J’aimais la façon dont ses mains parcouraient mon corps, dont ma peau frissonnait sous le tissu demandant que ce dernier me soit ôté. Habilement, il fit remonter ma nuisette jusqu’à me faire me redresser sous un brasier de baisers tandis qu’il me l’enlever. Sous sa langue experte, je gémissais. Me retournant sur le ventre, mon dos lui était offert pour recevoir les mêmes faveurs.
Tant de tendresse avait eu le pouvoir de m’exciter. Il était temps pour moi de prendre le contrôle des opérations. Par une pirouette que j’aurais voulue sexy et agile, je me retrouvais sur lui. Après lui avoir retiré son pantalon, et ôté sa chemise en laissant la trace de mes mains sur ses muscles, ma bouche prit le relais tandis que je massais son corps, contournant la zone la plus érogène volontairement. Le mettant au supplice.
Tout en lui ôtant son boxer, ma langue et mon souffle vinrent en renfort à mes mains pour le parcourir. La pièce s’emplissait de sa forte respiration et je le sentais perdre pied. Je m’interrompis pour continuer les massages et les baisers lorsqu’il me tira vers lui pour reprendre les rênes.
La sensualité qui émanait me parut sans limite lorsque ses caresses se firent plus enivrantes avant de s’arrêter à la dentelle de mon bas qui finit par rejoindre les autres vêtements qui jonchaient sur le sol près du lit. Avec une infinie résolution, il parcourra mon corps de doux baisers. À son tour, il m’expédia très loin. Ma fragilité de l’instant lui étant entièrement exposée.
De toutes les fois où nous avions fait l’amour, celle-ci me perdait, car je ne me reconnaissais pas, ni dans mes gémissements ni dans les cambrures que faisait mon corps changé. J’aperçus pour la première fois qu’avec mon ventre qui s’était légèrement arrondi, je me sentais pleinement femme. C’est alors que j’implosais sous son insistante
concupiscence, le suppliant de recevoir davantage ensemble. Il me fallait le combler et satisfaire ce qu’il avait éveillé de plus lubrique en moi.
Je me hissais au-dessus de lui et dans la moiteur de cette nuit d’été. Chaque pièce de moi se recentrait en un point similaire à un volcan prêt à entrer en éruption. Nous nous tenions les mains, ce qui me permettait de prendre appui pour onduler avec débauche.
Mon amant s’assit. Son torse brûlait contre ma poitrine et laissait communiquer nos cœurs. Nos bouches se dévoraient. Il m’enlaçait d’un bras. Je lui encadrais le visage de mes doigts fins, me mouvant en rythme sur l’ombre des flammes des bougies. Je basculais la tête en arrière, mes longs cheveux en cascade dans mon dos. Il s’empara de ma gorge avant de me coucher sur le lit à nouveau.
Notre corps-à-corps devint plus chaud. Ce que je ressentais à ce moment-là était à peine descriptible tant c’était intense. Il avait accéléré et nous étions à bout de souffle. Chaque cellule de mon être s’éparpilla alors dans un chambranle. Il m’arracha des sanglots en me plongeant dans l’orgasme, pendant qu’il jouissait dans un râle puissant avant de s’écrouler et de m’attirer contre lui dans la protection de ses bras.
Entendre le rythme de son cœur s’apaiser eut le don de me calmer également.
― Je t’ai fait mal ? s’inquiéta-t-il.
― Non. Je ne saurais pas te décrire le bien-être que j’ai ressenti comme si nous étions propulsés dans la félicité.
― Pourquoi pleures-tu alors ?
― C’est mon corps qui te remercie de lui avoir rendu hommage avec passion.
Sur ces mots, nous trouvâmes le sommeil pour une nuit paisible comme si le reste du monde s’était évaporé et que tous les évènements n’avaient jamais eu lieu. Nus, l’un contre l’autre dans la chaleur des draps, nous soupirions d’aise.
Keiji m’avait montré d’autres cieux, ce soir. J’étais fière d’avoir partagé un lien charnel aussi fort, renforcé par celui de nos sentiments, car il y avait de l’amour entre nous. Et l’être qui grandissait en moi en était la preuve.
- Fin du chapitre -
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Le délai demandé par Keiji avait été dépassé d’une quinzaine de jours, même si Sheng était toujours là, pour me conduire dans ma routine. Il n’avait rien à m’apprendre ou du moins il refusait de parler. L’attente me paraissait insoutenable et je redoublais de ferveur et de repentance dans mes prières pour combattre le doute.
Keiji n’étant pas revenu et ne m’ayant pas contactée non plus, j’aurais dû cesser d’espérer et passer à autre chose. J’avais obtenu mes premiers rendez-vous pour un test sanguin et commencé à suivre ma grossesse. Selon le médecin, le sport avait jusqu’ici retardé le processus, mais les changements de mon corps seraient bientôt visibles. Tout se planifiait et je devrais l’annoncer à mes parents même si je ne me sentais pas encore prête à les affronter. Je redoutais leurs questions autant que leurs reproches, même si j’espérais qu’ils me soutiendraient sans trop me juger.
Je commençais à flâner dans les magasins pour enfant et à regarder les vêtements du rayon maternité avec un œil nouveau. Les familles heureuses, les futurs parents m’interpelaient davantage. Envieuse, je me demandais si je trouverais le bonheur à leur instar et pourrais offrir à mon enfant ces sourires unis.
Dans l’une des boutiques, j’avais eu un coup de cœur pour une petite grenouillère jaune poussin sur laquelle était brodée une plume blanche. La conseillère de vente s’approcha de moi, l’air attendrissant. Elle engagea la conversation afin de cibler ce que je recherchais. Après avoir vu mes yeux briller devant ma prise du jour, elle me proposa d’assortir la grenouillère à un ensemble d’accessoires. C’est sans compter que je passais à la caisse pour régler mes achats lorsque mon attention fut attirée par un papa qui faisait rire son bébé aux éclats cristallins. La scène me toucha et je sortis à la hâte en oubliant un de mes paquets que l’une des vendeuses me ramena gentiment.
Comme j’avais commencé à prendre des formes, de nouveaux sous-vêtements s’imposaient tout comme des habits plus confortables, moins étriqués. Je continuais donc mon shopping. Une fois terminée, je retournais à la voiture où Sheng m’aida avec mes sacs. Si les nausées matinales étaient là, que mes courbes avaient plus de volupté, je me découvrais également une faim presque sans limite. Je raffolais de plats végétariens à base de tofu comme on en mange dans les temples.
― Sheng, vous connaissez un endroit où je pourrais manger les meilleurs plats végétariens avec du tofu ? m’enquis-je tout en salivant déjà.
― Je vous y conduis, répondit-il avec un aimable sourire.
Il quitta l’île de Hong Kong en direction de Tsim Sha Tsui, puis de Mong Kok où il s’engagea dans plusieurs ruelles à proximité du Reclamation Street Market, avant de s’arrêter devant un petit restaurant retiré. À l’intérieur, le plafond était une œuvre d’art d’une vraisemblance comme dans bien des bâtiments traditionnels d’ici. Sa seule singularité était qu’il paraissait prendre vie. Le corps d’un dragon peint aux couleurs vives semblait en sortir avec ses pates avant et sa tête qui étaient sculptés. La moulure accentuait l’être mystique à la fois majestueux et menaçant. Je m’installais à une petite table pour deux près de toiles chinoises qui représentaient des scènes de la vie d’avant. Je commandais mon repas et lorsqu’il arriva je pris un air satisfait espérant que le goût serait à la hauteur de la présentation visuelle. Véritable baume au cœur que de goûter à ce délice pour mes papilles gustatives. Je n’avais jamais été si heureuse de manger. À croire qu’être enceinte avait décuplé ce sens autant que mon émotivité.
Rouge, je sortis après avoir réglé ma note et ce fut le trou noir.
***
Je me réveillais avec un mal de crâne carabiné. Mes yeux étaient comme embués d’une sorte de glue et tandis que je tentais de me relever, la douleur me piqua à vif. Je touchais l’arrière de ma tête, une odeur de fer me montait au nez. Je réalisais que c’était du sang au bout de mes doigts. Le froid avait envahi mon corps. J’étais comme dans un épais brouillard. Ignorant comment j’avais atterri dans ce que je percevais comme un entrepôt désaffecté.
L’endroit était grand avec des tuyauteries qui longeaient les murs. Des flaques d’eau jonchaient le sol grisâtre ici et là. Les fenêtres typées des usines britanniques du dix-neuvième siècle avaient quelques carreaux brisés. À intervalles réguliers, les vannes des tuyaux expulsaient une étrange fumée.
N’arrivant pas à me mettre debout, je sombrais à nouveau dans un sommeil.
Entendant des bruits de pas et une voix féminine résonner, je fis un autre essai pour ouvrir mes yeux, la gorge sèche.
― Aidez-moi…, dis-je la voix saccadée comme si j’avais été enrhumée.
Personne ne vint et je ne distinguais rien. Il devait faire nuit à présent, car la lumière qui traversait les grandes fenêtres avait été remplacée par des plafonniers qui éclairaient faiblement l’endroit, et ne cessaient de clignoter.
Mes membres inférieurs étaient retenus par une chaîne en acier. Une version identique à celles qu’on utilisait dans les abattoirs comme j’avais pu voir dans des documentaires. Je me mis à sangloter, ce qui attira leur attention, car un homme s’approcha de moi, s’exprimant en cantonais. Il me prit par le menton brutalement. Il m’arracha une supplique par la douleur que son geste avait ravivé à ma tête.
Un autre homme nous rejoignit.
― C’est une étrangère. Je ne veux pas d’ennuis, as-tu perdu l’esprit ? grondait ce dernier à la femme qui était restée en retrait.
Les deux hommes me fixaient l’air mauvais, attendant des instructions, me semblait-il. Mes yeux étaient toujours embués. Des tremblements désormais de peur se font ressentir à travers mon corps transi de froid. Je doutais au fond de moi, d’être leur réelle cible. Par conséquent, il serait inutile de négocier ma libération avec eux. Je n’avais pas en ma possession ce qu’ils devaient rechercher. En revanche, j’étais sûrement leur ticket de négociation pour atteindre Keiji. Mon instinct me dicta de contrôler mon angoisse et de me rouler en boule pour protéger ce petit être qui grandissait en moi.
― De l’eau s’il vous plaît, leur demandais-je la voix mal assurée.
L’un d’eux s’éloigna pour revenir avec un sceau d’eau qu’il me jeta dessus et je me mis à pleurer davantage, glacée. Ce qui les énerva. L’autre homme me gifla si fort que le claquement raisonna, ressentant une douleur infernale. Il me faudrait me battre pour garder espoir. Je tentais de me convaincre qu’étant une étrangère, les triades ne me feraient pas de mal. J’implorais Dieu de m’aider, espérant cette fois encore que Keiji viendrait me sauver bien qu’il ait brillé par son absence ces derniers temps.
La femme vint vers nous, ses talons aiguilles rouges assortis à sa robe clinquaient sur le sol dur. C’était une belle Asiatique. Ses longs cheveux de jais tombaient en cascade jusqu’au niveau de sa taille fleurette, encadrant son fin visage que mettaient en valeur de grands yeux vindicatifs en amande. Elle devait être d’origine japonaise.
― Ramenez le morveux, dit-elle d’une voix dure qui ne correspondait pas à l’image sophistiquée qui émanait d’elle.
Les deux hommes s’absentèrent pour revenir en traînant, celui que je reconnus être Sheng, salement amoché.
Recouvert de sang, il était à demi conscient. Ils le laissèrent à mes pieds.
― Mademoiselle, ne vous inquiétez pas, me dit-il une fois à mes côtés pour me rassurer malgré son état pitoyable.
Les deux hommes se mirent alors à lui donner des coups de pied dans l’abdomen pour le punir d’avoir parlé. Mais Sheng ne broncha pas. Il tenta même de se relever pour une esquive. La scène m’était insupportable et je me jetais sur lui pour le protéger. Ce qui fut une vaine tentative. Un coup dut me briser une côte m’arrachant un cri strident. J’essayais à nouveau de me rouler en boule pour protéger mon ventre tout en faisant une barrière pour Sheng. La femme leur demanda d’arrêter, jugeant sans doute que nous avions reçu assez de coups.
Une crampe me saisit le bas ventre, m’alertant que ce n’était pas bon signe pour mon bébé. Je glissais mes mains comme pour retenir quelque chose d’invisible, espérant le réconforter. Je me tortillais pour me rassoir, aidée par Sheng tandis que les deux hommes et la femme étaient sortis de l’entrepôt dans un grincement de porte grillagée.
― Vont-ils nous tuer ? demandais-je à Sheng.
Il prit du temps à me répondre qu’il ne laisserait personne nous ôter la vie. Il ajouta qu’il avait honte d’avoir failli à sa mission. Il me garantit que Keiji nous retrouverait bien assez vite et qu’en attendant je devrais me montrer courageuse tout en me priant de ne plus intervenir. J’avais acquiescé de la tête, ignorant la douleur plus mordante que jamais. Bien que sa veste fût couverte de sang, il me la passa sur les épaules et vint s’asseoir près de moi. De nouveau je sombrais. Il valait mieux économiser mes forces et ne pas lutter inutilement.
À mon réveil, il faisait jour dehors. Il y avait une bouteille d’eau posée devant moi et ce qui me semblait être un bol de nouille instantanée refroidie. Sheng me précisa qu’ils étaient revenus déposer ce repas pour nous, et qu’il fallait manger.
― Et vous ? lui demandais-je.
― Ne vous inquiétez pas. Je ne me pardonnerais jamais s’il devait vous arriver malheur. Et je doute fort que Monsieur me laisse vivre si tel était le cas.
― Je ne peux rien avaler, je vous assure.
― Mais penser à… Il laissa sa phrase en suspens tout en descendant un regard entendu sur mon ventre.
Je pris donc un peu d’eau, une véritable bénédiction. Après une première gorgée qui m’ait été aussi douloureuse que d’avaler des lames de rasoir. Je lui tendis ensuite un peu de ces nouilles froides qu’il finit par accepter après m’avoir obligée à en manger la moitié. J’étais heureuse que dans la gravité de l’instant, il me restait suffisamment de compassion pour mon prochain.
― Qui sont ces gens, Sheng ?
Il me regardait, hésitant. Il les connaissait, mais ne semblait pas vouloir me communiquer cette information qui pourtant me semblait importante. Cependant, je n’insistais pas davantage pour le moment, car les deux hommes réapparurent, sans la femme.
― J’ai besoin d’aller aux toilettes, leur dis-je, redoutant le pire à nouveau.
Sous le regard de Sheng, l’un des deux hommes s’apprêtait à me frapper à nouveau lorsque l’autre homme l’empêcha d’exécuter son mouvement tandis que Sheng s’était déjà interposé entre nous.
L’homme me détacha et me traîna jusqu’une pièce en retrait. Les toilettes étaient dans un piteux état. On aurait dit un repère pour les drogués comme on en voyait dans les films. Les murs étaient carrelés du sol au plafond, la pièce baignait dans une lumière verdâtre, avec des tags sur les portes et un miroir brisé, perché au-dessus des vasques noircies.
J’avais mal et je n’aurais pas pu me retenir malgré mon dégoût. Peu importait l’environnement insalubre. Je constatais du sang dans mes urines, paniquée. Je me répétais intérieurement que tout irait bien. Je demandais à mon bébé de ne pas abandonner, car nous traverserions cette épreuve ensemble, repoussant les sanglots qui finirent par former une boule dans ma gorge.
― Nous serons bientôt sortis d’affaire, répétais-je comme une incantation.
En ressortant, mon portrait dans le miroir m’effraya. J’avais réellement mauvaise mine avec des cernes sous mes yeux rougis qui tranchaient avec mon teint blafard. Le sang avait séché sur mes tempes et mes cheveux blonds avaient terni sous la couche désormais brunâtre.
Pendant tout ce temps, l’homme était resté à l’encadrement de la porte des toilettes, surveillant mes moindres gestes. Il n’y avait pourtant aucune issue de secours par laquelle j’aurais pu sortir chercher de l’aide et il aurait été vain de crier. Il ne semblait pas y avoir âme qui vive dans le coin.
De retour dans la grande salle, Sheng gisait sur le sol inconscient. Il avait été à nouveau battu par cette brute. Je pressais le pas vers lui, ne pouvant courir et titubant à la suite des coups que j’avais moi-même reçus la veille. Je m’agenouillais devant lui, tentant de l’aider, le cœur rempli de désespoir. On m’agrippa la cheville pour m’enchaîner à nouveau. Tandis que je me débattais, j’aperçus la femme aux talons aiguilles. Elle semblait dans une colère noire et prononça quelque chose en cantonais.
L’un des hommes descendit des chaînes du plafond tandis que l’autre traînait Sheng avant que tous les deux le hissent par les pieds sanglés, la tête et les bras ballants. Je hurlais, les suppliant de ne rien faire alors que la femme me regardait, l’air suffisant ; elle était satisfaite du spectacle d’horreur qu’elle semblait vouloir m’offrir. À son claquement de doigts, les deux brutes se mirent à frapper Sheng comme s’il avait été un sac de boxe, me montrant ce qu’être des animaux signifiait. Au début Sheng criait, mais au fil des coups, il avait perdu sa voix. Je me cachais les yeux espérant pouvoir faire disparaître ce cauchemar. Recroquevillée sur moi-même, je pleurais et me perdis dans des réflexions désordonnées liées aux méfaits qu’impliquait de côtoyer une triade de près ou de loin.
Je n’avais pas réalisé que la femme s’était approchée de moi et que les coups avaient cessé.
― Jeanne Blanchet, me dit-elle, un sourire mesquin aux lèvres.
― Moi-même, grimaçais-je avec une souffrance tant physique que morale.
― C’est ce qui arrive aux voleuses. On les punit, lâcha-t-elle avec une intonation sadique.
― Je ne comprends pas…
― Je présume que Keiji ne t’a pas parlé de moi.
Si je savais déjà que tout était lié à lui, je me doutais que je n’allais pas aimer la suite ; la regardant de plus près, choquée, je réalisais que son visage avait gardé les mêmes traits enfantins que sur le tableau du salon de Keiji. Il devait s’agir de la même Mademoiselle dont parlait Ashanti une fois avec l’autre femme. Tout s’imbriquait clairement dans ma tête, comme un puzzle qui venait d’être rassemblait. Malgré moi, je voulais l’entendre pour y croire.
― Vous êtes la sœur de Keiji ? Que me voulez-vous ? hasardais-je avec défiance.
― Sa sœur ? Quelle folle idée !
― Qui ?
― Je suis la fiancée de Keiji, annonça-t-elle fièrement après m’avoir ri au nez.
― Sa fiancée ?
― Nous sommes promis l’un à l’autre depuis bien avant nos naissances. Une sorte de pacte entre nos familles.
― Et en quoi suis-je mêlée à tout cela ?
― Vous êtes suffisamment brillante pour savoir que vous avez profité d’un homme qui ne vous était pas destiné. C’est quelque chose sur laquelle j’aurais pu fermer les yeux s’il s’était éloigné de vous après mon premier avertissement lorsque j’ai saccagé votre studio.
― De quoi parlez-vous ? Je croyais qu’il s’agissait de son oncle.
― Son oncle ? J’avais un plan pour accélérer les choses entre Keiji et moi. Son imbécile d’oncle a tenté de me doubler. Il pensait pouvoir prendre le contrôle des affaires après avoir tenté de tuer Keiji. Mais je m’en suis occupée. C’est mon rôle en tant que future épouse. En revanche, vous n’étiez pas prévue dans l’équation. Je vous ai toléré, car vous n’étiez qu’un passe-temps pour Keiji. C’est du moins ce que je croyais.
― Que voulez-vous dire ?
― Ne faites pas l’innocente. Keiji s’est présenté en retard à un repas où nos deux familles étaient réunies pour demander l’annulation de notre mariage. Il s’est attiré la colère des siens et des miens, allant même jusqu’à vouloir utiliser l’une de nos règles pour se dégager de ses responsabilités pour vivre avec vous.
― Euh…
― Ne dites rien. J’ai cherché et j’ai fini par comprendre pourquoi il agissait ainsi, et je vais y remédier. Quant à vous, vous allez disparaître comme il peut arriver parfois que les gens meurent par accident.
― Non !
― Son larbin n’est même plus en état de vous secourir. C’est ennuyeux. Tout a été si facile. Je devrais peut-être corser la situation et voir si ces messieurs veulent s’amuser un peu avec vous ? avait-elle conclu en suivant mon regard livide vers Sheng.
Elle était glaciale et avait pointé mon ventre de son index manucuré. Les deux bandits qui l’accompagnaient avaient versé de l’essence un peu partout dans l’entrepôt. Le danger était imminent. Je devais réagir vite. Je l’agrippais par les cheveux, redoublant de force après une montée d’adrénaline propre à ceux qui veulent survivre. Les deux hommes intervinrent en me retenant alors qu’elle me frappait violemment dans l’abdomen. À l’intérieur de moi, quelque chose s’était déchiré. Je me mis à perdre beaucoup trop de sang. Mon cœur se brisait. Confrontée à la perte et je crus devenir folle.
Un petit escadron de quelques hommes pénétra alors dans l’entrepôt dans un fracas. Un véhicule tout-terrain venait de défoncer l’entrée. Très vite, le lieu devint la scène d’une baston telle qu’on en voyait dans les films. Les méchants s’étaient multipliés ou sans doute qu’ils étaient les gentils.
Je roulais de l’œil sous l’emprise de la douleur. La femme avait réussi à s’échapper du carnage qui se déroulait devant moi.
En quelques secondes, Keiji était à mes côtés. J’entendais sa voix si distante qui donnait des ordres. Ne tenant plus sur moi-même, je m’écroulais dans ses bras.
Je sentis qu’on me hissait dans un véhicule, la voix de Keiji de plus en plus inquiète alors qu’il me demandait de m’accrocher. Il s’excusait, me suppliant de le pardonner et de ne pas l’abandonner.
***
Hospitalisée depuis presque deux semaines, j’étais restée sous surveillance à demi consciente dans les quatre premiers jours. Je m’étais cloîtrée dans le silence, car je n’étais pas prête à parler à qui que ce soit du calvaire de presque quarante-huit heures que j’avais vécu dans l’entrepôt.
L’indicible m’était arrivé. J’attendais des jumeaux. L’un d’eux n’avait pas survécu.
J’en voulais à la terre entière, à Keiji d’être arrivé tardivement et à moi-même d’avoir été sotte pour avoir cru en notre histoire. Si je n’avais pas passé la frontière par orgueil, je ne serais pas ici, clouée à ce lit, en deuil. La perte avait creusé un trou béant dans mon cœur. La colère retenait mes larmes prisonnières tant elle me rongeait. Je me réveillais la nuit me débattant dans ce lit, hurlant comme une cinglée qu’on aurait enfermée dans un hôpital psychiatrique. Le personnel médical avait fini par me sangler.
La police ne s’était jamais présentée. Lors de ses visites, je préférais regarder le vide plutôt que lui. Keiji m’avait assurée et avait pris des dispositions auprès de Simon. Il m’avait affirmé que ce dernier viendrait dès que j’irais mieux.
Il discutait avec le médecin, restait des heures entières à mon chevet à me supplier de revenir à moi-même. La nuit venue, il s’en allait, car on lui avait interdit de me tenir compagnie depuis ma première crise. Je me sentais diminuée, dépendante et écœurée.
Il s’était mis à me parler, mais le mal était fait. Il n’avait pas retrouvé sa fiancée qui ne l’était plus. Il avait découvert tous les actes abominables qu’elle avait commis par ambition, dont le décès de son oncle. Il continuerait de la pourchasser pour la faire comparaître devant leur cercle. Ses récits n’atténuaient en rien la mort d’un des deux petits êtres que je portais, alors même que la vie du second ne tenait encore qu’à un fil pour l’instant. Les trois premiers mois d’une grossesse étaient les plus difficiles, et ce que j’avais traversé avait décuplé les risques, nécessitant que je reste alitée.
Un après-midi, j’avais fini par sortir de ma torpeur. Beaucoup plus calme, on m’avait ôté les sangles. Je m’étais levée en direction de la fenêtre. Mes pieds nus avançaient lentement sur le sol froid de cette chambre entièrement blanche qui baignait dans le soleil par lequel j’avais été attirée. Mon reflet sur la vitre me fit un choc. Je touchais mon ventre qui n’avait pas grossi. Je réalisais que je ne pouvais plus m’apitoyer sur moi-même, car il restait encore une vie en moi qui grandissait. Je ne devais pas échouer cette fois et en être consciente était la première étape pour aller mieux. Je pleurais en me laissant glisser au sol contre le mur.
Une vieille infirmière vint près de moi pour me relever lorsqu’elle me trouva. Je me mis à sangloter davantage contre son épaule. Elle me tapotait gentiment le dos comme l’aurait fait une mère pour réconforter son enfant. Bien qu’elle fût plus petite que moi et loin de ressembler à ma propre mère, je voyais en elle un être rempli de compassion. Elle incarnait le seul lien maternel que je pouvais avoir en cet instant où j’étais à des milliers de kilomètres de chez moi. Ma famille me manquait. J’avais besoin d’elle pour traverser cette terrible épreuve. Elle était en droit de savoir. Demander un téléphone fut la première chose que j’avais prononcée depuis des jours.
― C’est bon, je m’en charge, dit Keiji à la vieille dame.
Je ne l’avais pas vu arrivé, car mon dos faisait face à la porte et je ne l’avais pas non plus entendu au milieu de mes pleurs. L’infirmière quitta la pièce tandis que Keiji vint à moi pour me soulever et me remettre au lit.
― Le médecin a dit que tu ne devais pas faire d’efforts, me réprimanda-t-il gentiment.
― Je ne veux pas te voir, lui lançais-je sèchement en le regardant droit dans les yeux.
Cette parole sembla l’atteindre de plein fouet. Il serra les poings dont les jointures blanchies se confondirent sur mes draps, et son visage prit une teinte livide. J’avais paru suffisamment convaincante tant dans ma voix que dans mon regard. Si je ne devais pas me pardonner, alors je ne lui faciliterais pas non plus les choses.
― Je vais te chercher ton téléphone, me dit-il après s’être repris.
Comme à chaque fois, il me laissait avec plus de questions. Je voulais le déstabiliser, le forcer à déposer les armes et l’amener dans ses retranchements pour qu’il soit enfin honnête avec moi. Je n’étais plus faible. Ces évènements m’avaient certes démolie, mais les ruines, ce qui restait de moi, étaient des piliers solides sur lesquels je pouvais me réinventer pour renaître. Mais cette fois-ci, Keiji devrait prendre ses responsabilités, car je n’allais plus accepter de me soumettre unilatéralement.
Un instant plus tard, il revint en tendant mon téléphone vers moi. Je le regardais, effleurant sa main de la mienne pour récupérer ce qu’il me tendait. Je le remerciais platement en contradiction avec l’attraction qui était toujours aussi vivace à son contact.
J’appelais Simon en premier pour faire le point à propos de ce qu’on lui avait dit à mon sujet ; puis de ce qu’il avait dit à mes parents, s’il les avait informés comme nous en avions convenu une fois au cas où il m’arriverait un souci. Si j’avais préparé ma mère à toute éventualité, j’avais aussi consolidé des instructions avec Simon. Je lui demandais enfin s’il m’avait remplacé pour mon déplacement futur à Séoul, car l’échéance était arrivée à terme.
Il m’apprit que nos partenaires de Séoul avaient pris du retard sur le projet. Par conséquent, ils avaient convenu de reporter ma venue, ou celle de l’un de nos collaborateurs le cas échéant. Concernant mes parents, ayant lui-même eu peu d’informations à mon propos, il leur avait menti en disant que j’étais en déplacement dans une province chinoise où les connexions ne fonctionnaient pas vraiment. Il avait ajouté qu’il leur donnerait régulièrement de mes nouvelles. Ma mère n’avait pas semblé rassurée, mais elle ne doutait de rien selon lui. Je lui demandais de venir me voir pour que nous puissions discuter dès qu’il pourrait. Il promit de venir le lendemain matin avant de raccrocher.
J’inspirais profondément en composant le numéro de ma mère et mon cœur battait à tout rompre à chaque sonnerie. Lorsque sa voix résonna à l’autre bout du fil, je lui dis des banalités pour la rassurer. Je ne pouvais pas encore lui annoncer ma grossesse étant encore trop fragilisée. Je lui fis promettre de nous voir bientôt, soit ici, soit à Clermont-Ferrand.
― Ma chérie ? Tu es certaine que tout va bien ? me demanda-t-elle suspicieuse.
― Oui, maman, ne t’inquiète pas. Je suis juste un peu fatiguée. Papa ou Salomé sont-ils à la maison ?
― Non. Ton père est allé chercher ta sœur à la gare. Elle rentre de Paris pour le weekend.
― Vous me manquez.
― Oh, ma chérie, tu nous manques beaucoup aussi.
Je lui dis de leur passer mon bonjour, sans pouvoir lui dire quand je serai à nouveau en mesure de l’appeler avant d’interrompre la conversation, le cœur au bord des lèvres.
Keiji avait observé mes échanges sans bruit. Sa respiration était si faible qu’on l’aurait pris pour une statue s’il n’avait pas cligné des yeux de temps à autre. Je le sentais tendu comme s’il hésitait, redoutant d’être à nouveau repoussé. C’était à mon tour de le fixer pour l’encourager à se dévoiler, car plus vite cette étape serait passée, plus vite nous pourrions aller de l’avant. Puisque rien ne se produisit, je tournais la tête vers la fenêtre. En l’espace de quelques mois, j’avais vu ma vie m’échapper comme si elle n’était pas la mienne. Dehors, la lumière éclatante finit par me brûler les yeux. Plus je la fixais, plus je m’émerveillais et plus elle me piquait. C’était la même chose avec Keiji, plus je l’avais fréquenté, plus je l’avais aimé et plus j’étais tombée de haut. Il était le feu auprès duquel je m’étais trop approchée et où j’avais consumé mes ailes, celles qui m’avaient toujours menée à l’autre bout du monde et grâce auxquelles j’étais sortie indemne à chaque aventure ou mésaventure. Mais pas cette fois. La déception était aussi grande que l’espoir que je nourrissais encore.
― A quoi penses-tu Jeanne ?
― A nous.
― Tu regrettes ?
― Non. J’ai juste mal et je ne veux plus ressentir ça. Jamais plus !
― Tu veux que je m’efface de ta vie ?
― Même si tu le souhaitais, tu n’y arriverais pas. Tu m’as changé. Tu m’as laissé avec un bout de toi qui concrétisera le souvenir de toi, s’il survit. Et de partir maintenant, c’est lâche de ta part.
― Que veux-tu de moi alors ?
― Que tu réfléchisses.
― A quoi ?
― Aux raisons pour lesquelles tu es encore là comme si tu semblais ne pas pouvoir t’éloigner de moi. À celles qui font que tu as voulu rompre tes fiançailles. Je ne veux plus vivre ce que j’ai vécu. Je ne veux plus perdre…
Ma voix s’était éteinte dans ma gorge nouée en prononçant ces mots.
― Je t’ai mise en danger.
― Et pour nos bébés ? Ils n’étaient que des dommages collatéraux ? Tu m’avais demandé de t’accorder trois jours, mais tu n’es pas revenu et une vie innocente a été sacrifiée. Est-ce que tu réalises ?
― Ta grossesse était encore abstraite pour moi. J’ai voulu être présent pour vous. J’ai essayé et c’est à cause de moi que tu es ici. C’est toi qui ne te rends pas compte. Tout ce que je pourrais te dire à présent ne changera pas le passé.
― Je ne te demande pas de changer le passé. Je veux savoir si tu feras partie de notre avenir. Même si je suis en colère, j’ai besoin de toi.
Les infirmières et le médecin choisirent d’entrer à ce moment, laissant ma question suspendue alors que déjà Keiji quittait la pièce. Ils constatèrent que j’allais mieux, mais que je ne pourrais toujours pas quitter l’hôpital prochainement. Le médecin me promit de me communiquer un délai après une phase d’observation de deux jours encore. Je venais tout juste de reprendre mes sens ; et selon lui, ma fragilité émotionnelle pourrait être néfaste pour le bébé. Il attendait de moi que je sois patiente et forte. Ma vie se résumait à voir le temps s’écouler soit trop lentement, soit trop rapidement depuis Keiji. Mais ma priorité actuelle était le bébé qui était en moi.
Keiji revint à mes côtés après leur visite.
― Comment va Sheng ? demandais-je soudainement.
Son silence m’effraya, mais il finit par me dire que le pauvre homme était en soin intensif. Ses blessures étaient sévères, son pronostic vital était malheureusement engagé, bien qu’il se battît. Je demandais à aller le voir. Keiji n’eut pas l’air réjoui, mais il avait rendu la chose possible, car après une courte absence, il était revenu avec un fauteuil roulant pour m’y installer.
Tandis qu’il me poussait dans le couloir, la lumière verdâtre sur les murs carrelés raviva de mauvais souvenirs. Angoissée, je sentais la douleur comme si elle était encore réelle. Je me cramponnais à la chaise, ce qui n’échappa pas à Keiji alors qu’il me faisait déjà entrer dans une chambre. Au milieu de la pièce, je distinguais Sheng dont le corps était relié à tout un tas de machines par un nombre incalculable de fils. Keiji amena la chaise suffisamment près de Sheng pour que je puisse lui tenir la main. Elle était froide.
― Bonjour, Sheng, c’est Mademoiselle comme vous m’appelez toujours. Je voulais m’excuser de ne pas être venue vous voir plus tôt. Et je souhaitais également vous remercier de m’avoir protégée de votre mieux. Si vous ne vous réveillez pas, vous allez me manquer, c’est pourquoi il faut vous battre et survivre.
J’avais fini mon petit monologue et déjà Keiji me poussait vers la sortie. Il me dit que notre malade m’avait entendu et qu’il serait vite remis.
― Keiji, Sheng a effectué son travail. Il a encaissé les coups à ma place comme lui ou l’un de tes hommes l’aurait fait pour toi. Je lui suis reconnaissante et j’espère qu’il s’en remettra sans séquelles.
― Je sais. Si je n’étais pas arrivé trop tard…
― Tu es venu, le cas échéant, nous serions morts. Comment nous as-tu retrouvés ?
― Une micropuce dans la perle que tient la fée du collier que je t’ai offert. Mais comme tu étais dans un sous-sol retiré au milieu d’anciens docks, ça m’a pris plus de temps que prévu. Pourquoi la voiture était-elle à Mong Kok ?
― J’avais une envie de plat végétarien. J’ai donc demandé à Sheng de me conduire à un restaurant qui en servait de bons, s’il en connaissait un.
― Je vois.
― Comment ta fiancée pouvait-elle savoir où je me trouvais ?
― Ce n’est pas ma fiancée. J’ignore comment elle l’a su, mais je compte bien le découvrir. Je mets tout en œuvre pour la retrouver et m’assurer qu’elle ne soit plus nuisible.
Il avait prononcé ces mots pour lui-même et n’avait pas conscience de leur portée sur mon état émotionnel. Tant qu’elle serait dans la nature, moi vivante avec Keiji à mes côtés, elle ne laisserait pas tomber.
La réalité des devoirs de Keiji me percuta.
Je voulais qu’elle disparaisse pour vivre en paix. Jamais je ne me serais crue capable de penser une telle abomination, moi qui croyais fermement en la vie dont nous avait doté un être supérieur. Je m’en voulais et récitais un chapelet de repentance ne voulant pas devenir comme elle.
― Parle-moi d’elle. C’est la petite fille qui est sur le tableau dans ton salon, n’est-ce pas ?
― Tu es une bonne observatrice. Aki est Japonaise.
― C’est une très belle femme bien que ce soit une vipère. Désolée. Continue.
― Les relations entre nos familles remontent à l’impérialisme japonais. Nous étions liés par une sorte de pacte. C’est la nièce de l’épouse de l’héritier de la sphère d’influence au Japon.
― Mais si tu as rompu tes engagements, tu ne risques rien ? Je posais cette question ne sachant pas si j’étais prête à entendre la réponse.
― Disons que leur prouver qu’elle ait tenté de me faire assassiner par ambition et qu’elle ait tué mon oncle, a en quelque sorte facilité les négociations.
― Tu es allé au Japon ?
― Oui. C’est ce qui m’a retenu plus longtemps que prévu.
― Tu savais qu’elle était responsable pour mon studio ?
― Je l’ai appris comme tout le reste. J’ignorai ce qu’elle complotait d’autre. J’ai voulu la confondre c’est pourquoi après mon séjour au Japon, j’ai voulu mettre les choses au clair devant nos familles. Si j’avais su… Jamais je…
― Et maintenant qu’est ce qui va arriver à Aki ? le coupais-je.
― Elle devra retourner parmi les siens qui décideront de son sort.
― Ils vont la tuer ? demandais-je d’une voix blanche alors que je souhaitais qu’elle disparaisse.
― Non. Rassure-toi, dit-il sans conviction.
― Tu l’aimais ?
― Non. Nous avions juste notre destin écrit pour nous. Elle avait été conditionnée pour suivre ce qui nous avait été imposé. Elle est passée de cette petite fille qui portait le poids qu’était le nôtre sur ses épaules, à cette femme beaucoup trop ambitieuse. Ce que nos valeurs condamnent.
En me parlant un peu d’Aki, il m’avait ouvert son monde. J’éprouvais de la pitié pour ces deux enfants qu’on avait façonnés pour répondre à des devoirs ancestraux dont j’ignorais tout. Je n’avais aucune légitimité. Et bien que l’enfant de Keiji grandisse en moi, je ne voulais pas qu’il porte lui aussi le poids de ses aïeux.
Le sujet me parut grave et vint s’ajouter à la longue liste loin d’être anodin de mes questions.
***
En me ramenant dans ma chambre, Keiji parut soudain horrifié. Ce n’est qu’après avoir suivi son regard que je compris. Les draps de mon lit avaient été couverts de feuilles mortes, similaires à celles d’un rouge flamme qu’on trouve à l’automne. Elles étaient hors saisons ici ; mais Aki, signifiait automne en japonais. Elle avait voulu nous passer un message. Je n’étais plus en sécurité à l’hôpital. Keiji passa immédiatement quelques appels durant lesquels il s’exprima en cantonais. Il ne voulait pas que je comprenne la teneur de ses propos.
Très vite les choses s’organisèrent. Le médecin fut appelé et l’échange qu’il eut avec Keiji ne fut pas très cordial. Le premier voulait me garder à l’hôpital arguant que c’était pure folie de m’exposer au monde extérieur, promettant de doubler la sécurité, tandis que le second voulait me faire sortir. Keiji finit par menacer le médecin le poussant contre le mur pour qu’il cède à me préparer une trousse avec ce qui était nécessaire à mes soins. Je n’étais pas ravie à l’idée de quitter l’hôpital, même si l’endroit n’était plus sûr. Pourtant, contre toute attente, je me bornais à vouloir rester les deux jours d’observation préconisés par le docteur. Aki devait s’attendre à la réaction de Keiji. En revanche, pour elle, j’étais imprévisible. J’étais l’inconnue de son équation, si je ne pouvais pas gagner deux jours, un serait suffisant. J’exposais mon opinion. Keiji argumenta sans succès et finit par céder.
La sécurité avait été renforcée pendant les deux jours suivants et on me changea de chambre. Après quoi, je lui proposais de nous rendre chez mon médecin, le docteur Benoît si nécessaire. Je ne voulais pas l’impliquer, mais c’était un homme à part. Au fond de moi, j’étais convaincue qu’il m’avait proposé son aide la dernière fois, en s’en étant douté que je fréquentais un autre monde. Je me faisais sans doute des idées sur ce que j’avais cru discerner dans son regard.
Je n’avais jamais eu la chance d’avoir Keiji pour moi seule plus de vingt heures ; or il ne s’absenterait pas cette fois. Je savais agir dans mon seul intérêt, mais j’avais toute son attention même si son front était plissé et soucieux. Je le regardais. Quelque chose avait changé chez lui. Ce n’était pas son physique, mais ce qu’il dégageait. On aurait dit qu’il était plus humain tant il me semblait fragile à cet instant.
Il me semblait nécessaire de me rappeler les évènements liés à mon enlèvement, sans doute cela pourrait-il être utile à Keiji. Je retraçais ma journée depuis le shopping jusqu’au restaurant. Je n’avais pas eu le sentiment d’être suivie, quant à Sheng il avait été le bon chien de garde qui m’avait aussi aidé à porter mes sacs. Soudain je me souvenais d’un coup de fil que Sheng avait passé. Je devais en avoir le cœur net.
― Keiji ? Sheng doit-il faire des rapports sur mes déplacements ?
Il leva la tête vers moi, l’air interrogateur.
― Oui.
― A chacun de mes déplacements ? Ou en fin de journée ?
― Que veux-tu dire ?
― A quelle fréquence doit-il rendre des comptes sur mes activités ?
― Tout dépend.
― Il t’appelle directement pour te dire où je me trouve, qui je vois et ce que je fais ?
― Oui.
― Il n’a jamais été question de remonter ces informations à Han ?
― Non bien sûr que non ! Ce qui te concerne n’est connu que de moi.
― Le jour où j’ai disparu, Sheng t’a-t-il appelé pour te dire que je me rendais dans un restaurant de Mong Kok ?
― Non, c’est pourquoi je t’ai demandé pourquoi tu y étais allée. Nous avons retrouvé le véhicule grâce à l’émetteur, mais vous n’étiez pas là.
― Alors à qui Sheng a-t-il dit où je me rendais ?
― De quoi parles-tu ?
― Alors que nous étions en route pour déjeuner, Sheng a téléphoné à quelqu’un pour lui indiquer où nous nous rendions. Il m’a semblé qu’il s’agissait de Han. Je n’avais jamais prêté attention à ses échanges lorsqu’il m’accompagnait. Je me doutais qu’il devait te tenir toi ou Han au courant de chacun de mes mouvements sans avoir que je portais une micropuce à mon cou.
― Généralement c’est moi qui contactais Sheng si je voulais savoir exactement ce que tu faisais. Et c’est pour limiter mes appels que j’ai investi dans une micropuce, ce qui avait aussi l’avantage de pouvoir te retrouver rapidement si besoin. Une mesure que j’ai prise depuis que j’enquêtais sur la mort de mon oncle. À quoi penses-tu ?
― Si Sheng ne t’a pas appelé ce jour-là, à qui d’autre parlait-il ?
― Tu penses qu’il était une taupe ?
― Je n’en sais rien.
― Écoute, j’ai confiance en mes hommes. Et en Sheng plus que quiconque. C’est la raison pour laquelle, c’est lui que j’ai chargé de t’accompagner. Jamais il n’aurait agi contre moi.
― Comment en es-tu aussi certain ?
― Il n’était qu’un enfant à l’époque et mendiait dans le parc où je jouais. Je l’avais pris sous mon aile, car les autres enfants se moquaient de lui et les adultes le maltraitaient. Ma mère l’a recueilli en l’élevant
comme s’il avait été mon propre frère. Il est bien trop reconnaissant et a prouvé son dévouement envers moi et les miens à plusieurs reprises.
L’histoire de Sheng m’avait touché et je savais au fond de moi qu’il n’aurait pas été battu pour me défendre s’il avait été mêlé à mon kidnapping. Cependant, je n’avais pas imaginé cet échange. Et la voix masculine à l’autre bout du fil m’était familière.
― Tu crois que j’ai inventé cette conversation ?
― Non. Peut-être qu’avec le choc tu crois te souvenir de certaines choses et tu les déformes.
― Non ! fulminais-je, voyant qu’il mettait ma parole en doute.
Devant ma réaction, il se ravisa et choisi de creuser cette piste malgré tout, préférant ne s’arrêter devant aucun point qui pourrait l’aider à retrouver Aki. Il avait admis que cette piste ne valait mieux qu’aucune et me fit promettre de ne pas jouer les détectives. Considérant mon état, il était aisé de le rassurer sur ce point. De plus, je n’avais pas l’âme à chasser. Je devais me remettre et garantir à mon bébé de voir le jour en bonne santé.
- Fin du chapitre -
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