Embrasser nos Différences

Embrasser nos Différences

Editeur : Les Ailes de l'Océan Edition

Auteur : Lexie T.L. Heart

Couverture : Les Ailes de l'Océan Edition

ISBN : 978-2-487542-03-7

4,99 €
4.99 EUR 4,99 €
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Mis en ligne par Lectivia
Dernière mise à jour 21/11/2024
Temps estimé de lecture 5 heures 14 minutes
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Français New Romance Débutant(e)
Embrasser nos Différences

Chapitre 14

Après une nuit d’un sommeil profond, j’attaquais ma journée à arpenter Gangnam pour divers rendez-vous, croisant Monsieur Song lors de ma visite dans le Flagship que nous avions ouvert dans le quartier. 

― Mademoiselle Blanchet, quel plaisir de vous revoir. 

― Monsieur Song, saluais-je poliment. 

― Puis-je vous inviter à prendre un café ? 

Voyant ma réticence, il insista et promit ne vouloir parler qu’affaires, car il n’était pas venu au magasin par hasard. On l’avait informé de ma mission à Séoul et il souhaitait nous appuyer dans nos projets qu’il estimait être d’envergure florissante. 

― Pourquoi pas ? J’ai bien un peu de temps avant de retourner au bureau, acceptais-je, après un bref calcul. L’ayant déjà vu à l’œuvre, je savais qu’il était compétent et nous ferait bénéficier des ficelles de son milieu qui pourraient nous être utiles.  

Les cafés ne manquaient pas à Séoul et Monsieur Song avait opté pour l’un des cafés les plus connus de la ville, parce qu’il était détenu par un célèbre acteur sud-coréen. 


― J’ai appelé votre bureau et on m’a répondu que je vous rencontrerai probablement en magasin. Je n’ai jamais douté que vous étiez une femme épanouie dans ce travail, pour lequel je vous assure, vous êtes taillée. 

― Merci du compliment. 

― Avec vous, je n’ai jamais été avare en compliments et je regrette n’avoir pas eu la chance de vous en offrir davantage. Mais l’histoire est passée maintenant. 

― Vous m’avez assuré vouloir parler affaires, je me trompe ? 

L’homme n’avait pas perdu de son attrait, charmeur comme toujours. 

― Toujours avec tant d’acuité, constata-t-il. 

Je lui souriais en guise de réponse puisqu’il avait compris que je recentrais notre échange sur le terrain professionnel. J’étais émotionnellement fragile. Laisser un homme s’approcher de trop près était risquait en ce moment. Keiji était loin. Dans mes moments de solitude, je pensais parfois à ce que pourrait être ma vie si mes choix étaient moins téméraires ? S’ils étaient plus conformes à une vie ordinaire ? 

Monsieur Song m’informa des détails de ce qu’il avait entendu et avança des idées pertinentes pour développer l’enseigne du couple Pravesh. Il était prêt à m’aider à entrer en relation avec les agents des stars de la Hallyu afin de promouvoir l’offre, me donnant même quelques pistes chiffrées de l’influence de certaines d’entre elles au titre de prescripteur. 

La discussion était passionnée et enrichissante. Je savais qu’il serait néanmoins impitoyable lorsque nous négocierions sa rémunération. Notre entretien s’était donc terminé sur un rendez-vous à prendre pour discuter des formalités via une vidéoconférence avec Hong Kong.

Demeurer professionnelle était ma bouée de sauvetage. Parler des précisions d’un projet m’apportait la sérénité dont j’avais besoin pour ne pas m’effondrer.

  

***


Dans l’ascenseur qui me menait au bureau, je me remémorais les raisons qui m’avaient poussée à l’éconduire. Hormis la rencontre avec Keiji, je constatais avec ironie que j’avais refusée être tributaire de l’environnement de Monsieur Song ; or, je l’étais devenue de celui de Keiji. Je m’étais perçue comme une jeune femme indépendante et carriériste au point de ne pas vouloir subir le joug d’un homme et de son contexte dans ma vie. La belle erreur. Le karma en avait décidé autrement. Après tant de déboires avec Keiji, j’aurais dû mettre un terme à notre relation déconcertante, consciente que les hommes ne manquaient pas autour de moi, mais j’en avais été incapable. Je me demandais ce qu’il me restait de ma dignité. 

En pénétrant dans les locaux, mon assistante marchait sur les charbons ardents en ma direction. Son attitude m’étonna. 

― Jeanne, n’as-tu pas reçu mes messages ? 

― Non. 

― J’ai tenté de te joindre même à la boutique, ils m’ont dit que tu étais partie avec Monsieur Song. 

― Que se passe-t-il ? 

― Il y a un homme dans ton bureau qui souhaite te voir. 

― Nous étions clairs qu’en mon absence… 

― Je sais. Crois-moi, j’ai fait mon possible, mais il a… se justifia-t-elle terriblement ennuyée. 

― Qui aurait assez d’audace pour outrepasser mon assistante ! m’écriais-je agacée, en me dirigeant d’un pas élancé vers mon bureau. 


Tandis que je déverrouillais la poignée de la porte, prête à bondir sur l’intrus, quelque chose m’interpela. Mon odorat ne me trompait pas. Mon cœur cognait très fort dans ma poitrine avant qu’un étau ne l’enserre Keiji. Il était assis, seul me tournant le dos. Son éternelle chemise noire, ses cheveux savamment stylisés, son calme apparent, tout indiquait qu’il était bien là, mais il semblait irréel dans mon bureau devenu soudainement trop petit. Le mouvement de ses épaules en réaction à sa respiration me révélait qu’il savait que je l’observais, confuse. Je pondérais l’attitude exaspérée que j’avais eue quelques secondes plutôt, tandis que je le contournais pour m’asseoir à mon siège et lui faire face sans oser le regarder, le cœur et le cerveau comprimés. Je me sentais comme un automate.

― Tu es arrivé quand ? 

― En fin de matinée. J’ai pris le premier vol disponible depuis Hong Kong.

― Pourquoi ?

― Ton message d’hier soir. 

― Ce n’est pas ton genre… 

Je rougissais à présent entre joie et colère. 

― J’ai réfléchi. Je ne commettrai pas deux fois la même erreur. Si tu veux être rassurée, c’est à moi d’agir. En l’occurrence, les messages ne suffisaient plus. Tu as tenu bien plus longtemps que je ne l’aurais cru.

― C’était un test ? Si c’est le cas, c’était de mauvais goût. 

― Non ce n’en était pas un. Je réalise juste que ta force de caractère ne cessera jamais de me surprendre. 

― Tu t’attendais à quoi ? lui demandais-je en relevant enfin mes yeux sur lui. 

― Pour commencer, à un accueil plus chaleureux. 

― Tu te fiches de moi ? Tu n’as communiqué avec moi que par message ces trois derniers mois. Tu t’es contenté de me laisser à notre retour de Macao, sans explications, et ce pendant deux semaines. 

― Je n’ai pas voulu te déranger dans tes préparatifs pour ton départ à Séoul. 

― Tu n’as même pas pris la peine de nous accompagner à l’aéroport ton fils et moi. 

― Les évènements ne me le permettaient pas. 

― Les évènements, comme tu le dis si bien, ne te permettront jamais d’être disponible pour nous. Je croyais qu’on en avait fini avec tout ça. 

Nos regards s’étaient accrochés et la tension était palpable.

― Je sais ce que tu attends de moi. 

― Ah ! Vraiment ? 

― Tu voudrais que mon milieu s’efface. 

― Nuance, je voudrais que tu quittes ton milieu.  

― En quoi est-ce si important ? 

― C’est dangereux. Ce qui nous est arrivé ne t’atteint donc pas ? 

― Bien au contraire. 

― Alors, pourquoi persister ? 

― C’est impossible. 

― Donne-moi de vraies raisons. 

― C’est le seul moyen pour moi de garantir votre sécurité malgré ce qui s’est passé. 

― C’est contradictoire. 

― Non. Vous êtes en danger parce que vous faites partie de ma vie. Si les choses avaient été différentes… si je n’avais pas été un mafieux, vous n’auriez connu aucun péril. Malheureusement ce n’est pas le cas et ma position actuelle me permet de m’assurer au mieux que rien ne vous arrive d’autre. 

― Ce sujet ne nous a jamais menés à un accord. 

― En effet. 

― Alors que veux-tu ? 

Je luttais pour garder un ton maîtrisé malgré l’attraction qui emplissait la pièce et l’adrénaline qui coulait dans mes veines. 

― Du temps. 

― Pourquoi faire ? 

― Je ne renoncerai pas à mon cercle, car il définit aussi celui que je suis. Mais je ne renoncerai pas non plus à toi et à Caleb. 

― Même si je ne te laissais pas le choix ? 

― Il n’y a pas à choisir. Le cercle et vous êtes ce dont j’ai besoin et m’échine à garder envers et contre tous. 

― Alors je vais trancher pour toi. 

― Que veux-tu dire ? 

― Je veux que tu sortes de nos vies à Caleb et à moi. 

Ces mots venaient de franchir mes lèvres sans conviction. 

― Tu dis ça parce que tu es furieuse. 

― Oui je le suis et je suis épuisée d’être aussi dépendante de toi. 

― Ne fais pas ça. 

― C’est un choix que tu refuses de faire, mais c’est une décision que je suis en mesure de prendre. 

― Jeanne, s’il te plaît, écoute-moi. Ne gâche pas tout. Je suis à Séoul pour quelques jours. Je t’attendrais chez toi et nous en discuterons ce soir. 

― Il est hors de question que tu patientes chez moi. Tu t’immisces dans mon intimité sans mon consentement. 

― J’ai le droit de voir mon fils. 

― Ne joue pas sur la corde sensible. Si tu t’intéressais un minimum à Caleb, nous n’aurions pas cet échange. Tu avais promis que les choses changeraient. 

― Il vaut mieux pour nous de reprendre cette discussion ce soir. 


Je me levais brusquement pour lui indiquer la sortie sans prendre la peine de répondre ni de le saluer. J’appelais Hanna, lui indiquant expressément de n’ouvrir ni ne répondre à quiconque se présenterait chez nous. Mon cœur venait d’être torpillé. Certes, j’étais celle qui venait de suggérer qu’il disparaisse de ma vie, une sentence que je m’infligeais par peur de souffrir davantage de ses allées et venues dans mon existence. Pourtant je devais reconnaître que mon amour pour lui était obsessionnel, au point de ne plus savoir ce que je voulais réellement. Je nageais en pleine confusion. 


***


J’avais passé mon début d’après-midi dans un état second, enchaînant les erreurs. Ce qui n’enleva rien à mon irritation, bien au contraire. Je ne voulais pas altérer mon jugement par pur amour-propre, du moins le peu qu’il me restait. Je savais qu’en rentrant, il serait là, n’en faisant qu’à sa tête et je que n’y échapperais pas.  

― Annule tous mes rendez-vous pour le reste de la journée ! Je reste joignable par mail et en cas d’urgence envoies-moi un texto ! ordonnais-je à mon assistante, qui me regardait éberluée, tandis que je tapotais avec insistance sur le bouton de l’ascenseur. 

Je devais évacuer ce trop-plein émotionnel et j’avais décrété que le sport m’y aiderait. C’est donc à la salle de fitness que je vidais sueur et rancœur. Mes écouteurs diffusaient une compilation remixée des plus grandes musiques de film, au volume maximum dans mes tympans. 

À la fin de la séance, je m’étais mise à pleurer à chaudes larmes sous le jet d’eau au milieu des visages curieux des Coréennes présentes dans la douche commune. J’avais mis du temps à dévoiler mon corps ainsi et je venais de franchir une étape nouvelle en exposant ainsi ma fragilité. En sortant, l’une d’elles me tendit un paquet de mouchoirs sur lequel étaient imprimés des personnages coréens d’animation pour enfant, ce qui eut le don de m’arracher un sourire timide. Ce signe anodin prit une valeur d’encouragement qui tombait à pic. 

C’est donc sereine que je rentrais chez moi, après trois bonnes heures d’efforts et je ne fus pas surprise de trouver Keiji adossé à l’entrée du parking de mon immeuble. À peine ma voiture stationnée qu’il était déjà en train de m’ouvrir la porte. Je m’extirpais sans difficulté du véhicule et filais vers l’ascenseur, espérant pouvoir le semer. 

― Tu comptes vraiment jouer à ce jeu-là ? m’asséna-t-il en me rattrapant par le poignet avant de me tirer et de me plaquer contre un mur. 

Je tentais de fuir et me détourner de lui, mais il posa ses mains de part et d’autre de mon visage contre le mur pour me retenir prisonnière et m’obliger à lui faire face tandis que je restais interdite. 

― Je n’ai pas fait le déplacement depuis Hong Kong pour te voir agir comme une gamine. La femme que j’aime vaut mieux que ça. C’est une adulte. 


Murée dans mon silence, je le voyais se décomposer à mesure que les secondes s’égrenaient. 

― Jeanne ! Parle-moi, je t’en prie ! 

Comme je ne disais rien, il se mit lentement à glisser le long de moi pour n’être plus qu’agenouillé devant moi. 

― Dis quelque chose… laissa-t-il mourir sa voix habituellement si assurée. 

― Je ne plaisantais pas aujourd’hui. Je t’ai posé un ultimatum parce que j’en ai assez que tu agisses à ta guise en entrant et en sortant de ma vie. Caleb a besoin d’un père qui soit présent et moi j’ai besoin d’un homme qui ne soit pas aux abonnés absents, dis-je sur un ton vindicatif.  

― Tu sais que c’est faux. Que je suis là si besoin. 

― C’est justement ça le problème. J’ai besoin de toi tout le temps. Je ne veux pas d’un temps partiel. D’ailleurs ce n’en est même pas un, c’est moins que ça. Maintenant, laisse-moi rentrer chez moi. 

― Je ne partirais pas. J’attendrais le temps qu’il faudra. 

Je me faufilais déjà dans l’ascenseur, profitant de son inattention au moment où des gens arrivaient. 


Après avoir retrouvé la chaleur de mon foyer et serré très fort mon fils dans mes bras, je scrutais en bas de l’immeuble, où j’aperçus Keiji se frottant les mains dans la fraîcheur de la nuit. J’appréhendais la suite, car je savais pertinemment qu’il ne s’en irait pas. Il était inhabituel de le voir aussi agité et troublé. Je menais un débat intérieur tantôt convaincu qu’il faille mettre un terme à tous nos drames, tantôt persuadée que tout finirait par s’arranger. Je me sentais condamnée à remplir d’eau un seau percé. 

Refusant de manger, le ventre noué au grand dam de l’employée de maison qui comme toujours prenait si bien soin de nous, je ne pus fermer l’œil de la nuit. Je le regardais faire les cent pas en bas de chez moi en me sermonnant d’être arrivée à cette impasse par mon seul entêtement.  


***


Les jours suivants, Keiji était l’ombre qui me suivait partout même s’il gardait ses distances. Il avait compris qu’il ne devait pas transgresser la loi tacite que j’avais instaurée pour me préserver. Il me fallait du temps à moi aussi et si je ne l’utilisais pas à bon escient en le tenant éloigné, je pourrais au moins m’accorder un peu de répit tout en lui montrant que je n’étais pas sa chose. 

Keiji n’était pas effrayant et je m’étais habituée à être suivie. Le plus difficile était de ne pas permettre à mon fils de prendre l’air. J’avais sensibilisé Hanna pour limiter leurs sorties, redoutant que les sous-fifres de Keiji ne soient là eux aussi.  

Il me surveillait depuis chez moi jusqu’à mon travail puis du bureau à la maison, ainsi que lors de mes rendez-vous professionnels. Même si je le souhaitais, je savais que je ne pourrais pas le semer, attisant sa hardiesse si j’avais tenté de le faire. 

Tout ce simulacre dura jusqu’à ce jour fatidique, où j’accompagnais Soo Hae pour choisir sa robe de mariée. 

Nous nous étions donné rendez-vous à Ahyeondong, à proximité du quartier de Hongdae où nous avions mené de folles soirées dans les boîtes de nuit quelques années plus tôt. La rue était connue pour ses boutiques de mariées. 

Comme toujours j’étais ponctuelle et je m’étonnais de la voir déjà agiter les bras en ma direction. Une première pour cette retardataire invétérée. J’accélérais le pas pour la saluer avant qu’elle ne heurte quelqu’un par ses gestes démesurés. Arrivée à sa hauteur, elle me chambra, clamant qu’elle m’attendait depuis plus d’un quart d’heure. Surprise, je lui demandais si nous nous n’étions pas compris sur l’heure où nous étions supposées nous retrouver. Elle répondit qu’elle était bien trop excitée et était donc arrivée en avance, avant de me brandir un papier un peu jauni et froissé sous le nez. Son enthousiasme faillit presque me faire oublier que Keiji me suivait à la trace tandis que j’avais perdu le fil de notre discussion. 

― Tu te rappelles ça ? insista-t-elle en me tirant de mes pensées. 

― Oui, on avait fait l’école buissonnière.

― Tu n’arrivais pas à te concentrer alors que j’essayais de t’aider pour tes cours de coréen. Tu étais en train de gribouiller sur ton cahier et j’ai été surprise de découvrir ton talent caché.   

― Tu as gardé cette vieillerie ? 

― Tu plaisantes ? Je suis tombée amoureuse de cette robe que tu avais dessinée. 

― Je me rappelle que tu avais arraché la page de mon cahier alors même que derrière se trouvaient des notes que j’avais prises, regarde !

― Tu as toujours été passionnée par la mode, je m’étonne que tu aies privilégié des études de commerce. 

― Soo Hae, c’est à moi de me flatter d’avoir une amie comme toi aux goûts très sûrs. 

Imbues de nous-mêmes, nos visages se fendirent d’un sourire.   

― Aujourd’hui il est temps de mettre à profit ton sens de l’esthétique. J’aimerais faire créer la robe que tu as crayonnée et il me faut ton avis pour les matières et la couleur. Tu veux bien ? 

― Je suis étonnée de la valeur que tu portes à mon gribouillis, mais je serais honorée que tu portes ce que j’ai imaginé. 

― J’ai pensé qu’en essayant certains modèles au préalable, on réussirait à savoir quels tissus utiliser. Alors partante ? 

― La journée promet d’être longue. 

― Ne t’en fais pas. Je n’ai pas l’intention de priver ton petit ange de sa maman. Et puis je crois que mon soldat n’apprécierait pas d’être délaissé. 

― Tu n’as jamais éprouvé de difficulté à vivre avec un homme qui soit soldat ? Je veux dire… 

Décidément, ces temps-ci, les mots franchissaient mes lèvres de façon déconcertante. 

― Tu veux dire comment je peux vivre avec un homme qui peut disparaître à tout moment, ne plus jamais rentrer d’une mission et ôter des vies ? 

Elle arquait un sourcil en glissant son bras sous le mien. 

― Je suis désolée si ça te semble déplacé. Ne te sens pas obligée de répondre. C’était stupide de ma part. 

― Jeanne, doucement. Ta réflexion est légitime et je vais te donner mon opinion. Si lors de son service, il est amené à tuer quelqu’un, je sais que c’est pour la bonne cause. On n’abat pas une personne par plaisir dans son métier, mais pour maintenir l’ordre lorsque la paix est menacée. Si on fait appel à Nate, c’est parce qu’on a besoin de gens comme lui pour assurer la sécurité des autres citoyens comme nous. Et s’il ne rentre pas, je serais anéantie, mais aussi soulagée de savoir qu’il a sauvé des vies en échange de la sienne. Nate est ce qu’il est. Sa personne ne se résume pas au fait qu’il soit militaire. Je l’aime inconditionnellement. C’est l’Homme de ma Vie. 

― Oh c’est beau l’amour ! la taquinais-je. 

― N’en rajoute pas… roula-t-elle les yeux. 

― Je suis navrée. Lorsque vous vous êtes rencontrés, nous n’étions que des étudiants et je n’avais pas saisi ce que pouvait impliquer son choix de carrière.

― Tu n’as pas à l’être. J’ai le sentiment que ta question n’était pas anodine. Toi aussi le moment venu, tu m’en parleras. Et puis les uniformes c’est craquant. Mais trêve de jacasseries, nous avons du pain sur la planche. Tu as un rôle à tenir ma vieille !

― Vieille moi ? Depuis quand ? dis-je en rigolant.

― Tu n’as pas vu cette ride qui plisse juste là ? asséna-t-elle en pointant du bout de son index la commissure de mes lèvres lorsque je souriais. 

― Et toi ? répliquais-je en désignant le coin de son œil. 

― C’est le résultat du bonheur. Je rigole tout le temps. Tu devrais essayer ! me tira-t-elle la langue. 

Nous pouffâmes de bon cœur. 

Nous nous étions arrêtées devant l’une des boutiques à la devanture dorée. Le magasin était sobre et les vitrines parées de leurs robes de princesses.

― Après toi, lui indiquais-je en lui ouvrant la porte avec une révérence.

― Merci, me gratifia-t-elle avec un sourire béant. 

― Pourquoi cette enseigne parmi les autres ? 

― Rappelle-toi que je ne cherche pas mon style. D’ailleurs, ces robes bouffantes ne me mettraient pas à mon avantage. Je veux juste trouver les tissus et une couturière prête à me tailler ma robe pour un budget raisonnable. Et j’ai entendu dire que ce magasin revendait des pièces de haute couture déjà portées. 

― Un magasin de seconde main pour te faire une idée… remarquais-je dubitative. 

Après avoir échangé avec la vendeuse qui lui proposa quelques modèles, nous nous dirigeâmes vers la cabine d’essayage. Soo Hae se mit à virevolter en faisant un défilé dans les robes sélectionnées, tandis qu’assise sur le sofa rose poudré, je la regardais admirative. 

― Alors quels tissus te semblent attrayants ? 

― J’ai beaucoup aimé celui qu’utilise cette créatrice américaine au drôle de nom et dont les créations sont aussi éclectiques qu’uniques. Qu’en penses-tu ?

Les nuances de pastel cendré des voiles superposées conféraient au brocart le sentiment qu’une danseuse étoile était née. Accentuée par les pierres qui ornaient les bretelles et dévoilaient le dos nu élégant de mon amie. Soo Hae étincelait de joie. On aurait presque eu l’impression que sa fragilité exposée serait un atout qui lui permettrait de s’envoler. 

― Je suis d’accord. Cette créatrice utilise des étoffes légères qui donnent une note poétique. Je pense réellement que tu seras une très belle mariée si on t’associe cet univers. Souhaites-tu respecter les codes traditionnels pour ton mariage ? Par exemple, avoir quelque chose d’ancien, de prêté, de bleu ? 

― C’est un concept très occidental, j’y réfléchirais. Je veux que ma robe soit la pièce centrale qui déterminera mon thème. Même si j’ai déjà quelques idées. 

La vendeuse était réapparue avec une robe de mariée exquise. Mais au lieu de la tendre à Soo Hae, c’est vers moi qu’elle se dirigea. 

― Mademoiselle, pourquoi n’essaieriez-vous pas ce modèle ? 

― C’est mon amie qui a le privilège de toutes les essayer aujourd’hui. C’est elle qui se marie. 

― Pardonnez mon indiscrétion, mais j’insiste. C’est une pièce de haute couture de cette talentueuse créatrice à l’inspiration classique et contemporaine, qui crée elle-même manuellement avec de la broderie française.

― C’est vrai que c’est une pièce magnifique, imprégnée de féérie et de délicatesse. 

Tu devrais l’essayer. Ne te fais pas prier, appuya Soo Hae, curieuse en me coulant un clin d’œil. 


Je me levais en direction de la cabine pour enfiler la robe, me demandant pourquoi cette robe ne faisait pas partie de la sélection de la vendeuse à Soo Hae, un peu plus tôt. 

Avant de sortir m’exposer aux regards de Soo Hae et de la vendeuse, je me contemplais dans le miroir, choquée par les émotions que porter cette robe venait d’éveiller en moi, entre pincement au cœur et émerveillement. Le reflet que je me renvoyais était celui d’une muse. La base de la robe qui épousait les courbes de mes épaules à mes cuisses avant de filer en cascade, était surmontée d’une broderie blanche, fluide orné de fleurs apportant une touche romantique. Elle donnait l’impression que ma peau était nue en dessous et que je me muais en nymphe. 

Je revoyais ma copie, cette boutique de seconde main recelait de véritables trésors. Les robes qu’avaient essayées Soo Hae et celle que je portais étaient enchanteresses.  

Lorsqu’enfin je tirais prudemment le rideau, Soo Hae semblait ébahie et la vendeuse satisfaite. J’avançais timide et en relevant la tête ; j’aperçus Keiji derrière la vitrine. Le schéma se dressa rapidement dans ma tête, c’était une machination. Il était clair que la vendeuse ne m’avait proposée cette robe qu’à la demande de Keiji. Lui seul aurait su trouver avec autant de justesse un vêtement aussi divin. Triste écho de la traque qui nous imageait tant à l’instar de la nymphe fuyant son admirateur dans la mythologie grecque. Je me demandais comment j’avais pu oublier sa présence après deux heures passées dans ce magasin. 

Nous nous fixâmes, séparés par la glace un bon moment avant qu’il ne tourne les talons tandis que Soo Hae claquait des doigts pour me ramener à la réalité. Sans qu’elle ne puisse comprendre, je me précipitais hors du magasin à la poursuite de Keiji. Je le rattrapais par le bras, mordue par la fraîcheur extérieure. 

― Pourquoi ? le questionnais-je sous les yeux ahuris des passants. 

Il était déjà en train de retirer sa veste pour me la passer sur les épaules. 

― Ton amie t’attend, m’indiqua-t-il en regardant par-delà mon épaule en direction du magasin que je venais de quitter comme une voleuse. 

― Jeanne ? m’interpelait au loin Soo Hae. 

― Nous en reparlerons plus tard. Va la rejoindre. 

Je le retenais fermement et le tirais vers la boutique. Son acte avait été réfléchi. Il ne se défilerait pas. Ce serait trop facile de le laisser s’éclipser comme si rien n’était arrivé.

― Soo Hae, je te présente Keiji. Le père de Caleb, annonçais-je sans cérémonie.


Elle mit du temps à se ressaisir et à lui tendre sa main pour le saluer. La vendeuse n’était pas non plus insensible. Il était ce genre d’homme qui vous laissait sans voix à la fois effrayant, charmeur et charismatique. Ma sœur et ma mère m’avaient une fois confié après l’avoir rencontré, qu’il était bel homme et qu’il émanait de lui une domination sauvage, bien que maîtrisée.  

― Bonjour. Je ne savais pas que vous aviez prévu de nous rejoindre Jeanne et moi. 

― Ce n’était pas le cas, rassurais-je mon amie. 

― Je suis de passage à Séoul et j’ai voulu faire une surprise à Jeanne, couvrit Keiji. 

― Jeanne, nous pouvons reporter notre séance shopping. D’ailleurs, nous avons terminé les essayages. 

― Mais il nous reste encore les détails à aborder pour le croquis, dis-je en essayant de lui communiquer un appel au secours avec mon regard insistant. 

― Oui c’est vrai. L’histoire de quelques minutes peut-être ? dit-elle à l’attention de Keiji pour me sortir brièvement de cette impasse. 

― Je comprends. Je vous attendrai si vous me le permettez. 

― Soo Hae, nous devons aussi voir d’autres détails… insistais-je en lui donnant un léger coup de coude.

― Non, nous pourrons voir ça ultérieurement. Cette première séance m’a épuisée. C’est convenu alors ? Vous nous attendrez ? 

― Évidemment. 

Je souriais en guise de réponse avant de traiter Soo Hae de traîtresse tandis que nous retournions à la boutique. 

― Jeanne, je ne sais pas ce qui se passe, mais ça me semble croustillant. Je ne t’aiderai pas à te défiler face à un si bel homme. Je comprends mieux pourquoi je suis raide dingue de Caleb et pourquoi tu nous as caché ce magnifique spécimen. Peur de la concurrence ? me charia-t-elle. 

Comme toujours, son sens de l’humour affûté prévalait et nous rentrâmes dans la boutique en riant aux éclats pour parler chiffons. La vendeuse contacta la chef d’atelier lorsque nous lui avions montré le croquis. Avec la couturière, nous avions défini que la robe bustier en gaze ou en organdi, devait épouser les courbes de Soo Hae jusqu’à la ceinture, avant de tomber au sol avec une coupe plus fluide qui prolongerait comme un voile. Ce dernier item devait être la pièce maîtresse de la robe, en dentelle de calais ou en brocart à la façon d’un 

obi japonais, mais avec un nœud plus imposant à l’arrière ou un plus petit en soie devant, là où le bustier se croisait comme un cache-cœur en écho au hanbok. Le fond de la robe serait d’un pastel cendré ou champagne. Il fallait à Soo Hae, un vêtement simple et chic avec une connotation asiatique. 

Pour le reste, Soo Hae m’assura pouvoir se débrouiller seule et à nouveau nous prenions note de notre prochaine rencontre dans nos agendas respectifs. Elle semblait alerte et ne manquerait pas de me questionner à ce moment-là. 


***


Hésitante, je quittais le magasin. Si je ne m’étais pas précipitée dehors plus tôt, Keiji n’aurait pas obtenu ce qu’il souhaitait. 

― Ta manœuvre a fonctionné à la perfection, lui dis-je en arrivant à sa hauteur. 

― Je préférais la vision de tout à l’heure. Tu étais divine dans cette robe, éluda-t-il. 


Je m’éloignais, furieuse de toujours tourner en rond avec lui. 

― Attends Jeanne ! m’interpela-t-il en me rattrapant par le bras. 

― Qu’est-ce que tu veux à la fin ? 

― Toi.  


― J’étais tout entière à toi. Avant la naissance de Caleb. À Macao. Et rien !

― Laisse-moi une chance. 

― Ne la gâche pas, c’est ta dernière chance de t’expliquer. 

― Pas ici, au milieu de la rue. 

― Où alors ? 

― Chez toi. J’ai besoin de voir notre fils. 

― Hors de question. 

― S’il te plaît, Jeanne. 

― Sinon tu oserais me menacer de m’enlever Caleb ? 

― Jamais une idée pareille ne me viendrait à l’esprit. 

― Alors pourquoi insister à parasiter mon intimité ?

― C’est comme ça que tu me vois aujourd’hui ?

― Tu as passé ces derniers jours à me suivre. C’est d’ailleurs le cas depuis que l’on se connaît et aujourd’hui plus particulièrement, je le vis mal.

― Après tout ce qui s’est passé, je te comprends Jeanne. Crois-moi. Et je sais que quoi que je dise ou que je fasse, rien ne pourra me racheter. Pourtant Caleb et toi êtes tout pour moi. 

― Tu t’attendais à quoi ? fulminais-je. 



Les gens autour de nous commençaient à nous regarder. Agacée, j’accélérais le pas, avant qu’il ne me devance et ne me serre très fort dans ses bras. Je luttais pour que les digues ne cèdent pas à nouveau. 

― D’accord, allons chez moi, finis-je par concéder. 


Keiji serait toujours victorieux de ces batailles et je me demandais si c’était cela l’amour ? De toujours pardonner. Souvent j’entendais mes parents dire que leur couple avait survécu parce qu’au lieu d’abandonner, ils réparaient. Incrédule, je marchais dans leurs traces, car malgré moi, je laissais toujours à Keiji l’opportunité de se racheter même si nos prises de bec devenaient de plus en plus rudes. 



- Fin du chapitre - 


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Embrasser nos Différences
Chapitre 14

Après une nuit d’un sommeil profond, j’attaquais ma journée à arpenter Gangnam pour divers rendez-vous, croisant Monsieur Song lors de ma visite dans le Flagship que nous avions ouvert dans le quartier. 

― Mademoiselle Blanchet, quel plaisir de vous revoir. 

― Monsieur Song, saluais-je poliment. 

― Puis-je vous inviter à prendre un café ? 

Voyant ma réticence, il insista et promit ne vouloir parler qu’affaires, car il n’était pas venu au magasin par hasard. On l’avait informé de ma mission à Séoul et il souhaitait nous appuyer dans nos projets qu’il estimait être d’envergure florissante. 

― Pourquoi pas ? J’ai bien un peu de temps avant de retourner au bureau, acceptais-je, après un bref calcul. L’ayant déjà vu à l’œuvre, je savais qu’il était compétent et nous ferait bénéficier des ficelles de son milieu qui pourraient nous être utiles.  

Les cafés ne manquaient pas à Séoul et Monsieur Song avait opté pour l’un des cafés les plus connus de la ville, parce qu’il était détenu par un célèbre acteur sud-coréen. 


― J’ai appelé votre bureau et on m’a répondu que je vous rencontrerai probablement en magasin. Je n’ai jamais douté que vous étiez une femme épanouie dans ce travail, pour lequel je vous assure, vous êtes taillée. 

― Merci du compliment. 

― Avec vous, je n’ai jamais été avare en compliments et je regrette n’avoir pas eu la chance de vous en offrir davantage. Mais l’histoire est passée maintenant. 

― Vous m’avez assuré vouloir parler affaires, je me trompe ? 

L’homme n’avait pas perdu de son attrait, charmeur comme toujours. 

― Toujours avec tant d’acuité, constata-t-il. 

Je lui souriais en guise de réponse puisqu’il avait compris que je recentrais notre échange sur le terrain professionnel. J’étais émotionnellement fragile. Laisser un homme s’approcher de trop près était risquait en ce moment. Keiji était loin. Dans mes moments de solitude, je pensais parfois à ce que pourrait être ma vie si mes choix étaient moins téméraires ? S’ils étaient plus conformes à une vie ordinaire ? 

Monsieur Song m’informa des détails de ce qu’il avait entendu et avança des idées pertinentes pour développer l’enseigne du couple Pravesh. Il était prêt à m’aider à entrer en relation avec les agents des stars de la Hallyu afin de promouvoir l’offre, me donnant même quelques pistes chiffrées de l’influence de certaines d’entre elles au titre de prescripteur. 

La discussion était passionnée et enrichissante. Je savais qu’il serait néanmoins impitoyable lorsque nous négocierions sa rémunération. Notre entretien s’était donc terminé sur un rendez-vous à prendre pour discuter des formalités via une vidéoconférence avec Hong Kong.

Demeurer professionnelle était ma bouée de sauvetage. Parler des précisions d’un projet m’apportait la sérénité dont j’avais besoin pour ne pas m’effondrer.

  

***


Dans l’ascenseur qui me menait au bureau, je me remémorais les raisons qui m’avaient poussée à l’éconduire. Hormis la rencontre avec Keiji, je constatais avec ironie que j’avais refusée être tributaire de l’environnement de Monsieur Song ; or, je l’étais devenue de celui de Keiji. Je m’étais perçue comme une jeune femme indépendante et carriériste au point de ne pas vouloir subir le joug d’un homme et de son contexte dans ma vie. La belle erreur. Le karma en avait décidé autrement. Après tant de déboires avec Keiji, j’aurais dû mettre un terme à notre relation déconcertante, consciente que les hommes ne manquaient pas autour de moi, mais j’en avais été incapable. Je me demandais ce qu’il me restait de ma dignité. 

En pénétrant dans les locaux, mon assistante marchait sur les charbons ardents en ma direction. Son attitude m’étonna. 

― Jeanne, n’as-tu pas reçu mes messages ? 

― Non. 

― J’ai tenté de te joindre même à la boutique, ils m’ont dit que tu étais partie avec Monsieur Song. 

― Que se passe-t-il ? 

― Il y a un homme dans ton bureau qui souhaite te voir. 

― Nous étions clairs qu’en mon absence… 

― Je sais. Crois-moi, j’ai fait mon possible, mais il a… se justifia-t-elle terriblement ennuyée. 

― Qui aurait assez d’audace pour outrepasser mon assistante ! m’écriais-je agacée, en me dirigeant d’un pas élancé vers mon bureau. 


Tandis que je déverrouillais la poignée de la porte, prête à bondir sur l’intrus, quelque chose m’interpela. Mon odorat ne me trompait pas. Mon cœur cognait très fort dans ma poitrine avant qu’un étau ne l’enserre Keiji. Il était assis, seul me tournant le dos. Son éternelle chemise noire, ses cheveux savamment stylisés, son calme apparent, tout indiquait qu’il était bien là, mais il semblait irréel dans mon bureau devenu soudainement trop petit. Le mouvement de ses épaules en réaction à sa respiration me révélait qu’il savait que je l’observais, confuse. Je pondérais l’attitude exaspérée que j’avais eue quelques secondes plutôt, tandis que je le contournais pour m’asseoir à mon siège et lui faire face sans oser le regarder, le cœur et le cerveau comprimés. Je me sentais comme un automate.

― Tu es arrivé quand ? 

― En fin de matinée. J’ai pris le premier vol disponible depuis Hong Kong.

― Pourquoi ?

― Ton message d’hier soir. 

― Ce n’est pas ton genre… 

Je rougissais à présent entre joie et colère. 

― J’ai réfléchi. Je ne commettrai pas deux fois la même erreur. Si tu veux être rassurée, c’est à moi d’agir. En l’occurrence, les messages ne suffisaient plus. Tu as tenu bien plus longtemps que je ne l’aurais cru.

― C’était un test ? Si c’est le cas, c’était de mauvais goût. 

― Non ce n’en était pas un. Je réalise juste que ta force de caractère ne cessera jamais de me surprendre. 

― Tu t’attendais à quoi ? lui demandais-je en relevant enfin mes yeux sur lui. 

― Pour commencer, à un accueil plus chaleureux. 

― Tu te fiches de moi ? Tu n’as communiqué avec moi que par message ces trois derniers mois. Tu t’es contenté de me laisser à notre retour de Macao, sans explications, et ce pendant deux semaines. 

― Je n’ai pas voulu te déranger dans tes préparatifs pour ton départ à Séoul. 

― Tu n’as même pas pris la peine de nous accompagner à l’aéroport ton fils et moi. 

― Les évènements ne me le permettaient pas. 

― Les évènements, comme tu le dis si bien, ne te permettront jamais d’être disponible pour nous. Je croyais qu’on en avait fini avec tout ça. 

Nos regards s’étaient accrochés et la tension était palpable.

― Je sais ce que tu attends de moi. 

― Ah ! Vraiment ? 

― Tu voudrais que mon milieu s’efface. 

― Nuance, je voudrais que tu quittes ton milieu.  

― En quoi est-ce si important ? 

― C’est dangereux. Ce qui nous est arrivé ne t’atteint donc pas ? 

― Bien au contraire. 

― Alors, pourquoi persister ? 

― C’est impossible. 

― Donne-moi de vraies raisons. 

― C’est le seul moyen pour moi de garantir votre sécurité malgré ce qui s’est passé. 

― C’est contradictoire. 

― Non. Vous êtes en danger parce que vous faites partie de ma vie. Si les choses avaient été différentes… si je n’avais pas été un mafieux, vous n’auriez connu aucun péril. Malheureusement ce n’est pas le cas et ma position actuelle me permet de m’assurer au mieux que rien ne vous arrive d’autre. 

― Ce sujet ne nous a jamais menés à un accord. 

― En effet. 

― Alors que veux-tu ? 

Je luttais pour garder un ton maîtrisé malgré l’attraction qui emplissait la pièce et l’adrénaline qui coulait dans mes veines. 

― Du temps. 

― Pourquoi faire ? 

― Je ne renoncerai pas à mon cercle, car il définit aussi celui que je suis. Mais je ne renoncerai pas non plus à toi et à Caleb. 

― Même si je ne te laissais pas le choix ? 

― Il n’y a pas à choisir. Le cercle et vous êtes ce dont j’ai besoin et m’échine à garder envers et contre tous. 

― Alors je vais trancher pour toi. 

― Que veux-tu dire ? 

― Je veux que tu sortes de nos vies à Caleb et à moi. 

Ces mots venaient de franchir mes lèvres sans conviction. 

― Tu dis ça parce que tu es furieuse. 

― Oui je le suis et je suis épuisée d’être aussi dépendante de toi. 

― Ne fais pas ça. 

― C’est un choix que tu refuses de faire, mais c’est une décision que je suis en mesure de prendre. 

― Jeanne, s’il te plaît, écoute-moi. Ne gâche pas tout. Je suis à Séoul pour quelques jours. Je t’attendrais chez toi et nous en discuterons ce soir. 

― Il est hors de question que tu patientes chez moi. Tu t’immisces dans mon intimité sans mon consentement. 

― J’ai le droit de voir mon fils. 

― Ne joue pas sur la corde sensible. Si tu t’intéressais un minimum à Caleb, nous n’aurions pas cet échange. Tu avais promis que les choses changeraient. 

― Il vaut mieux pour nous de reprendre cette discussion ce soir. 


Je me levais brusquement pour lui indiquer la sortie sans prendre la peine de répondre ni de le saluer. J’appelais Hanna, lui indiquant expressément de n’ouvrir ni ne répondre à quiconque se présenterait chez nous. Mon cœur venait d’être torpillé. Certes, j’étais celle qui venait de suggérer qu’il disparaisse de ma vie, une sentence que je m’infligeais par peur de souffrir davantage de ses allées et venues dans mon existence. Pourtant je devais reconnaître que mon amour pour lui était obsessionnel, au point de ne plus savoir ce que je voulais réellement. Je nageais en pleine confusion. 


***


J’avais passé mon début d’après-midi dans un état second, enchaînant les erreurs. Ce qui n’enleva rien à mon irritation, bien au contraire. Je ne voulais pas altérer mon jugement par pur amour-propre, du moins le peu qu’il me restait. Je savais qu’en rentrant, il serait là, n’en faisant qu’à sa tête et je que n’y échapperais pas.  

― Annule tous mes rendez-vous pour le reste de la journée ! Je reste joignable par mail et en cas d’urgence envoies-moi un texto ! ordonnais-je à mon assistante, qui me regardait éberluée, tandis que je tapotais avec insistance sur le bouton de l’ascenseur. 

Je devais évacuer ce trop-plein émotionnel et j’avais décrété que le sport m’y aiderait. C’est donc à la salle de fitness que je vidais sueur et rancœur. Mes écouteurs diffusaient une compilation remixée des plus grandes musiques de film, au volume maximum dans mes tympans. 

À la fin de la séance, je m’étais mise à pleurer à chaudes larmes sous le jet d’eau au milieu des visages curieux des Coréennes présentes dans la douche commune. J’avais mis du temps à dévoiler mon corps ainsi et je venais de franchir une étape nouvelle en exposant ainsi ma fragilité. En sortant, l’une d’elles me tendit un paquet de mouchoirs sur lequel étaient imprimés des personnages coréens d’animation pour enfant, ce qui eut le don de m’arracher un sourire timide. Ce signe anodin prit une valeur d’encouragement qui tombait à pic. 

C’est donc sereine que je rentrais chez moi, après trois bonnes heures d’efforts et je ne fus pas surprise de trouver Keiji adossé à l’entrée du parking de mon immeuble. À peine ma voiture stationnée qu’il était déjà en train de m’ouvrir la porte. Je m’extirpais sans difficulté du véhicule et filais vers l’ascenseur, espérant pouvoir le semer. 

― Tu comptes vraiment jouer à ce jeu-là ? m’asséna-t-il en me rattrapant par le poignet avant de me tirer et de me plaquer contre un mur. 

Je tentais de fuir et me détourner de lui, mais il posa ses mains de part et d’autre de mon visage contre le mur pour me retenir prisonnière et m’obliger à lui faire face tandis que je restais interdite. 

― Je n’ai pas fait le déplacement depuis Hong Kong pour te voir agir comme une gamine. La femme que j’aime vaut mieux que ça. C’est une adulte. 


Murée dans mon silence, je le voyais se décomposer à mesure que les secondes s’égrenaient. 

― Jeanne ! Parle-moi, je t’en prie ! 

Comme je ne disais rien, il se mit lentement à glisser le long de moi pour n’être plus qu’agenouillé devant moi. 

― Dis quelque chose… laissa-t-il mourir sa voix habituellement si assurée. 

― Je ne plaisantais pas aujourd’hui. Je t’ai posé un ultimatum parce que j’en ai assez que tu agisses à ta guise en entrant et en sortant de ma vie. Caleb a besoin d’un père qui soit présent et moi j’ai besoin d’un homme qui ne soit pas aux abonnés absents, dis-je sur un ton vindicatif.  

― Tu sais que c’est faux. Que je suis là si besoin. 

― C’est justement ça le problème. J’ai besoin de toi tout le temps. Je ne veux pas d’un temps partiel. D’ailleurs ce n’en est même pas un, c’est moins que ça. Maintenant, laisse-moi rentrer chez moi. 

― Je ne partirais pas. J’attendrais le temps qu’il faudra. 

Je me faufilais déjà dans l’ascenseur, profitant de son inattention au moment où des gens arrivaient. 


Après avoir retrouvé la chaleur de mon foyer et serré très fort mon fils dans mes bras, je scrutais en bas de l’immeuble, où j’aperçus Keiji se frottant les mains dans la fraîcheur de la nuit. J’appréhendais la suite, car je savais pertinemment qu’il ne s’en irait pas. Il était inhabituel de le voir aussi agité et troublé. Je menais un débat intérieur tantôt convaincu qu’il faille mettre un terme à tous nos drames, tantôt persuadée que tout finirait par s’arranger. Je me sentais condamnée à remplir d’eau un seau percé. 

Refusant de manger, le ventre noué au grand dam de l’employée de maison qui comme toujours prenait si bien soin de nous, je ne pus fermer l’œil de la nuit. Je le regardais faire les cent pas en bas de chez moi en me sermonnant d’être arrivée à cette impasse par mon seul entêtement.  


***


Les jours suivants, Keiji était l’ombre qui me suivait partout même s’il gardait ses distances. Il avait compris qu’il ne devait pas transgresser la loi tacite que j’avais instaurée pour me préserver. Il me fallait du temps à moi aussi et si je ne l’utilisais pas à bon escient en le tenant éloigné, je pourrais au moins m’accorder un peu de répit tout en lui montrant que je n’étais pas sa chose. 

Keiji n’était pas effrayant et je m’étais habituée à être suivie. Le plus difficile était de ne pas permettre à mon fils de prendre l’air. J’avais sensibilisé Hanna pour limiter leurs sorties, redoutant que les sous-fifres de Keiji ne soient là eux aussi.  

Il me surveillait depuis chez moi jusqu’à mon travail puis du bureau à la maison, ainsi que lors de mes rendez-vous professionnels. Même si je le souhaitais, je savais que je ne pourrais pas le semer, attisant sa hardiesse si j’avais tenté de le faire. 

Tout ce simulacre dura jusqu’à ce jour fatidique, où j’accompagnais Soo Hae pour choisir sa robe de mariée. 

Nous nous étions donné rendez-vous à Ahyeondong, à proximité du quartier de Hongdae où nous avions mené de folles soirées dans les boîtes de nuit quelques années plus tôt. La rue était connue pour ses boutiques de mariées. 

Comme toujours j’étais ponctuelle et je m’étonnais de la voir déjà agiter les bras en ma direction. Une première pour cette retardataire invétérée. J’accélérais le pas pour la saluer avant qu’elle ne heurte quelqu’un par ses gestes démesurés. Arrivée à sa hauteur, elle me chambra, clamant qu’elle m’attendait depuis plus d’un quart d’heure. Surprise, je lui demandais si nous nous n’étions pas compris sur l’heure où nous étions supposées nous retrouver. Elle répondit qu’elle était bien trop excitée et était donc arrivée en avance, avant de me brandir un papier un peu jauni et froissé sous le nez. Son enthousiasme faillit presque me faire oublier que Keiji me suivait à la trace tandis que j’avais perdu le fil de notre discussion. 

― Tu te rappelles ça ? insista-t-elle en me tirant de mes pensées. 

― Oui, on avait fait l’école buissonnière.

― Tu n’arrivais pas à te concentrer alors que j’essayais de t’aider pour tes cours de coréen. Tu étais en train de gribouiller sur ton cahier et j’ai été surprise de découvrir ton talent caché.   

― Tu as gardé cette vieillerie ? 

― Tu plaisantes ? Je suis tombée amoureuse de cette robe que tu avais dessinée. 

― Je me rappelle que tu avais arraché la page de mon cahier alors même que derrière se trouvaient des notes que j’avais prises, regarde !

― Tu as toujours été passionnée par la mode, je m’étonne que tu aies privilégié des études de commerce. 

― Soo Hae, c’est à moi de me flatter d’avoir une amie comme toi aux goûts très sûrs. 

Imbues de nous-mêmes, nos visages se fendirent d’un sourire.   

― Aujourd’hui il est temps de mettre à profit ton sens de l’esthétique. J’aimerais faire créer la robe que tu as crayonnée et il me faut ton avis pour les matières et la couleur. Tu veux bien ? 

― Je suis étonnée de la valeur que tu portes à mon gribouillis, mais je serais honorée que tu portes ce que j’ai imaginé. 

― J’ai pensé qu’en essayant certains modèles au préalable, on réussirait à savoir quels tissus utiliser. Alors partante ? 

― La journée promet d’être longue. 

― Ne t’en fais pas. Je n’ai pas l’intention de priver ton petit ange de sa maman. Et puis je crois que mon soldat n’apprécierait pas d’être délaissé. 

― Tu n’as jamais éprouvé de difficulté à vivre avec un homme qui soit soldat ? Je veux dire… 

Décidément, ces temps-ci, les mots franchissaient mes lèvres de façon déconcertante. 

― Tu veux dire comment je peux vivre avec un homme qui peut disparaître à tout moment, ne plus jamais rentrer d’une mission et ôter des vies ? 

Elle arquait un sourcil en glissant son bras sous le mien. 

― Je suis désolée si ça te semble déplacé. Ne te sens pas obligée de répondre. C’était stupide de ma part. 

― Jeanne, doucement. Ta réflexion est légitime et je vais te donner mon opinion. Si lors de son service, il est amené à tuer quelqu’un, je sais que c’est pour la bonne cause. On n’abat pas une personne par plaisir dans son métier, mais pour maintenir l’ordre lorsque la paix est menacée. Si on fait appel à Nate, c’est parce qu’on a besoin de gens comme lui pour assurer la sécurité des autres citoyens comme nous. Et s’il ne rentre pas, je serais anéantie, mais aussi soulagée de savoir qu’il a sauvé des vies en échange de la sienne. Nate est ce qu’il est. Sa personne ne se résume pas au fait qu’il soit militaire. Je l’aime inconditionnellement. C’est l’Homme de ma Vie. 

― Oh c’est beau l’amour ! la taquinais-je. 

― N’en rajoute pas… roula-t-elle les yeux. 

― Je suis navrée. Lorsque vous vous êtes rencontrés, nous n’étions que des étudiants et je n’avais pas saisi ce que pouvait impliquer son choix de carrière.

― Tu n’as pas à l’être. J’ai le sentiment que ta question n’était pas anodine. Toi aussi le moment venu, tu m’en parleras. Et puis les uniformes c’est craquant. Mais trêve de jacasseries, nous avons du pain sur la planche. Tu as un rôle à tenir ma vieille !

― Vieille moi ? Depuis quand ? dis-je en rigolant.

― Tu n’as pas vu cette ride qui plisse juste là ? asséna-t-elle en pointant du bout de son index la commissure de mes lèvres lorsque je souriais. 

― Et toi ? répliquais-je en désignant le coin de son œil. 

― C’est le résultat du bonheur. Je rigole tout le temps. Tu devrais essayer ! me tira-t-elle la langue. 

Nous pouffâmes de bon cœur. 

Nous nous étions arrêtées devant l’une des boutiques à la devanture dorée. Le magasin était sobre et les vitrines parées de leurs robes de princesses.

― Après toi, lui indiquais-je en lui ouvrant la porte avec une révérence.

― Merci, me gratifia-t-elle avec un sourire béant. 

― Pourquoi cette enseigne parmi les autres ? 

― Rappelle-toi que je ne cherche pas mon style. D’ailleurs, ces robes bouffantes ne me mettraient pas à mon avantage. Je veux juste trouver les tissus et une couturière prête à me tailler ma robe pour un budget raisonnable. Et j’ai entendu dire que ce magasin revendait des pièces de haute couture déjà portées. 

― Un magasin de seconde main pour te faire une idée… remarquais-je dubitative. 

Après avoir échangé avec la vendeuse qui lui proposa quelques modèles, nous nous dirigeâmes vers la cabine d’essayage. Soo Hae se mit à virevolter en faisant un défilé dans les robes sélectionnées, tandis qu’assise sur le sofa rose poudré, je la regardais admirative. 

― Alors quels tissus te semblent attrayants ? 

― J’ai beaucoup aimé celui qu’utilise cette créatrice américaine au drôle de nom et dont les créations sont aussi éclectiques qu’uniques. Qu’en penses-tu ?

Les nuances de pastel cendré des voiles superposées conféraient au brocart le sentiment qu’une danseuse étoile était née. Accentuée par les pierres qui ornaient les bretelles et dévoilaient le dos nu élégant de mon amie. Soo Hae étincelait de joie. On aurait presque eu l’impression que sa fragilité exposée serait un atout qui lui permettrait de s’envoler. 

― Je suis d’accord. Cette créatrice utilise des étoffes légères qui donnent une note poétique. Je pense réellement que tu seras une très belle mariée si on t’associe cet univers. Souhaites-tu respecter les codes traditionnels pour ton mariage ? Par exemple, avoir quelque chose d’ancien, de prêté, de bleu ? 

― C’est un concept très occidental, j’y réfléchirais. Je veux que ma robe soit la pièce centrale qui déterminera mon thème. Même si j’ai déjà quelques idées. 

La vendeuse était réapparue avec une robe de mariée exquise. Mais au lieu de la tendre à Soo Hae, c’est vers moi qu’elle se dirigea. 

― Mademoiselle, pourquoi n’essaieriez-vous pas ce modèle ? 

― C’est mon amie qui a le privilège de toutes les essayer aujourd’hui. C’est elle qui se marie. 

― Pardonnez mon indiscrétion, mais j’insiste. C’est une pièce de haute couture de cette talentueuse créatrice à l’inspiration classique et contemporaine, qui crée elle-même manuellement avec de la broderie française.

― C’est vrai que c’est une pièce magnifique, imprégnée de féérie et de délicatesse. 

Tu devrais l’essayer. Ne te fais pas prier, appuya Soo Hae, curieuse en me coulant un clin d’œil. 


Je me levais en direction de la cabine pour enfiler la robe, me demandant pourquoi cette robe ne faisait pas partie de la sélection de la vendeuse à Soo Hae, un peu plus tôt. 

Avant de sortir m’exposer aux regards de Soo Hae et de la vendeuse, je me contemplais dans le miroir, choquée par les émotions que porter cette robe venait d’éveiller en moi, entre pincement au cœur et émerveillement. Le reflet que je me renvoyais était celui d’une muse. La base de la robe qui épousait les courbes de mes épaules à mes cuisses avant de filer en cascade, était surmontée d’une broderie blanche, fluide orné de fleurs apportant une touche romantique. Elle donnait l’impression que ma peau était nue en dessous et que je me muais en nymphe. 

Je revoyais ma copie, cette boutique de seconde main recelait de véritables trésors. Les robes qu’avaient essayées Soo Hae et celle que je portais étaient enchanteresses.  

Lorsqu’enfin je tirais prudemment le rideau, Soo Hae semblait ébahie et la vendeuse satisfaite. J’avançais timide et en relevant la tête ; j’aperçus Keiji derrière la vitrine. Le schéma se dressa rapidement dans ma tête, c’était une machination. Il était clair que la vendeuse ne m’avait proposée cette robe qu’à la demande de Keiji. Lui seul aurait su trouver avec autant de justesse un vêtement aussi divin. Triste écho de la traque qui nous imageait tant à l’instar de la nymphe fuyant son admirateur dans la mythologie grecque. Je me demandais comment j’avais pu oublier sa présence après deux heures passées dans ce magasin. 

Nous nous fixâmes, séparés par la glace un bon moment avant qu’il ne tourne les talons tandis que Soo Hae claquait des doigts pour me ramener à la réalité. Sans qu’elle ne puisse comprendre, je me précipitais hors du magasin à la poursuite de Keiji. Je le rattrapais par le bras, mordue par la fraîcheur extérieure. 

― Pourquoi ? le questionnais-je sous les yeux ahuris des passants. 

Il était déjà en train de retirer sa veste pour me la passer sur les épaules. 

― Ton amie t’attend, m’indiqua-t-il en regardant par-delà mon épaule en direction du magasin que je venais de quitter comme une voleuse. 

― Jeanne ? m’interpelait au loin Soo Hae. 

― Nous en reparlerons plus tard. Va la rejoindre. 

Je le retenais fermement et le tirais vers la boutique. Son acte avait été réfléchi. Il ne se défilerait pas. Ce serait trop facile de le laisser s’éclipser comme si rien n’était arrivé.

― Soo Hae, je te présente Keiji. Le père de Caleb, annonçais-je sans cérémonie.


Elle mit du temps à se ressaisir et à lui tendre sa main pour le saluer. La vendeuse n’était pas non plus insensible. Il était ce genre d’homme qui vous laissait sans voix à la fois effrayant, charmeur et charismatique. Ma sœur et ma mère m’avaient une fois confié après l’avoir rencontré, qu’il était bel homme et qu’il émanait de lui une domination sauvage, bien que maîtrisée.  

― Bonjour. Je ne savais pas que vous aviez prévu de nous rejoindre Jeanne et moi. 

― Ce n’était pas le cas, rassurais-je mon amie. 

― Je suis de passage à Séoul et j’ai voulu faire une surprise à Jeanne, couvrit Keiji. 

― Jeanne, nous pouvons reporter notre séance shopping. D’ailleurs, nous avons terminé les essayages. 

― Mais il nous reste encore les détails à aborder pour le croquis, dis-je en essayant de lui communiquer un appel au secours avec mon regard insistant. 

― Oui c’est vrai. L’histoire de quelques minutes peut-être ? dit-elle à l’attention de Keiji pour me sortir brièvement de cette impasse. 

― Je comprends. Je vous attendrai si vous me le permettez. 

― Soo Hae, nous devons aussi voir d’autres détails… insistais-je en lui donnant un léger coup de coude.

― Non, nous pourrons voir ça ultérieurement. Cette première séance m’a épuisée. C’est convenu alors ? Vous nous attendrez ? 

― Évidemment. 

Je souriais en guise de réponse avant de traiter Soo Hae de traîtresse tandis que nous retournions à la boutique. 

― Jeanne, je ne sais pas ce qui se passe, mais ça me semble croustillant. Je ne t’aiderai pas à te défiler face à un si bel homme. Je comprends mieux pourquoi je suis raide dingue de Caleb et pourquoi tu nous as caché ce magnifique spécimen. Peur de la concurrence ? me charia-t-elle. 

Comme toujours, son sens de l’humour affûté prévalait et nous rentrâmes dans la boutique en riant aux éclats pour parler chiffons. La vendeuse contacta la chef d’atelier lorsque nous lui avions montré le croquis. Avec la couturière, nous avions défini que la robe bustier en gaze ou en organdi, devait épouser les courbes de Soo Hae jusqu’à la ceinture, avant de tomber au sol avec une coupe plus fluide qui prolongerait comme un voile. Ce dernier item devait être la pièce maîtresse de la robe, en dentelle de calais ou en brocart à la façon d’un 

obi japonais, mais avec un nœud plus imposant à l’arrière ou un plus petit en soie devant, là où le bustier se croisait comme un cache-cœur en écho au hanbok. Le fond de la robe serait d’un pastel cendré ou champagne. Il fallait à Soo Hae, un vêtement simple et chic avec une connotation asiatique. 

Pour le reste, Soo Hae m’assura pouvoir se débrouiller seule et à nouveau nous prenions note de notre prochaine rencontre dans nos agendas respectifs. Elle semblait alerte et ne manquerait pas de me questionner à ce moment-là. 


***


Hésitante, je quittais le magasin. Si je ne m’étais pas précipitée dehors plus tôt, Keiji n’aurait pas obtenu ce qu’il souhaitait. 

― Ta manœuvre a fonctionné à la perfection, lui dis-je en arrivant à sa hauteur. 

― Je préférais la vision de tout à l’heure. Tu étais divine dans cette robe, éluda-t-il. 


Je m’éloignais, furieuse de toujours tourner en rond avec lui. 

― Attends Jeanne ! m’interpela-t-il en me rattrapant par le bras. 

― Qu’est-ce que tu veux à la fin ? 

― Toi.  


― J’étais tout entière à toi. Avant la naissance de Caleb. À Macao. Et rien !

― Laisse-moi une chance. 

― Ne la gâche pas, c’est ta dernière chance de t’expliquer. 

― Pas ici, au milieu de la rue. 

― Où alors ? 

― Chez toi. J’ai besoin de voir notre fils. 

― Hors de question. 

― S’il te plaît, Jeanne. 

― Sinon tu oserais me menacer de m’enlever Caleb ? 

― Jamais une idée pareille ne me viendrait à l’esprit. 

― Alors pourquoi insister à parasiter mon intimité ?

― C’est comme ça que tu me vois aujourd’hui ?

― Tu as passé ces derniers jours à me suivre. C’est d’ailleurs le cas depuis que l’on se connaît et aujourd’hui plus particulièrement, je le vis mal.

― Après tout ce qui s’est passé, je te comprends Jeanne. Crois-moi. Et je sais que quoi que je dise ou que je fasse, rien ne pourra me racheter. Pourtant Caleb et toi êtes tout pour moi. 

― Tu t’attendais à quoi ? fulminais-je. 



Les gens autour de nous commençaient à nous regarder. Agacée, j’accélérais le pas, avant qu’il ne me devance et ne me serre très fort dans ses bras. Je luttais pour que les digues ne cèdent pas à nouveau. 

― D’accord, allons chez moi, finis-je par concéder. 


Keiji serait toujours victorieux de ces batailles et je me demandais si c’était cela l’amour ? De toujours pardonner. Souvent j’entendais mes parents dire que leur couple avait survécu parce qu’au lieu d’abandonner, ils réparaient. Incrédule, je marchais dans leurs traces, car malgré moi, je laissais toujours à Keiji l’opportunité de se racheter même si nos prises de bec devenaient de plus en plus rudes. 



- Fin du chapitre - 


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Embrasser nos Différences
Chapitre 17

Rien n’avait été laissé au hasard durant ces mois de préparation et la météo avait joué le jeu en offrant une journée aux températures clémentes et au soleil généreux. Profitant du cadre automnal, la cérémonie avait un charme dans ce lieu considéré comme un berceau de l’érudition coréenne, avec le feuillage des arbres imposants, tantôt d’un jaune flambant tantôt rougeoyant au milieu d’un camaïeu de marron et de vert. 

Soo Hae et Nate avaient choisi d’échanger leurs vœux, au milieu des vieux bâtiments de l’université de Sungkyunkwan. Lovée contre son époux, elle était au comble du bonheur. 

Je lui avais fait promettre de ne pas gâcher son maquillage. Cependant, ses yeux pétillants menaçaient l’œuvre de plus d’une heure de travail. Je lui rappelais avec calme cette barrière que les femmes utilisaient pour ne pas céder aux émotions.

Elle était parfaite dans sa robe et j’étais profondément touchée qu’elle porte ce modèle que j’avais dessiné. Un symbole qui graverait notre amitié dans le marbre. Soo Hae avait opté pour des robes prune pour  

ses demoiselles d’honneur, flattant ainsi le teint laiteux de chacune de nous. 

Le drapé léger de la mousseline visait davantage une portée esthétique que pratique dans la fraîcheur automnale. Ce qui valait à l’homme qui m’accompagnait de me glisser une veste sur les épaules lorsqu’avec les autres demoiselles d’honneur, nous ne nous prêtions pas au jeu du photographe pour accompagner les mariés. Adossé à l’une des portes sous les moulures colorées des maisonnettes traditionnelles, il semblait se moquer des positions qu’on nous obligeait à adopter pour les photographies, les yeux rieurs. À d’autres reprises, il épiait chacun de mes gestes, glissant sur mes courbes un regard prometteur.

La séance à l’extérieur terminée, les convives se dirigèrent vers le hall de réception pour le buffet essentiellement composé de petits canapés occidentaux moins colorés, mais succulents. La pièce était remplie de voiles suspendus. Associés aux guirlandes lumineuses ainsi qu’à la profusion de fleurs dans de grands vases, cette décoration donnait un air enchanteur à la réception. On se serait cru partout sauf en Asie dans ce décor policé comme on le voyait souvent dans les magazines. Mais ce fut aussi grâce à lui que la mariée pouvait rayonner, car à l’inverse, il émanait d’elle quelque chose de bucolique.

Nous avions concocté, avec la mère de Soo Hae ainsi que quelques proches, un petit montage vidéo des temps forts de sa vie que nous devions diffuser en arrière-plan au moment de porter un toast.

Sur l’estrade, vient alors mon tour tandis que chacun défilait en souhaitant le meilleur aux mariés.

« Bonsoir à toutes et à tous, 

lorsque j’ai rencontré Soo Hae durant les cours d’été à l’université tout en découvrant ce pays pour la première fois, j’étais loin de me douter quelle magnifique surprise me réservait la vie. 

On m’a fait don d’une amitié précieuse comme on n’en rencontre qu’une dans sa vie et pour laquelle on souhaite, une fois réincarnée dans nos vies suivantes, qu’elle soit renouvelée. C’est ce que Soo Hae représente pour moi. 

Sous ses airs sexy — et je comprends pourquoi Nate n’a pas pu résister — il y a une jeune femme pleine de compassion et pour qui l’autre est unique. Elle a toujours eu cette soif de se frotter à d’autres cultures et c’est ce qui l’a conduite dans les bras de son époux à qui je n’hésiterais pas à tordre le cou s’il ne se montrait pas correct avec elle — évidemment cela n’arrivera pas, car nous savons tous que je l’effraie (rire). 

Soo Hae, je n’oublierai jamais les aventures que nous avons vécues ensemble et désormais avec Nate, je vous souhaite d’en vivre d’autres, toutes aussi trépidantes sans ne jamais perdre de votre mordant pour continuer à croquer la vie à pleine dent. 

De plus Caleb a hâte d’avoir une petite-amie, alors dépêchez-vous et mettez-vous au travail. Je ne veux plus être la seule à me trimbaler mon bambin lorsque nous faisons nos commères au café ! (Soo Hae m’avait confié qu’elle et Nate nourrissaient le même objectif de devenir parents dès que possible, conscients que la vie pouvait être courte)

Tous mes vœux de bonheur à tous les deux. » 

J’avais conclu ce discours en me dirigeant vers eux pour un autre cadeau que j’avais gardé pour leur remettre directement, deux billets d’avion pour une destination paradisiaque. En ouvrant l’enveloppe, Soo Hae se jeta à mon cou et Nate nous prit toutes les deux dans ses bras.  

― Merci, Jeanne. Nous n’aurions pas pu imaginer meilleur endroit pour une lune de miel, s’extasia Soo Hae. 

― Je me suis dit qu’après votre weekend à Jeju-Island, jouer les prolongations à l’autre bout du monde serait un petit plus. 

― Tu n’aurais pas dû, précisa Nate. 

― Bien sûr que si, c’est une piètre façon de vous montrer ma reconnaissance pour nous avoir sortis d’un mauvais pas. Si Soo Hae n’avait pas était aussi réactive et sans ton intervention Nate, j’ignore ce que… ma voix mourut sous le poids de l’émotion.  


***

Keiji, Caleb et Antoine nous rejoignirent. Mon frère adoptif qui étudiait désormais à Séoul avait été convié au mariage lui aussi. Soo Hae profita de l’occasion pour enlever mon jeune frère. Au milieu de la foule, ils se dirigèrent vers une jeune coréenne qui paraissait à peine plus jeune que lui et dont les cheveux noirs de jais tombaient sur son dos nu. Elle était vêtue dans un camaïeu de rose et prune allant du plus pâle au plus vif et lorsque les présentations semblèrent faites, son regard coula sur mon frère qui n’avait rien à envier, élégant dans son costume avec son nœud papillon prune. 

J’imaginais déjà les mécanismes qui s’étaient mis en place dans la tête de Soo Hae, convaincue qu’elle souhaitait les rapprocher. Elle m’avait reproché de trop couvrir mon frère en étant stricte avec lui. Elle avait incité Nate à prendre ce dernier sous son aile lors des soirées entre hommes qu’ils organisaient avec Keiji, une fois par mois.  

Nate avait suivi la scène tout comme moi et souriait. 

― Tu ne pourras pas lui reprocher de ne pas t’avoir prévenue qu’elle mettrait tout en œuvre pour que vos familles soient liées. 

― Je pensais qu’elle parlait de Caleb. Nate, qu’est-ce que tu sais que j’ignore ? 

― Je préfère vous laisser régler ce point entre filles, lors de vos bavardages. 

Il s’éclipsa pour rejoindre son épouse sans avoir omis de donner une bourrade à Keiji avant. 

― Tu sais ce qui se trame toi ? Antoine a-t-il dit qu’il était en quête d’une petite amie ? 

― Ne t’en prends pas à moi. Je ne sais rien et ton petit frère est déjà un homme maintenant, se défendit Keiji, tout sourire. 

― C’est grotesque ! Il n’est encore qu’un gamin qui devrait se concentrer sur ses études au lieu de faire la cour à une jeune fille.

― Cesse donc de le couver, ton rôle de maman s’arrête à Caleb.  

Je souriais à cette pique, me souvenant que comme mon frère à son âge, faire la fête et être courtisée avaient été dans l’air du temps. Pourtant, Antoine et moi étions devenus proches depuis son arrivée en Corée du Sud et je me flattais de pouvoir rattraper le temps perdu avec ce sentiment d’ainsi jouer réellement mon rôle de sœur aînée ; par ailleurs je l’avais promis à ma mère. Ils avaient tous sans doute raison, je devrais donner du lest à mon frère adoptif. 

Pour me distraire, Keiji avait réussi sans aucune difficulté à m’emmener sur la piste de danse où nous avions rejoint les mariés après leur première danse pour laquelle ils avaient préparé une chorégraphie émouvante, digne d’un conte de fées.  

― J’ai beaucoup de chance. 

― Pourquoi cela ? 

― Parce que j’ai dans mes bras une jeune femme accomplie que j’ai profondément envie de chérir jusqu’à la fin de mes jours. Il s’était arrêté de danser sur cette confession, me fixant droit dans les yeux. 

― C’est une demande en mariage ?

― Je t’ai demandé tant de fois déjà de m’épouser et j’ai essuyé un refus à chacune d’elles. 

― Tu renonces à essayer de nouveau ? 

― Non. 

― Mais alors quoi ?

― Je te faisais juste part de mon rêve d’espérer finir mes jours à tes côtés. 

― Je ne te connaissais pas cet aspect fleur bleue. 

― Je préfère le terme « romantique » … 

― C’est vrai que ça n’enlève rien à ta virilité. 

― Jeanne, je ne renoncerai jamais. Je saurais te convaincre de devenir ma femme, non pas seulement parce que tu es la mère de mon fils, mais surtout parce que je t’aime et que je n’imagine plus être séparé de toi, ni aujourd’hui ni jamais. Nous avons traversé tant d’épreuves. Je sais qu’au fond de toi, le mariage revêt un caractère sacré et je le respecte. C’est par ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je veux officialiser notre relation pour nos proches, pour nous, pour toi et les convictions religieuses qui t’animent. 

― Je ne sais pas quoi dire… 

― Ne dis rien pour le moment, conclut-il tandis que je me collais davantage à lui, plaquant ma poitrine contre son torse, les mains posées sur ses épaules solides pour reprendre le rythme lent de la musique. 


Les deux années qui venaient de s’écouler avaient été éprouvantes, mais avec Keiji et Caleb nous avions enfin trouvé la paix. 

Keiji avait cessé ses activités corrompues lorsque nous avions failli mourir quelques mois plus tôt. Il avait légué à Sheng ce qui restait de la triade ; ce dont le jeune homme semblait curieusement peiné. J’avais été témoin de plusieurs de leurs échanges, et si leur cercle mafieux ne pouvait être dissolu, il fallait au moins assainir au mieux leurs champs. Ce qui s’avérait complexe étant donné le chantier, après avoir perdu la plupart de ses membres sous la tentative de coup d’État d’Aki.  

Grâce à Nate, Keiji pouvait désormais se racheter une vie. Il entretenait toujours des liens avec les activités souterraines et s’était vu offrir l’opportunité de travailler avec les forces spéciales comme simple consultant, pour les aider à démanteler les réseaux les plus actifs et violents de la mafia. Sa proximité et ses connaissances étaient recherchées pour ce qu’elles valaient. Cette position avait été négociée et le contenu m’échappait bien que je le soupçonnais d’avoir maintenu la triade de Hong Kong à flot pour servir de couverture à travers Sheng. 

Je m’imaginais volontiers que Keiji avait opéré ses choix de mener une vie plus honnête pour me satisfaire et me prouver que même si nos vies ne seraient jamais ordinaires, il s’était sérieusement engagé à changer du tout au tout. 

― Tes yeux pétillent de larmes, ça va ? s’inquiéta Keiji.

― Oui. Tout va parfaitement bien, le rassurais-je en enfonçant ma tête dans le creux de son cou. 

― Je t’ai connu plus loquace. 

― Laisse-moi du temps, je finirai par t’en parler… 


Il n’insista pas. 

J’étais bouleversée de me sentir heureuse, le cœur léger. Évidemment je savais que notre nouvelle vie ne tenait qu’à un fil elle aussi. Pourtant, j’étais confiante, car nous étions enfin réunis du même côté. Le bonheur d’être des parents animés par le trésor qu’est l’amour pour traverser l’existence avec fierté au grand jour était un sentiment nouveau et grisant. Mon cœur voulait crier « oui » à la question muette que Keiji prononcerait tout haut un jour, c’était une promesse que j’avais lu dans son regard bienveillant. Il ne serait plus jamais de passage et bousculerait sans doute la routine avec splendeur pour de meilleurs lendemains, tout en profitant du présent. Je l’aimais ainsi. 


***

La danse terminée, Keiji se proposa d’aller me chercher une coupe de champagne. Soo Hae faisait le tour de ses invités et Antoine semblait draguer la fille que lui avait présentée mon amie. Le tableau ne pouvait inspirer davantage espoir jusque l’ombre qui se profilait avec Nate qui avait rejoint Keiji près du buffet. Ils discutaient avec deux hommes dont les mines sérieuses et bourrues détonnaient. L’inquiétude comprima ma poitrine dans un étau lorsque Keiji acquiesça. J’imaginais sans difficulté la teneur de leur échange, leurs visages graves. 

Soo Hae, comme moi, suivait la scène avec attention et vint me rejoindre. 

― Je devrais te parler de ton frère pour ne pas penser à ce que ces quatre-là manigancent, me dit Soo Hae avec une once d’insécurité dans la voix. 

― Tu devrais en effet, mais nous savons toutes les deux que nos hommes nous préoccupent. 

― Je dois t’avouer que j’ai peur. J’attends beaucoup de notre lune de miel.


Je pris mon amie par le bras. Nous nous accrochions l’une et l’autre et nous nous comprenions. Soo Hae misait sur leur escapade pour tomber enceinte. Elle s’était confiée à moi lorsqu’elle attendait patiemment avant le mariage dans la petite salle qui était réservée aux futures mariées. Je me tenais près d’elle pour l’aider à faire quelques retouches, toutes les demoiselles d’honneur, sa belle-mère et sa mère, affairées elles aussi. 

― Tu m’as dit un jour que tu acceptais la vie de Nate malgré les risques. 

― Il n’empêche qu’à chaque fois je me sens désemparée me demandant s’il rentrera de sa mission. 

― Il n’y est pas encore et vous avez plus d’une quinzaine de jours pour profiter d’un petit coin de paradis rien que vous. 

― Je suis désolée que Nate ait entraîné Keiji dans son sillage… Je savais que tu ne voulais plus qu’il ne… 

― C’est sa façon de se racheter. Je suis reconnaissante à Nate de l’avoir pris dans ses rangs. Ils peuvent ainsi veiller l’un sur l’autre et revenir en vie de leurs missions, la coupais-je. 

― Merci. 

― Tu es une magnifique mariée alors arbore ton plus beau sourire et ne t’apitoie pas sur ce qui n’est pas encore commencé. Il n’est pas encore parti en mission. 

― Tu as raison. Alors tu veux savoir qui est cette poupée à qui j’ai présenté ton frère. 

― Bien sûr que oui. 

― Je t’arrête tout de suite. Ne joue pas la maman poule avec lui. 

― Tu m’offenses, dis-je en prenant un air faussement outré, ce qui lui arracha un sourire. 

― Elle s’appelle Haley.

― Elle ne m’a pas l’air très occidentale. 

― Ses parents sont là-bas avec les parents de Nate. Elle est américano-coréenne. 

― J’ignorais que Nate avait une cousine métisse. 

― Je trouve que ton frère étant métissé lui aussi, ils formeraient avec elle un joli couple. 

― Tu n’es qu’une « sale » entremetteuse, lui dis-je avec affection. 

― L’oncle de Nate comme tous les membres masculins de leur famille font partie d’une lignée d’hommes valeureux qui ont servi ou continuent de servir leur pays. Il est spécialisé dans la surveillance. 


Voyant qu’il regardait lui aussi Nate et Keiji, je présumais qu’il avait déjà fait connaissance avec l’homme que j’aimais. Un autre monde s’ouvrait à moi, méconnu et inexorablement troublant. Je me méfiais de ces secrets, me contentant pour l’instant de savoir que Keiji n’était qu’un consultant, car pour l’heure, il n’avait pas été encore appelé à disparaître. 

― Pourquoi je ne suis surprise qu’à moitié ? remarquais-je à voix haute, nos regards ayant convergé vers Keiji et Nate. 

― Que veux-tu dire ? 

― Lorsque tu observes bien, les hommes de cette trempe ont tous la même allure.    

― Ils sont effectivement dangereusement séduisants. 

― Sans doute leur impassible aura ?

― Associée à leur imposante posture, tu devines difficilement ce qu’ils ont vécu et comment ils perçoivent le monde. 

― Un monde dans lequel nous vivons nous aussi, mais qui nous échappe. 

― Pas totalement. Tu as eu un aperçu… Désolée, je ne voulais pas ressasser les mauvais souvenirs. 

― Soo Hae, inutile de t’excuser. 

― Keiji ne sait pas la chance qu’il a de t’avoir. 


Je la bousculais gentiment de mon épaule et nous rions, complices comme toujours. 

― Dis-m’en plus sur cette cousine, demandais-je à Soo Hae pour donner le change. 


Elle acquiesça, reconnaissante de ramener la discussion sur un terrain plus joyeux. Je voyais bien qu’elle prenait du plaisir à vouloir contaminer tous ceux qui n’avaient pas encore trouvé une âme sœur. 

― Tout Cupidon, qui se respecte, sait que lorsqu’on a un créatif dans un couple, il faut une paire plus cérébrale à lui associer. Haley est étudiante en médecine. Elle projette de réaliser une mission humanitaire en Afrique du Sud prochainement et comme je sais que ton frère projette de s’y rendre… 

Comme je la regardais méduser, elle comprit que j’ignorais tout des projets d’Antoine. 

― Que t’a-t-il dit ? 


Je n’étais pas dupe. Je savais que mon frère adoptif allait tenter de retrouver ses origines et je m’interrogeais sur les raisons qui l’avaient poussé à se confier à Soo Hae. 

― Oups ! Quelle gaffeuse ! C’est Nate qui me l’a appris. J’ignorais que tu n’étais pas au courant. 

― Il veut retrouver ses géniteurs. 

― Ne le prends pas mal et surtout agis comme si tu ne le savais pas. 

― C’est un sujet délicat et ma famille mérite de le savoir. 

― Laisse à Antoine l’occasion de leur apprendre lui-même. 

Je me doutais qu’en grandissant, il voudrait savoir. Il a pris plus de temps que prévu. Loin de mes parents, il perdait ses inhibitions et ils n’ont jamais parlé des éventuelles recherches de mon frère sur le sujet alors peut-être que ce n’est pas un fait inattendu. C’était à mon frère de tracer sa voie, peu importe les détours que cela impliquait. Un jour, il raconterait lui aussi sa propre histoire. 

Constatant que j’étais pensive, mon amie me ramena à l’instant présent en me faisant remarquer combien Antoine et Hayley semblaient sous le charme de l’un et l’autre. 


C’était si mignon. Les mariages avaient cet effet de réunir les cœurs. 


Soo Hae avait raison. La cousine de Nate déployait les gestes de séduction propres à la gent féminine, dégageant ses cheveux de ses épaules, mordillant sa lèvre inférieure et clignant lentement des yeux. Mon frère n’était pas face à cette belle jeune femme. Il souriait en faisant des plans dans le vide avec ses mains pour expliquer à une enfant qui s’émerveillait en réponse. La scène était charmante et leurs mimiques étaient comiques. Ce qui nous valut de rire à plusieurs reprises Soo Hae et moi tandis que nous commentions comme des présentatrices sportives. 

Keiji et Nate nous rejoignirent et les paris étaient lancés sur combien de temps il faudrait à Antoine et Hayley pour s’échanger leurs numéros de portable. Keiji remporta en précisant que la cousine de Nate retiendrait mon frère qui n’oserait pas faire le premier pas. J’ignorais que mon homme avait des dons de clairvoyance, mais la suite se déroula comme il l’avait prédit. Antoine avait tourné les talons après avoir salué sa nouvelle rencontre. Il prit un air penaud lorsqu’en s’éloignant, elle l’avait rattrapé, téléphone en main. Il se passa une main gênée dans les cheveux et sortit son portable de sa veste de smoking. Lorsque l’affaire fut terminée, elle se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre la montagne qu’était devenu mon frère et lui déposa un baiser sur la joue, ce qui valut à Nate de siffler. Soo Hae riait aux éclats et applaudissait la jeune fille d’être une personne entreprenante. Antoine se toucha la joue comme pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé ou pour s’approprier la sensation laissée, la rendre palpable. Dans la lune il bouscula par inadvertance un couple qui discutait et une vieille dame dont l’olive qu’elle était en train de porter à sa bouche retomba dans son petit plat qu’elle tenait de l’autre main. Keiji riait lui aussi, insouciant, et de bonne grâce je me joignis à lui. 


***

Thomas avait choisi de nous surprendre à ce moment-là. Il nous prit tour à tour Soo Hae et moi dans ses bras, attisant la jalousie de nos compagnons respectifs avec ses mains placées un peu trop bas, au niveau de nos tailles. 

Nate n’avait jamais réellement montré de signaux possessifs, mais il se racla tout de même la gorge pour désigner son mécontentement. Thomas s’empressa de retirer sa main de Soo Hae qui regardait son époux, les yeux écarquillés. Thomas tapa sagement dans le dos de Nate avant de glisser son bras sur les épaules de ce dernier et m’attirer un peu plus près à lui.

― Il me reste au moins Jeanne, dit-il en appuyant un regard amusé à Keiji.

― Je vois que je suis un choix de seconde zone pour toi, le taquinais-je pleinement consciente que Keiji n’appréciait pas l’humour du nouvel arrivé.

― Comment oses-tu être en retard le jour de mon mariage ? le gronda Soo Hae pour faire diversion en lui assénant une claque bien trop douce sur le torse. 

Il relâcha son étreinte et tendit la main à Keiji pour le saluer. 

― Je suis Thomas, enchanté Keiji. J’ai beaucoup entendu parler de vous. 

― Vraiment ? questionna ce dernier en me jetant un regard perplexe.

― Thomas était au courant pour Jeanne et Keiji bien avant qu’elle n’ose m’en parler et j’ai été peinée de l’apprendre tardivement, précisa Soo Hae à l’attention de Nate.


L’animosité entre les deux hommes ne semblait pas diminuer tant que la main de Thomas resterait posée sur ma taille. Keiji la fixait de son regard assassin.


Je guettais avec amusement leur réaction avant de me dégager de l’emprise affectueuse de mon ami et de déclarer que nous avions regretté son absence physique à l’enterrement de vie de jeune fille. Une occasion en or qu’il avait raté de se faire dorloter. Nous avions cependant tenu à ce qu’il soit présent à distance et mis la webcam. Thomas n’avait pas pu revenir à Séoul une seule fois malgré tous nos plans. Il était retenu par un nouvel emploi très preneur qui lui faisait faire le tour du monde. 

― Vous m’avez manqué, dit-il sincèrement en posant un bisou sur nos fronts à toutes les deux.

― Tu nous as manqués aussi, avions-nous déclaré en chœur avec Soo Hae. 

― Soo Hae tu es époustouflante. Cette robe te va à ravir. Nate, tu devrais avoir peur qu’on te la prenne. 

― Non, pas le moins du monde. Il n’est pas encore né, celui qui me l’enlèvera. Elle vient de signer pour la vie. 

― Oh mon cœur, je t’aime, roucoula Soo Hae à Nate. 

Leur bonheur faisait plaisir à voir. 

― Qui est ce jeune homme ? désigna Thomas à l’attention d’Antoine.

― Thomas, je te présente mon petit frère Antoine. 

― Demi-frère pour être exact, souligna Antoine, marquant aussi pour la première fois ce fait. 


Cette précision de sa part me fit un pincement au cœur. La tristesse qui avait traversé mon regard n’échappa à Keiji qui m’enveloppa de son bras protecteur. 

La discussion s’orienta sur les raisons de la présence d’Antoine à Séoul. Mon frère expliqua en détail ce qu’il étudiait, ce qu’il avait pu découvrir de cette ville et ses différentes appréhensions tout en ne tarissant pas d’éloges. Je ne l’avais jamais entendu parler autant et soupçonnais les deux flûtes de champagne de lui avoir enlevé ses inhibitions. Il ne tenait donc pas l’alcool.  


Nate se mêla à la conversation incluant Keiji à leurs échanges masculins. Ils parlèrent des affaires de Thomas. Ce dernier venait récemment d’acquérir une voiture de collection. Son nouveau train de vie le lui permettait. Son grand-père lui avait transmis la passion des vieux véhicules et il avait donc tout naturellement opté pour en acquérir une avec ses premières paies. L’atmosphère entre les hommes s’était nettement améliorée. Les voitures étant pour cette gent, un langage universel dont je n’aurais jamais soupçonné le pouvoir de pacification. Thomas mentionna également l’acquisition prochaine d’une Chevrolet Corvette C1 blanche de 1953 qui lui valut un sifflement admiratif de sa petite assemblée. 

Très vite avec Soo Hae, nous nous étions senties mises à l’écart et après un bref coup d’œil à ma nouvelle montre de luxe — petit cadeau de Keiji, offert ce matin avant le début de la cérémonie de mariage de mon amie — je voulais profiter de ce moment pour lancer ma dernière surprise de la soirée avant que le couple ne quitte sa réception pour convoler en lune de miel. Un texto donna le signal et apparurent sur la petite estrade de la salle, cinq jeunes hommes au style décalé, mais terriblement sexy chacun à leur façon. Il s’agissait d’un groupe sud-coréen très en vogue et dont Soo Hae en était fan. Ayant eu mes tickets d’entrée grâce à mon réseau professionnel, j’avais voulu que sa soirée demeure exceptionnelle jusqu’au bout.  


Aux premières notes, avec toute l’agitation qu’il y eut dans la salle, leur membre le plus emblématique vint la chercher. Au comble de la stupéfaction lorsqu’il prit la main de mon amie pour l’emmener sur l’estrade où les membres s’approchèrent d’elle pour chanter tour à tour, je pris mon téléphone portable pour filmer cette scène afin de lui envoyer lorsqu’elle serait dans l’avion. 

― C’est ton œuvre ? m’interrogea Nate en s’approchant de moi. 

En guise de réponse je hochais la tête avec un sourire radieux. 

― Merci, dit-il simplement tout en étant touché par ce dernier cadeau que j’avais réservé à mon amie. 

― Tu m’épates, me souffla Thomas. 

― Et encore tu ne sais pas tout, ajoutais-je évasive.  

Il me scruta un moment et comprit qu’il n’en saurait pas davantage ce soir. Chacun de nous profitâmes du reste de la soirée alors que Nate avait rejoint Soo Hae à la fois émue et excitée.  

Elle se trémoussait au milieu des chanteurs sous les flashs des smartphones tandis que le leader du groupe donna une solide accolade à Nate qui les avait rejoints. 


***

Plus tard dans la soirée, après avoir accompagné Soo Hae et Nate à l’aéroport pour leur voyage de noces, Antoine était déjà en train de pianoter sur son portable. La jeunesse de nos jours ne perdait décidément pas leur temps. 

― Ton amitié avec Soo Hae et Thomas est assez atypique, remarqua Keiji. 

― Ils ont été mes premiers amis à l’université et la distance n’a pas été un frein. Soo Hae a été une seconde maman pour moi. Elle m’aidait à faire mes démarches alors qu’à l’époque je ne piaillais pas un mot de coréen. Une fois elle m’a même veillée alors que j’étais alitée avec quarante de fièvre. Quant à Thomas bien qu’on puisse le qualifier de « bobo parisien », il a un sens de l’humour que j’apprécie beaucoup et je n’hésiterai pas à lui demander conseil, car c’est quelqu’un d’avisé. 

― Vous avez déjà… 

―… envisagé une relation plus qu’amicale lui et moi ? continuais-je à sa place. 

― Je suis désolé, le moment est mal choisi, dit-il en regardant dans le rétroviseur, Antoine absorbé par ses messages. 

― Non. Nous ne serons jamais que des amis. Thomas est un coureur de jupons. Il a d’ailleurs des anecdotes à mourir de rire sur ses conquêtes d’un soir, répondis-je sans m’offusquer de ce qu’avait suggéré Keiji. 

― Je n’ai pas vraiment apprécié qu’il se montre aussi proche de toi, m’avoua-t-il. 

― N’y voit rien de déplacé, il est juste comme ça et reste pour moi un ami très cher tout comme l’est Soo Hae, ceux que j’ai laissés à Hong Kong ou encore Sacha. 

― Même si ce dernier ne t’a pas laissé indifférente ? 

― Il m’a simplement montré que d’autres possibilités s’offraient à moi et je lui en suis reconnaissante. Sacha aurait été un sérieux concurrent pour toi si je m’étais bornée à écouter ma raison, mais en aucun cas, je n’aurais pu éprouver pour lui de la passion. À bien réfléchir, c’est un homme solide à qui j’aurais fait énormément de peine si nous nous étions entêtés tous les deux. 

― Tu ne le regrettes pas ? 

― En tant qu’ami c’est certain que j’ai mal d’y penser. 

― Je dois m’inquiéter de tous ces hommes qui te tournent autour ?  

― J’aime que tu sois jaloux un minimum, mais je tiens à te rassurer. Tu n’as rien à craindre. Tous ces hommes n’ont pas une chose que toi tu as. 

― De quoi s’agit-il ? me questionna-t-il perplexe. 

― Je t’ai donné à toi seul mon cœur. 


Évidemment je taisais lui avoir donné à lui seul mon corps aussi, Antoine semblait ne pas avoir perdu une miette de notre échange depuis la mention de Sacha. 

Un regard de connivence avec Keiji, m’informa cependant qu’il avait compris à mon regard ce que je n’avais pas formulé tout haut. Il prit ma main et nos doigts s’entrelacèrent. 

― J’aimerais te parler de quelque chose une fois à la maison. 

― Cela ne peut pas attendre demain ? 

― Si bien sûr, répondit-il un peu contrarié. 


Je me doutais du sujet qui allait découler de cette conversation. Je n’ai pas été dupe des échanges qu’il a pu avoir tout au long de la réception tour à tour avec Nate, son oncle et d’autres personnes. Y compris une jolie brune pêchue qui ressemblait à une Espagnole. 


***

Une fois à la maison de style Hanok près d’Insa-dong, dans laquelle nous avions emménagé après ce qui s’était passé avec Aki, Antoine nous souhaita bonne nuit et alla se réfugier dans sa dépendance de l’autre côté du jardin. Mon frère vivait désormais avec nous lorsqu’il n’était pas au dortoir les weekends et pendant les vacances. 


Avec Keiji, nous nous rendîmes dans la chambre de notre petit garçon qui était rentré avec Hanna après la cérémonie du mariage. Il était encore trop jeune pour supporter un évènement aussi long et sa nourrice m’avait assuré par téléphone qu’il était tombé de sommeil à leur arrivée. Je le contemplais à la lueur de la petite lampe qui restait allumée chaque soir et ne put m’empêcher de frissonner lorsque Keiji se plaça derrière moi, repoussant mes cheveux pour déposer une perle de baisers sur ma nuque, avant de poursuivre et de m’enlacer par la taille. 

― Je pense qu’il est peut-être temps d’envisager de donner un petit frère ou une petite sœur à Caleb me chuchota-t-il, sa voix rauque de désir. 

― Je crois qu’il serait plus sage d’attendre un peu, lui répondis-je taquine. 


Il cessa sa pluie de douceur et recula légèrement, me laissant profiter de ce qu’il semblait avoir pris pour un refus, pour me retourner et emprisonner ses lèvres. Je murmurais que nous pourrions en revanche nous entraîner en attendant que le moment soit opportun pour mettre à exécution ce souhait d’agrandir la famille. J’ajoutais que c’était un doux rêve partagé, mais qui ne se réaliserait qu’une fois que nous serions officiellement mariés. Il ne broncha pas et mes soupçons reprirent le dessus avant que je me perde à nouveau dans sa chaleur. 

Keiji me traîna vers notre suite parentale pour m’honorer toute la nuit, assoiffé l’un et l’autre de ce besoin impérieux de nous lier et d’ignorer ce que nous réservait demain. Je n’étais pas dupe et nous avions appris à nous connaître depuis que nous vivions ensemble comme une vraie famille. Aussi, nous nous donnâmes sans retenue, nos sens exacerbés par la passion tout en mélangeant douceur et vigueur lors de nos ébats érotiques. 


À l’aube, lorsqu’enfin nous trouvâmes la paix, nos corps repus, mais nos cœurs toujours aussi puissamment chargés d’un amour sincère et dévoué, Keiji se montra très franc. 

― Jeanne, mon cœur. Tu dors ? 

― Non, lui répondis-je, tendrement enlacée dans ses bras contre son torse dur et rassurant. 


Alors qu’il respirait paisiblement contre mes cheveux, la chaleur de son corps irradiait à travers le mien.

― J’ai été missionné. 

― Tu peux m’en dire davantage ? 

― Non. 

― Moi qui pensais que seule la mafia avait ses codes du silence à respecter. 

― Ce n’est pas que je ne peux pas trahir ce que je suis cette fois, mais je dois respecter celui que j’essaie d’être pour toi. Je m’attèle à mener la vie honorable que tu voulais. 

― Je ne te le reproche pas. Je constate seulement que la fracture entre ces deux mondes est minime. Combien de temps penses-tu disparaître cette fois ? 

― C’est une grande première pour moi. Je l’ignore. Nate et les autres m’ont assuré que cela ne durerait pas plus d’un mois. 

― Un mois ? 

― C’est terriblement long, je sais.

― Je me plaignais de tes absences et voilà que je t’ai poussé sur une voie qui nous inflige à nouveau de nous séparer régulièrement. Quand pars-tu ? 

― Aujourd’hui. 

― C’est si précipité. 

― Je suis navré.

― Comment aurais-je de tes nouvelles ? 

― Je ne sais pas. Si la mafia était trop mystérieuse pour toi, les militaires sont du même acabit.  

― Et s’il t’arrivait quelque chose ?

― Il ne m’arrivera rien et Nate me rejoindra à son retour de Sainte-Lucie. 


Mon homme se releva pour s’appuyer contre le dossier de notre lit. Je fermais les yeux un instant avant de m’asseoir en tailleur et lui faire face. Le froid s’insinua inconfortable. Des frissons me parcoururent et il m’attira à lui dans un froissement de draps.

Ma tête était posée contre son torse brûlant. Mes yeux étaient larmoyants. Un nœud s’était formé dans ma gorge. Les battements réguliers de son cœur étaient comme les vagues qui venaient s’échouer sur le rivage des plages de La Réunion. Son souffle léger dans mes cheveux ne trahissait aucune agitation de sa part. Il déposa un baiser au sommet de mon crâne. Il savait que je n’étais pas aussi tranquille que lui. 

J’appréciais qu’il me laisse l’espace dont j’avais besoin pour penser sans pour autant mettre de la distance entre nous. Il était mon ancre, peu importe où mon esprit divaguerait.


Je revivais mentalement tous ces moments qui nous ont conduits à ce jour. La jeune femme ordinaire que j’étais qui découvrait Hong Kong. La fierté de ma vie professionnelle. Mes amis, peu importe la ville d’Asie où ils résidaient. L’improbabilité de notre rencontre avec Keiji à Hong Kong. La violence du milieu mafieux. Mon séjour à La Réunion pour me ressourcer auprès de ma famille. Les retrouvailles avec Sacha. La perte d’un enfant. La naissance de Caleb. Aki avec sa folie furieuse. Notre bulle à Macao. Les tourments que nous nous étions infligés avec tous nos tabous. Le mariage de ma meilleure amie. Mes responsabilités de mère. L’acceptation de nos imperfections avec Keiji. Notre nouvelle vie à Séoul. 

Nous avions traversé tant d’épreuves. Quant à l’avenir, il apportait déjà son lot de défis avec cette première séparation d’un autre genre. Il était difficile de trouver les mots justes dans cette situation. Cette nostalgie me rendait mélancolique. Pourtant, en vivant toutes ces aventures, la jeune femme que j’étais s’était métamorphosée pour devenir une femme. J’avais mûri et c’était grisant. 

Le rythme de mon cœur s’était apaisé. Mon regard se fixait sur les promesses de lendemains palpitants. 

Je voyais Keiji sous un nouveau jour. Son changement était à peine perceptible. Il affichait plus que l’empathie. Il était empreint de compassion. Ce sentiment bienveillant lui était propre. 

Nous n’étions pas parfaits et nous l’avions accepté. Nous nous étions trouvés à la fois séparément et unis. Deux âmes qui étaient décidées à aller au bout du chemin après avoir traversé nos ponts. J’ai côtoyé l’obscurité et lui la lumière. Le Yin et le Yang.

L’homme à mes côtés était le grand amour de ma vie. Celui qu’on ne rencontrait qu’une fois. Celui qui vous faisait reconsidérer la notion d’infini. Le temps lui-même n’aurait plus de limite grâce à l’amour. 

Je sortis de mes pensées pour revenir à l’instant présent. J’embrassais Keiji, non plus comme si ma vie en dépendait, mais avec la certitude que nous serions bientôt de nouveau réunis. Nous étions résilients désormais après toutes ces épreuves. Nous étions destinés l’un à l’autre.

Mon changement ne lui échappa pas. Il afficha une franche assurance. Le message fut implicite entre nous. Nous venions de franchir cette étape de notre relation, où nous avions pris conscience que la confiance était notre lien indéfectible, forgé par les épreuves. Le doute n’était plus permis. Notre vie serait à tout jamais trépidante.


Les minutes passées dans les bras de mon amant, de mon amour, du père de mon fils étaient heureuses malgré son départ imminent. Rompre le contact de nos corps était douloureux, mais supportable. 

Keiji me bascula sur le lit, se plaça au-dessus de moi sous les draps, et à travers l’éclairage feutré, me décrocha son sourire le plus ravageur. 

― Je t’aime Jeanne. 

― Promets-moi de revenir vite… 

― Oui, Madame ! Maintenant, je dois me… 

―… préparer et y aller. 

― Cesse donc de me retenir en me tentant avec tes magnifiques yeux. 

En guise de réponse, pour ne pas briser le charme de la légèreté que prenait la tournure de nos adieux, je le poussais hors du lit, une claque sur les fesses, avec un sourire taquin.  


Son téléphone sonna et nous interrompit. 

À l’autre bout du fil, on semblait le sermonner et je n’aurais jamais cru voir une expression aussi engagée sur son visage en ces circonstances. Il accéléra ses préparatifs. Il s’affairait ici et là, mais il ne ratait pas une occasion de me coller un baiser dès qu’il terminait une besogne. Il ne cessait de répéter que c’était pour se rappeler du goût de mes lèvres. Je profitais également des allées et venues pour me préparer à ses côtés. Une façon de nous donner du courage. De nous rendre ordinaires, comme pour aller au travail un jour comme un autre. 

On cogna à la porte. Les évènements s’enchaînèrent avec cette accélération redoutable et redoutée avant son départ. 

Caleb n’était pas encore réveillé. Dans la chambre de notre fils, Keiji se pencha au-dessus de son lit pour y poser un baiser affectueux sur son front. Il lui murmura quelques mots que je ne compris pas. Je supposais qu’il lui demandait d’être sage et de veiller sur moi. J’aimais observer les deux hommes de ma vie. 

Vint ensuite le pénible moment, mais plein de promesses, de nous séparer. Le cœur serré, il était préférable d’écourter pour ne pas fondre en larmes. Plus facile à dire qu’à faire, car une fois à la porte, prise d’une effusion sentimentale, je lui sautais dans les bras, nouant mes jambes autour de sa taille, collant mon front au sien. 

― Je t’aime Keiji, lui susurrais-je contre ses lèvres. 

― Je ferai de mon mieux.  

Faire de son mieux était non seulement sa promesse de devenir meilleur, mais aussi de rentrer dès qu’il le pourrait. Je savais désormais que si Keiji, même s’il ne restait jamais longtemps, me reviendrait toujours.



- Fin du chapitre et de l'histoire - 


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Embrasser nos Différences
Chapitre 16

Soo Hae avait profité de mon repos forcé pour débarquer chez moi avec un pot de glace chacune, du vernis à ongles et une bonne dose d’humeur joviale. Hanna et Keiji s’étaient proposés d’emmener Caleb se promener histoire de nous laisser avec Soo Hae un moment entre filles. 

Lorsqu’elle était arrivée, elle avait paru affligée de me voir vêtue et de mon legging gris et de mon vieux sweat-shirt de l’université, car pour elle une femme devait toujours être apprêtée qu’elle soit à la maison ou dehors. Elle avait mis un point d’honneur à laisser passer cette offense vestimentaire à condition de s’occuper de ma manucure personnellement en me désignant la large palette de couleurs extravagantes de vernis. 

― Je suis fâchée que tu m’aies caché l’existence d’un tel spécimen dans ta vie. D’autant plus qu’il est le père de ton adorable petit ange. 

C’était la deuxième fois qu’elle qualifiait Keiji de spécimen et cela m’amusait. En bonne vivante, Soo Hae avait cet effet sur moi : me donner de la joie avec simplicité. 

― Je suis désolée. 


― J’espère bien que tu le sois. C’est aussi la raison pour laquelle tu ne m’épargneras aucun détail. 

― Par où commencer ? 

― Par le début ! Raconte-moi votre rencontre. 

― Tu veux la version courte ou la version édulcorée ? 

― La version édulcorée sans hésitation. 

― Alors, attends-toi à l’impensable. 

― À bien vous considérer tous les deux, je pense, au contraire ne pas être loin du compte avec tous les films que je me suis faits. 


Son excitation était communicative et je n’allais pas reculer devant les révélations que je m’apprêtais à lui lâcher. Je me surpris à me rappeler de moindres détails de cette journée où Keiji avait fait irruption dans mon existence, la météo, ma course poursuite au milieu des ruelles, les draps blanc immaculé de rouge plus tard, la pointe au cœur en constatant qu’il n’était plus là lorsque j’étais rentrée et la longue série d’épreuves traversées incluant la perte d’un de mes embryons, mon séjour chez ma famille jusqu’à l’incident de l’avant-veille au bureau. 

Je lui fis part de mes peurs, de mes soupçons et de mon amour débordant dans ce tourbillon de folie dans lequel je m’étais laissée volontairement aspirer. Tantôt elle me regardait médusée, tantôt catastrophée, sincèrement inquiète pourtant elle ne pipa mot. À la fin de mon récit qui nous a valu de finir dans son intégralité les pots de crème glacée, elle resta murée dans le silence, se livrant un combat intérieur pour bien peser ses mots.

― Je suis estomaquée. Si sa présence dégageait ce je ne sais quoi d’ombrageux, quoique mystérieux, je n’aurais jamais pensé à toutes ces tragédies que tu as connues. Jeanne, mon chou, je comprends que tu ne voulais pas en parler pour des raisons évidentes, mais je suis ton amie. 

― Je n’ai jamais dit que ça avait été simple de tout garder. Je me détestais d’avoir autant de secrets. 

― Que comptes-tu faire à présent ? Je veux dire, est-ce que tu as l’intention de t’engager officiellement avec Keiji ? Vas-tu lui faire part de ce que tu crois avoir vu l’autre soir ? Sérieusement, je ne serais pas rassérénée tant que planera cette crainte au-dessus de toi. Et pas seulement, Caleb aussi pourrait en être impacté. Elle s’en est déjà prise à… 


Réalisant l’horreur qui traversait mes yeux, Soo Hae se ravisa.   

― Je ne sais pas où je mets les pieds. Je suis effrayée. 

― C’est ce qu’elle souhaite, si c’est réellement elle. 

― Parfois j’accuse mon imagination. Mais je sais ce que j’ai vu. Je reconnaîtrais ces yeux imprégnés de l’enfer entre mille. 

― Tu ne peux pas éternellement fuir, ne serait-ce que pour rester saine d’esprit.  

― Je le sais bien. 

― En revanche tu sembles perdue. Si c’est lié à Keiji, à mon avis tu ne devrais pas t’en faire. Malgré ses absences répétées, il fait ce qu’il peut pour concilier votre vie de couple à ses « circonstances ». Elles ne définissent pas celui qu’il est et tu y attaches trop d’importance. C’est un frein à votre bonheur. 

― Tu me suggères d’ignorer ses « circonstances » ? mimais-je ses guillemets. 

― Tu y as déjà répondu depuis la fois où tu m’as interrogée sur la manière dont je vivais les fonctions de soldat de mon homme. Ou peut-être que je me trompe ? 

― Comment parviens-tu à démêler simplement les choses ? 

― Parce que j’ai la vision d’une tierce personne et puis je te connais bien. Tu m’as encouragée dans ma relation. Regarde, aujourd’hui. Je m’apprête à me marier. C’est à mon tour de te soutenir. S’aimer n’est pas mauvais. Et vous surmonterez tous les obstacles plus facilement à deux plutôt que de vous chamailler l’un contre l’autre sans issue. Les vrais sujets sont ailleurs ! 

― Je n’ai aucune certitude que ça marchera cette fois. 

― Toute personne normalement constituée n’est pas dotée d’un don de clairvoyance. Tu dois apprendre à lâcher prise, car tu ne maîtriseras jamais le futur et tu ne peux pas t’arrêter à ce que tu considères comme un échec du passé entraver ton présent. Vous construisez votre couple à votre rythme dans un environnement complexe, mais rien n’a encore été brisé entre vous. D’ailleurs, les couples qui vieillissent ensemble réparent plutôt que de jeter. 

― On dirait mes parents. Tu parles comme une vieille. 

― On me l’a déjà servie celle-là. 

― Merci. 

― Les amies sont là pour ça aussi, non ?

― Tu n’es pas une amie quelconque. Tu es une amie en or. 

― Tout comme tu ne veux que mon bonheur, je te souhaite la même chose parce que j’aime l’idée des fins heureuses. 

― On a passé l’âge des contes de fées.

― Certes ! Mais on n’est pas moins romantique et vaillante pour poursuivre nos rêves alors suis mon conseil et ne tardes pas à lui parler de tes craintes. Plus vite l’affaire sera réglée, plus vite tu pourras trouver un équilibre dans votre relation sans que l’un ou l’autre se sente oppressé par une concession à sens unique ou doive renoncer à être soi-même. Pour le moment ça te semble flou tout ce que je te dis, mais tu verras tout ira bien parce que je ne suis pas la seule à croire en toi. 


Ses paroles réconfortantes et pleines de confiance étaient tout ce dont j’avais besoin d’entendre.

Nous avions commencé à parler chiffons pour les robes de demoiselles d’honneur tout en feuilletant les magazines avec notre manucure rutilante lorsque Keiji prit Caleb dans les bras et Hanna sur ses talons. 

Quelque chose clochait.  


***


Aki était là, mais elle n’était pas seule. 

J’étouffais un cri. Bien qu’horrifiée par son aura menaçante, je m’armais du premier objet qui me passa sous la main, un stylo qui venait de servir à réaliser quelques croquis. 

Un regard à la dérobée à Soo Hae m’annonçait qu’elle était en train de contacter Nate ayant compris ce qui se passait. Son futur mari, militaire de surcroît, serait peut-être notre planche de salut. Enfin, je voulais y croire autant que mon amie avait confiance en lui. Réactive, elle ne semblait pas impressionnée par les personnages de mon récit qui venaient de prendre vie sous ses yeux. Je me sentais ignominieuse d’embarquer mon amie dans cette abominable histoire, mais pour l’heure, je ne pouvais pas m’apitoyer, car il était primordial de vaincre Aki. Elle était en position de force avec Caleb si proche d’elle. 

Elle était une mauvaise herbe qui me faudrait éradiquer définitivement même si cela brisait mes croyances. S’il le fallait, je me ferais David face à Goliath. Il me faudrait d’abord ne pas me laisser envahir par la haine qu’elle m’inspirait. Je devais rester en possession de ma bonté de cœur, car c’est ce pan d’humanité qu’elle ne possédait pas, qui nous distinguait toutes les deux. Mes poings fermement serrés et ma mâchoire contractée ne laissaient pas de doute sur tout ce que je l’imaginais capable de faire.

― Je suis déçue que ce fut aussi simple. 

― Aki ? Laisse partir mon fils, Hanna et Soo Hae, ça ne se passe qu’entre Keiji, toi et moi. 

― Crois-tu réellement que je puisse être magnanime et accéder à ta requête ? Je pensais que tu me connaissais mieux que ça. L’autre soir déjà quand nos regards se sont croisés tu as semblé te souvenir de toutes les affres et tu voudrais que je rate une telle occasion de te faire souffrir avant d’en finir avec toi ? 


Pour le bien de notre fils, Keiji sur la défensive ne répliqua pas, néanmoins il me coula un regard entendu. Il nous fallait gagner du temps et surtout éloigner les personnes non concernées du danger. 


Les traits d’Aki avaient changé, comme si elle avait été traquée. Ses courbes féminines n’étaient plus qu’une esquisse et son arrogante tenue toujours haut perchée, avaient cédé la place à un jean usé et une veste bien trop grande, accentuant sa maigreur nouvelle. Son visage creusé à peine maquillé, elle paraissait vieillie de dix ans. Sa paire de baskets salie et trouée révélait sans doute qu’elle était en cavale depuis un moment. 


La réalité me rattrapa. 

Keiji la savait en fuite. C’était la conversation que j’avais cru entendre lorsque nous avions quitté Macao, avant que son attitude ne devienne totalement fermée. Le weekend que nous avions passé ne m’avait semblé qu’un lointain souvenir et l’indifférence qu’il me témoignait avant mon départ n’avait pas été qu’une banale fabulation. Elle était toujours le danger dont il voulait nous protéger, la raison pour laquelle il était retourné à la triade. 

Je le fusillais brièvement du regard et il sut à cet instant que je venais de découvrir son secret. Encore une fois, il avait omis les détails sordides qui l’avaient tenu éloigné de nous. La scène n’échappa pas à cette femme dérangée qui se trouvait dans mon appartement. Mauvaise, elle grimaça. 

― Tiens, tiens… on cache encore des choses à sa bien-aimée ? ricanait-elle comme une hyène à l’affut. 

Rapidement aveuglée par sa soif de vengeance, elle aboya à la crapule qui se tenait près d’elle, de ligoter Hanna et Soo Hae dont le téléphone portable était toujours en conversation. Je priais pour que Nate, en sa qualité de militaire, prenne cet appel au sérieux et intervienne, car Keiji n’aurait pas pu à lui seul protéger tout le monde, désarmé et sans sa horde. 

Aki se dirigea ensuite vers Keiji, pour lui retirer Caleb des bras, un acte haïssable qui me valut de foncer sur elle par réflexe avant de me retrouver une arme pointée sur le front qu’elle semblait résolue à utiliser contre n’importe qui. Keiji avait profité pour s’éloigner et protéger Caleb encore dans ses bras, lorsqu’elle pointa le silencieux vers lui et tira sur son genou. Il s’écroula et à l’unisson avec Hanna et Soo Hae, secouées, nous poussâmes un cri d’effroi. 

Hanna tenta de se dégager du molosse au rictus mauvais qui la retenait. Elle plaidait la cause de Keiji, arguant qu’il devait être soigné et qu’elle devait s’occuper de Caleb réveillé par la secousse de l’impact de son père sur le sol. Le chérubin hurlait, exacerbant Aki dont les nerfs étaient déjà à vif. 

― Fais taire le gamin ! invectiva-t-elle à Hanna en faisant un signe au cerbère qui retenait cette dernière otage de ses bras tatoués et monstrueux. 


L’employée ne se fit pas prier deux fois, mais fut rappelée à l’ordre sous la menace d’une arme lorsqu’elle tenta de s’éloigner avec Caleb. Je m’interposais discrètement entre le silencieux et mon fils alors que Keiji, meurtri de douleur, se vidait de son sang. Il n’abandonnait pas pour autant et esquiva une diversion pour s’attaquer au chien de garde. Il s’était relevé et avait chargé jusqu’à le plaquer au sol. Si son poids plume blessé avait pu désarçonner le mastodonte, je pouvais moi aussi réussir à désarmer cette folle. 


Aki s’était retournée pour le viser à nouveau tandis que je m’agrippais à elle pour tenter de lui faire lâcher son flingue. Profitant de cette occasion, derrière moi, Soo Hae avait traîné Hanna et Caleb pour les mettre à l’abri dans une autre pièce. Je lui serais infiniment reconnaissante si nous sortions vivants de ce chaos. 

Un coup retentit à nouveau, vers le plafond où le lustre se détacha avant de se briser sur le parquet. Je persistais à me débattre avec elle tandis que Keiji s’acharnait à coup de poing contre l’homme. Le sang giclait sous les meurtrissures qu’il lui infligeait sans pour autant avoir raison du molosse malgré sa fureur. 

Keiji reçut un coup le propulsant légèrement en arrière et donnant l’avantage à son assaillant. L’ecchymose ne se fit pas attendre au coin de son œil. Défailli par sa jambe blessée, il n’était plus en position de force, mais résistait tant bien que mal sous les assauts enragés tentant de contre-attaquer. 

De mon côté, je valsais d’un bout à l’autre en essayant obstinément de désarmer Aki, que j’avais sous-estimée, car malgré sa forme physique détériorée, son aveuglante acrimonie lui conférait une force décuplée. Elle avait réussi à me coincer contre le mur et je maintenais autant que possible l’arme tantôt vers le haut tantôt vers le bas. Ses yeux rougis remplis d’aigreur aux orbites sorties réclamaient vengeance. 

Diabolique, elle n’avait plus rien à perdre. Je réalisais alors qu’elle ne s’arrêterait pas à moi puisqu’elle tentait sa dernière chance. La présence d’un seul homme pour l’accompagner donnait la mesure de sa déchéance dans le milieu. 

Résolue, je luttais avant d’être désarçonnée par Keiji au supplice de l’autre homme. Aki en profita pour me jeter au sol où je me cognais violemment la tête. Étourdie par le choc, je réalisais que le molosse au sourire ingrat avait cessé de frapper Keiji, dont le front se trouvait sous le bout portant. L’horripilent personnage s’approchait de moi, l’air carnassier. Il venait savourer la proie laissée par Aki. 

― Je veux que tu voies ta précieuse Jeanne sombrer, dit cette dernière à Keiji. 

― Qu’est-ce que… ? répondit Keiji en revenant à lui-même. 


La scène était pourtant claire, le chien dégrafait déjà sa ceinture, avec un rictus outrageant. Sans lui laisser le temps de m’écarter les jambes, je lui avais asséné un coup de pied à l’entrejambe au moment où il s’était penché au-dessus de moi. Il s’écroula sous le poids de la douleur que je venais de lui infliger, me répétant que pour une telle brute mon geste aurait été de les lui écraser, voire les lui couper. La grossièreté du geste me rappela ce qu’avait vécu Aki. Son viol ne suffit pas pour autant à m’attendrir.  

J’avais crié victoire trop tôt, car déjà Aki le bouscula en arrière pour me donner un coup de crosse dans la mâchoire qui craqua étrangement sous l’impact, me laissant un goût de fer dans la bouche tandis que la douleur me mordait. Elle était ravie et s’apprêtait à m’asséner un autre coup.

Keiji profita de son inattention pour se jeter sur elle. Le molosse vint au secours de sa maîtresse en propulsant Keiji de l’autre côté de la pièce où il se fracassa contre un mur avant de se relever pour sauter sur le dos de l’animal qui revenait à la charge, la boucle de sa ceinture défaite et un sourire retroussé sur ses dents jaunies. L’homme n’avait rien à son avantage et transpirait le dégoût. 

Aki et lui étaient des bêtes que la traque avait pourvues d’un instinct dominant. Il n’y avait chez eux plus aucune humanité. Keiji et moi allions y laisser nos vies. Le cœur vide, les pensées relatives à Caleb, à ma famille et à mes amis, fourmillaient. 

Était-ce trop de sang ou trop de pensées qui alourdissaient ma tête ? Je n’aurais su le dire, mais si nous devions mourir avec Keiji, Aki nous suivrait aussi. Je n’allais pas laisser mon fils à sa merci. 


***


Tandis qu’Aki pressait le silencieux pour tirer à nouveau, elle manqua son coup sous l’intervention providentielle de Nate qui venait de la plaquer au sol. Deux policiers — ou était-ce des soldats ? — investirent les lieux et s’occupèrent du caïd.  

― Lâche ton arme ! intima Nate à Aki qui résistait. 

Elle riait comme une sorcière alors que son cerbère venait d’être complètement neutralisé, non sans mal, par les deux hommes. Refusant d’obtempérer, un nouveau coup retentit et brisa un vase. Avant qu’un troisième homme en uniforme noir n’intervienne en renfort. Keiji s’empara, je ne sais comment de l’arme et tira sur Aki, à bout portant entre les deux yeux, sous le regard médusé de Nate. Ce dernier prit le pouls fébrile de la jeune femme et appela les secours. Il poussa Keiji dans un coin et lui retira l’arme des mains sans lui accorder un autre geste qu’une pression sur l’épaule tandis qu’ils se fixaient ; après un hochement de tête, Nate se dirigea vers moi pour me secourir. 

― Elle doit mourir, dit Keiji à Nate en essayant de se relever sans vaciller alors que l’équipe de secours fondit sur lui pour jauger sa jambe. 

― Il faut qu’elle soit jugée. 

Nate en bon militaire qu’il était croyait en la justice qu’il servait. 

― Elle ne s’arrêtera jamais, si elle survit.  


Aki crachait du sang à pleins poumons et convulsait. Lorsque Nate alla s’accroupir auprès d’elle, Aki cessa de respirer. Il regarda tour à tour Keiji et moi avant de juger que ce ne serait que de la légitime défense. 

La brûlure des compresses imbibées de désinfectant ne m’arracha aucune larme. Aki, n’était plus de ce monde, c’était tout ce qui comptait.

***

Quelques instants plus tard, une horde d’agents avaient investi les lieux pour relever les empreintes, balisant la scène du crime et interrogeant chacun de ceux qui avaient été présents. Les ambulanciers continuaient de soigner nos balafres avant de nous conduire à l’hôpital une fois nos dépositions faites. 

Soo Hae avait pris la suite des opérations en main en s’occupant de mon fils. Elle expliquait à Nate que ce serait à moi de lui fournir les détails plus tard, mais pour l’heure, elle le remerciait de sa coopération. Il parut nerveux, mais ne fit que la serrer fort contre lui. Elle se lova dans ses bras sans paraître faible. Elle était simplement soulagée grâce à la présence de l’homme qu’elle allait épouser et qui venait de nous sauver. 

Hanna quant à elle m’avait rassuré que je retrouverais mon appartement comme neuf, car elle veillerait personnellement à ce qu’aucune trace de cet abject évènement ne subsiste, consciente des souvenirs glauques qui pourraient me revenir plus tard.  

Au fond de moi, pourtant, j’étais libérée. Ce fut comme si on venait de me retirer la fameuse épée de Damoclès au-dessus de la tête. Bien que le geste de Keiji soit immonde, je ne pouvais que me rappeler du pire dont elle avait été capable, me doutant qu’elle n’aurait jamais cessé de nous hanter si elle était vivante. Elle avait déjà réussi à fuir tant de fois pour nous pourchasser. Je ne pouvais désormais que prier pour notre rédemption. 


***


À l’hôpital, Sheng nous avait rejoints. Il me salua amicalement et débordait de remords. Il expliqua à Keiji comment ils avaient perdu la trace d’Aki et combien il regrettait de n’avoir pas pu être là pour nous tirer lui-même d’un trépas certain sans l’aide de Nate qu’il observait sans que ce dernier s’en offusquât. Nate avait été informé par Keiji lui-même de l’histoire, ainsi que de ses liens mafieux. Le supérieur du soldat avait tenu à discuter en privé avec lui.

Je surpris Sheng qui avait attendu que la hiérarchie de Nate soit en retrait pour annoncer la triste nouvelle à Keiji ; sa mère était morte à la suite des graves blessures infligées par les sbires d’Aki. À Hong Kong, les obsèques seraient organisées dans le plus grand anonymat. 

― Et mon père ? le questionna Keiji, sans illusion. 

― Nous recherchons encore sa dépouille. Aki, morte, a emporté ses informations dans sa tombe.  

Je me demandais ce qui avait bien pu se produire, me haïssant d’avoir voulu une fois encore monopoliser l’attention alors que l’homme que j’aimais traversait des épreuves dont j’ignorais tout. L’expression du visage de Keiji ne laissait rien paraître comme d’habitude. Sa souffrance était bien réelle et j’étais l’une des causes de ses nombreuses pertes. Il lui faudrait du temps avant de m’en parler et il me faudrait cette fois, être patiente pour voir ce qu’il avait l’intention de faire. 

Je restais près de son lit au-dessus duquel sa jambe était immobilisée, suspendue en hauteur. Autour de nous, la chambre se vida peu à peu et nos regards s’accrochèrent.

― Je ne sais pas quoi dire. 

Il venait de rompre le silence. 

― Moi non plus. 

Nous nous serrâmes les mains jusqu’à blanchir nos phalanges. 

― Tu souffres beaucoup ? désigna-t-il mon visage enflé et pourpre. 

― Non. 

Je ne mentais pas, car trop heureuse et apaisée d’être encore vivante parmi ceux qui m’étaient chers. 

J’avais l’impression de me situer hors de mon corps. 


Le cauchemar était enfin terminé.  



- Fin du chapitre - 


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