Embrasser nos Différences
Editeur : Les Ailes de l'Océan Edition
Auteur : Lexie T.L. Heart
Couverture : Les Ailes de l'Océan Edition
ISBN : 978-2-487542-03-7
Mis en ligne par | Lectivia |
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Dernière mise à jour | 21/11/2024 |
Temps estimé de lecture | 5 heures 14 minutes |
Lecteur(s) | 6 |
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Chapitre 1
Ce matin-là, je me réveillais avec ce sentiment d’accomplissement. Comme chaque fois, je m’émerveillais devant la ville à mes pieds. Mon studio, au dernier étage d’un immeuble du quartier de Wan Chai, sur l’île de Hong Kong, me coûtait une fortune pour sa surface minuscule. Mais, j’avais eu un coup de cœur pour la terrasse sur le toit, auquel le propriétaire me donnait accès.
J’y avais installé une modeste table en teck et un parasol mauve. Ce qui me permettait, tous les matins, de prendre mon petit déjeuner dès six heures, enveloppée des bruits de la ville qui ne s’éteignaient quasiment jamais.
Après ce moment privilégié avec une vue imprenable sur la ville, je démarrais mes journées par une séance de fitness dans un centre à
proximité, avant d’entamer ma journée en tant que chargée d’affaires pour le compte d’une entreprise de prêt-à-porter.
Ce jour-là, je me sentais particulièrement en veine et de bonne humeur ; prête à négocier ce contrat de partenariat pour développer une nouvelle enseigne à Séoul. Depuis ma prise de poste dans l’entreprise, je suivais ce dossier. Et après une année, je concrétisais enfin cette opportunité, heureuse des nombreux déplacements professionnels qui en découleraient encore, car j’aimais voyager en Asie.
Je ne pouvais rêver mieux pour terminer ma semaine et m’offrir l’occasion de sortir et de fêter le premier pas de cette réussite professionnelle dans un club privé ce soir. Mais avant d’enflammer la piste de danse, je me félicitais d’avoir eu le temps de préparer ma présentation, pour mon rendez-vous de quinze heures trente cet après-midi.
Un gobelet de Mocha blanc de ma franchise préférée de café, à la main, le nez dans mon dossier pour une dernière relecture, je pris le métro pour Kowloon Bay.
Sorti de nulle part, on me heurta ; le contenu de mon gobelet éclaboussa mon blazer bleu et s’étala aussi sur mon document.
Deux hommes coursaient celui qui venait de rompre la magie de ma belle matinée. Remerciant le ciel de porter mes tennis, je me mis à mon tour à courir après l’auteur du crime, pour me faire rembourser les frais du pressing.
Les gens nous regardaient ahuris. Je rattrapais l’homme, tandis que nous distancions les deux autres de plus en plus. Finalement à bout de souffle, je coupais par une ruelle transversale pour le devancer. Lorsqu’enfin je le vis arriver toujours poursuivi, sans savoir pourquoi, je lui mis mon béret parisien sur la tête, l’attirai vers moi et feintai de l’embrasser en l’enlaçant. Cette position m’avait permise d’apercevoir une partie de son tatouage au niveau de sa nuque. Il y avait des griffes et des écailles qui semblaient se prolonger dans son dos. Certainement un immense dragon. Finalement, les deux hommes s’éloignèrent sans faire attention à notre couple improvisé.
De notre proximité, je retenais de cet inconnu, ce beau visage asiatique qui prenait des teintes blafardes au fil des secondes, jusqu’au moment où il s’écroula sur moi. Me voilà désormais dans de beaux draps, à tenter tant bien que mal de le soutenir et de l’aider à se ressaisir.
Lorsqu’il revint à lui, j’avais réussi à le traîner dans une arrière-cour avec une petite fontaine autour de laquelle flottait du linge de maison d’un blanc immaculé qui détonnait au milieu des immeubles tapissés des moteurs de climatisation rouillés.
Il se mit à me fixer d’un regard glacial, des gouttes perlaient sur ses tempes dures après avoir utilisé l’eau encore fraîche pour le ramener à ses sens. Au moment où je m’apprêtais à les essuyer, il arrêta mon bras de sa main froide. J’ignorais ce qui me surprit le plus à cet instant entre son geste brusque et la brûlure ressentie à mon poignet qu’il tenait fermement ; peut-être était-ce même dû à ses yeux noirs rivés aux miens.
Quelques secondes s’écoulèrent, peut-être même des minutes sans qu’il ne dise mot. C’était donc à ce sentiment que faisait référence l’expression « le temps s’était suspendu ». Je décidais donc de le sonder, en lui arguant que je l’avais poursuivi afin de me faire payer le pressing après qu’il m’ait bousculée et faite renverser mon Mocha sur mon blazer. Pour appuyer mes mots, je descendis mon regard vers mes vêtements, et je remarquai avec horreur du sang provenant de ses côtes.
Confuse, je me levais d’un bond pour saisir un des linges de maison étendus au soleil, un gémissement de douleur souffla de ses lèvres. Je revins vers lui et pressai le tissu qui se teinta de rouge tout comme l’étaient mes vêtements. Je m’affolai, saisis mon téléphone prêt à appeler les urgences. Ce qu’il m’empêcha de faire fermement.
― Vous vous videz de votre sang. Je dois appeler les secours.
Ce furent les premières paroles que j’arrivais à articuler en recouvrant mon sang-froid.
― Non ! s’écria-t-il d’une voix de ténor empreinte de douleur.
― Je ne suis pas médecin et donc pas en mesure de vous aider.
Voyant qu’il ne céderait pas et après réflexion, je consultai ma montre en une fraction de seconde, puis finis par appeler un taxi. J’avais dressé un plan irrationnel, mais simple, dans mon cerveau : passer dans une pharmacie et le conduire chez moi. Avec un peu de chance, nous arriverions peut-être à échapper au trafic de l’heure de table.
Quelques minutes plus tard, la voiture arriva à l’endroit indiqué, le chauffeur me regardait méfiant, argumenta son refus et changea d’avis face à la carte Gold que je lui montrais. Il m’aida à monter le blessé à l’arrière et brûla quelques priorités tandis que je le hélai.
Durant le trajet, l’inconnu avait perdu connaissance à plusieurs reprises ; quant au chauffeur, je n’avais pas cessé de lui montrer l’appât du gain, son silence et sa coopération contre une coquette somme d’argent qu’il m’obligea à lui retirer en espèce en profitant de notre arrêt à la pharmacie.
Lorsqu’enfin il nous déposa en bas de chez moi, je sortis du véhicule et tentai vainement de soutenir l’inconnu un bras hissé sur mes épaules, tandis que je composais le code d’accès de mon immeuble. Me diriger vers l’ascenseur fut aussi fastidieux que de le placer dans un angle mort, ne permettant pas à la caméra de sécurité d’apercevoir ce qui n’allait pas. À ma porte d’entrée, je me mis à pester contre les doubles portes asiatiques. Les clés m’échappèrent des mains à trois reprises et l’inconnu se cogna la tête simultanément à chaque fois.
Lorsque je réussis enfin à pénétrer dans mon studio, traînant l’inconnu sur l’unique fauteuil dont je disposais, une causeuse prune et qui à elle seule, pourrait remplir l’espace de mon studio, si je n’avais pas savamment disposé mon lit, ma petite table et créé un dressing sur mesure pour optimiser le rangement.
Je fonçai vers ma petite salle de bain et fis couler l’eau chaude de la douche à l’italienne aux carreaux anthracite parsemés de motifs sablés. Je revins vers l’homme et le dévêtis fascinée par son corps d’albâtre. Je découvrais désormais son tatouage que j’avais aperçu plus tôt. J’avais eu raison. C’était un immense dragon noir et rouge qui s’enroulait autour de lui depuis son torse jusque dans son dos, s’étalant de sa nuque jusqu’à sous son sous-vêtement. L’heure n’était pas à l’admiration. Pourtant, c’était une œuvre saisissante à laquelle son corps faisait honneur. Une fois laissé pour seul vêtement son boxer, je le mis sous la douche brûlante avec autant de difficulté que pour le ramener chez moi et le déshabiller. Sur son entaille, je vidai le désinfectant. Saisi à vif, il se cambra légèrement.
« Désolée », fut le seul mot qui m’échappa en bredouillant sous son regard inquisiteur.
Une fois l’opération de la douche menée à bien, il avait quelque peu repris ses esprits, tandis que je m’improvisais infirmière. Une fois, j’avais bien vu ma cousine panser une fillette qui s’était entaillé la main. Le résultat ne fut pas aussi impeccable, mais au moins la blessure était sous contrôle.
Réalisant après l’avoir couché sur mon lit qu’il n’avait pas d’autres vêtements. Je décidai de mettre ses affaires à laver, d’aller acheter des vêtements de rechange et du porridge.
― Je reviens dans quelques minutes, lui lançai-je par-dessus mon épaule.
Il s’était endormi et il me fallait me passer d’autres vêtements que ceux trempés et rougis que je portais.
L’épicerie d’en bas ne proposant pas de porridge, j’achetai un plat plus consistant à base de viande rouge baignant dans une sauce aux haricots. En remontant la ruelle vers chez moi, irritée, je me demandai pourquoi avoir acheté tant de choses dont une brosse à dents, comme si l’inconnu allait rester chez moi plusieurs jours. Je finis par me dire que peut-être une fois rentrée, il se serait enfui, comme un ninja disparaît dans la nuit et cette idée me fit sourire. Sur le trajet du retour, je me repassais la scène lorsqu’il m’avait bousculé venu de nulle part, tout vêtu de noir avec cet air sombre et insaisissable. À bien y réfléchir c’était un stéréotype des films d’action devant lesquels je m’extasiais enfant.
Je me surpris à inspirer profondément devant ma porte avant de la déverrouiller, constatant avec soulagement qu’elle était encore à clé, signe qu’il était toujours à l’intérieur.
― C’est idiot, pourquoi serais-je soulagée qu’il reste, me surpris-je à penser tout haut en français, alors que mes paquets m’échappèrent des mains lorsqu’il me plaqua violemment au mur comme si j’étais une menace.
Lisant la peur dans mes yeux, ou sans doute était-ce de la stupeur, car à bien réfléchir il ne m’effrayait pas, il me relâcha.
― Au moins vous avez recouvré vos forces, dis-je plus sèchement que je ne l’aurais souhaité et toujours médusée par son geste.
― Excusez-moi, dit-il, penaud.
Sa voix était si mélodieuse que je me détournais rapidement de lui pour reprendre mes paquets, frôlant sa peau au passage, pleinement consciente de sa semi-nudité.
― Je vous ai pris de quoi vous restaurer et vous habiller aussi. Je pense que la taille devrait vous aller. Comment vous sentez-vous ? demandai-je posément.
― Vous n’avez pas peur de moi ?
― Je devrais ? rétorquais-je en continuant à m’activer pour rester le plus loin possible de son attraction.
― Vous ramenez souvent chez vous des inconnus blessés ?
― Non. C’est une première. D’ailleurs, comment avez-vous été blessé ? Et qui étaient ces hommes qui vous poursuivaient ?
― Vous posez toujours autant de questions ? C’est une manie chez vous les Français ?
― Comment savez-vous que je suis française ? rétorquais-je offusquée.
― Vos livres disséminés un peu partout dans la pièce sont majoritairement en français.
― Je vous trouve bien loquace pour un blessé qui n’a pas encore répondu à mes questions. Essayez-vous de noyer le poisson ?
Il se tut, empoignant les vêtements que j’avais posés sur le fauteuil pour lui. Il se changea tandis que je réchauffai son repas. Posant les yeux sur ma montre, je me mis à pester, m’activant de plus belle. Après avoir dressé la table pour lui, je fonçai vers mon dressing, puis vers la salle de bain. Machinalement, je repris le cours de ma journée et saisis mes affaires, avec cette urgence d’aller au bureau finaliser mon dossier de présentation. Il me regarda faire sans dire un mot, ce qui me figea au moment où je m’apprêtai à partir, réalisant l’absurdité de la scène.
― J’ignore si à mon retour vous serez toujours là ou si vous aurez disparu, mais je dois partir. Pendant que j’étais sortie, j’ai échangé avec une de mes connaissances pour déterminer la gravité de votre entaille. Elle m’a rassurée. Je pense donc que rien ne vous retient. Quant à vos vêtements, ils sont dans le sèche-linge.
Je ne lui laissai pas le temps de répondre, convaincue que c’était mieux ainsi. Tout au long du trajet, mon dossier me parut terne comparé à l’aventure que je venais de vivre. Je me connaissais un brin décalé, mais je ne me serais jamais crue capable de donner de l’importance aux mirages, et encore moins d’être attirée par le danger. Il émanait de lui un passif trop lourd et obscur, ce qui, ajouté à son physique, avait réveillé quelque chose en moi dont j’ignorais l’existence jusqu’ici et que j’aurais préféré ne pas ressentir.
***
Au bureau, je m’étais parée de mon plus beau sourire, prête à conquérir le monde, comme si rien ne s’était passé. J’avais évité les questions de mes paires sur les raisons de mon retard. Je finissais tout juste les derniers préparatifs sous l’œil inquisiteur de mon patron, devenu mon mentor et un bon ami, lorsque Lullaby, notre assistante nous annonça l’arrivée de nos futurs partenaires.
Professionnelle dans ma présentation, persuasive dans mon argumentation, je flairais que les négociations allaient se concrétiser. Aucun faux pas n’était permis. J’avais passé ces huit dernières années à apprendre et à ficeler mes compétences. L’Asie n’était pas toujours tendre avec les jeunes expatriées tant sur le plan personnel que professionnel. J’ai eu la chance de rencontrer Simon. Et aujourd’hui c’était parfait pour le remercier de son aide en déployant avec talent ce qu’il m’avait enseigné pour réussir à conclure ce partenariat.
Nos conseillers juridiques étant présents, les contrats se signèrent rapidement. Nos partenaires avaient été séduits par les marges proposées tout en nous alignant sur les prix appliqués à Séoul. De plus, le plan de développement à cinq ans tenait la route. Quant à notre accompagnement, tant pour les produits que pour la partie commerciale, tout était garant de notre bon positionnement sur le marché pour gagner à terme, le titre de référent.
L’accord prévoyait que je parte pour Séoul environ quatre fois par an. Le prochain rendez-vous aurait lieu là-bas, sur l’un des sites retenus dans une galerie commerciale, pour ouvrir notre première boutique, avant d’ouvrir ensuite à Gangnam notre Flagship.
Dans ce monde masculin des affaires, j’avais réussi à imposer respect et reconnaissance, et comme souvent après un succès, nous allâmes tous dîner dans un restaurant en haut de l’IFC, avant de finir par une séance karaoké pour fêter l’évènement.
Un des juristes coréens s’approcha pour entamer la discussion sur un groupe tendance de chanteuses coréennes prétextant qu’il en était fan, et que j’avais fait honneur à leur chanson en l’interprétant dans un coréen parfait et dans le rythme. Il me proposa de sortir dans un des clubs de Central précisant qu’il avait eu l’occasion d’y venir occasionnellement lors de voyages d’affaires. Il était charmant et je m’étais réveillée ce matin, persuadée qu’aller danser ce soir était la meilleure chose qui puisse m’arriver.
Cependant, après la journée que je venais de passer, je prétextais être fatiguée et devoir rentrer. Par ailleurs, j’avais respecté les règles de bienséance en buvant ce qu’on me servait tout en tenant correctement mon verre lorsqu’il s’agissait d’un aîné, et traînant tardivement.
Le juriste se montra persistant, Simon intervint me précisant qu’il attendait de moi le lendemain que je sois tôt au bureau bien que l’on soit samedi. Je profitais donc de l’occasion pour m’éclipser avec un clin d’œil pour le remercier de me sauver la mise.
― Vous êtes un patron qui frise la tyrannie ! s’exclama le juriste avec amusement, ce qui fit sourire Simon.
Tandis que le taxi me ramenait chez moi, j’envoyais un texto à Simon pour le remercier, auquel il répondit qu’il voudrait un jour savoir ce qui m’était arrivé. Il n’avait jamais été un patron contraignant ; bien au contraire, il transpirait l’esprit d’entrepreneur et m’avait accordé la possibilité d’aménager mes heures de travail comme bon me semblait, et ce depuis la première fois où il m’avait accueillie comme simple stagiaire, sept ans plus tôt.
Je ne lui promis rien d’autre, lui affirmant que peu importait ce qui pouvait se passer, les résultats de mon travail seraient toujours à la hauteur de ses exigences.
Dans l’ascenseur, l’appréhension noua mon ventre graduellement, ne sachant pas si mon mirage du jour serait encore là. Une partie de moi l’espérait. Non, c’est mon être tout entier qui le voulait. Malheureusement, quelle ne fut pas ma déception en retrouvant mon cocon dans le noir le plus complet, sans aucun bruit et sans aucune trace du passage de cet inconnu dans ma vie.
Je pris une douche pour me purifier de cette journée, priant pour le sortir de moi par chacun de mes pores. Rien n’y fit. Peu après, une tasse de thé à la main, je me rendis sur la terrasse. Ce lieu avait le don magique de m’apaiser. La ville, qui était la spirale à mes pieds, aspirait mes soucis et ses lumières qui dansaient à son tempo, gonflait ma fierté. À cet instant, j’aurais aimé que mes proches ressentent ma profonde reconnaissance. C’était grâce à eux que j’avais pu m’épanouir professionnellement tout en vivant à l’autre bout du monde sans leur présence réconfortante. J’avais besoin de parler à ma mère, mais épuisée et incapable de défaire les nœuds de mon cerveau, je décidais d’aller me coucher.
***
Samedi matin, revigorée par une bonne nuit de sommeil sans rêves, je me préparais pour suivre ma routine matinale. Un bon petit déjeuner suivi d’une bonne heure de sport. Forte de mon succès de la veille, une séance en institut de beauté s’imposait ainsi qu’un après-midi shopping. Habituée à faire cavalière seule, je me surpris à contacter des amis que j’avais rencontrés sept ans plus tôt, dans un club branché du quartier de Central, et avec qui j’avais gardé des relations. Si je n’avais pas pu aller danser hier soir, ce soir je comptais bien y remédier.
J’aimais les journées bien remplies. La seule ombre au tableau était de m’attendre à être bousculée à nouveau. Plus les heures avançaient, plus mon malaise grandissait. Je me sentais devenir paranoïaque avec cette impression d’avoir été suivie depuis que j’avais quitté mon domicile plus tôt. Plus vigilante que de coutume, je tournais la tête en tous sens avant de laisser tomber, n’ayant rien vu qui sorte de l’ordinaire.
Les sacs pleins les bras, je m’accordais une pause chez mon glacier favori situé à Central. En y arrivant, je butais nez à nez avec le juriste coréen, l’air éberlué. Il me proposa gentiment de prendre une glace ensemble. L’échange fut moins pressant que la veille, sans doute avait-il compris que je n’étais pas intéressée.
― Où avez-vous appris le coréen ?
― J’ai étudié un peu plus d’un an à Séoul à l’université de Sungkyunkwan.
― Vraiment ? Le choix de cette université a-t-il été influencé par le Drama éponyme ?
― Je ne nierai pas avoir été portée par la Hallyu, mais j’y ai étudié parce que mon école parisienne proposait des échanges avec la plus vieille université de Corée du Sud.
Mon parcours avait suscité son intérêt et nous discutâmes de tout comme de bons vieux amis l’auraient fait autour d’un café ; mais en l’occurrence ce n’était pas le cas. Il voulait davantage et s’était lancé dans un jeu de séduction. Je l’avais compris lorsqu’il avait fini par me demander quel était mon groupe sanguin. Un sujet anodin pour les Occidentaux, mais une question cruciale en Asie. Selon la réponse, on pouvait même choisir de ne pas vous fréquenter.
Une aubaine que je ne sois pas intéressée. Monsieur Song avait bien des avantages à son actif, auxquels bon nombre de demoiselles ne devaient pas être insensibles. Moi-même j’y aurais succombé si je n’avais pas vu mon mirage comme j’aimais à le nommer intérieurement. Ça sonnait mieux que d’y penser comme un simple inconnu, car si cela avait été le cas, il ne m’aurait pas tant bouleversée.
Distraite, il était temps de prendre congé. Je savais, par expérience, que les Coréens aimaient se montrer galants, mais en tant que jeune femme indépendante, j’insistais pour régler la note ; lui offrant l’opportunité de me convier un autre jour, lorsque je serai de passage à Séoul. Ce qui le ravit. Ne pas être intéressée ne signifiait pas se fermer des portes.
En sortant du glacier, furtivement j’aperçus celui qui me hantait depuis la veille. Fugace dans un véhicule tout-terrain noir aux vitres teintées, dont il remontait celle à l’arrière où il était. Confuse, je ne voulais pas croire que ce fut le fruit de mon imagination. Les questions restées sans réponse se bousculaient dans ma tête.
La réalité me rattrapait.
Mon brusque changement ne dut pas échapper non plus à Monsieur Song à qui je fis de brefs adieux avant de me diriger d’un pas vif vers le véhicule noir tandis que celui-ci démarrait précipitamment, manquant de heurter la foule coutumière à cette heure.
Mon égo piqué à vif, je pris le métro de mauvaise humeur, m’entrechoquant au milieu des gens.
Chez moi, je me débarrassais de mes sacs sans ne plus porter la moindre attention à ce qui m’avait satisfait lors de mes essayages.
Il était temps pour moi de parler à quelqu’un, de n’importe quoi. Je décidais de faire une visioconférence avec ma mère, sachant parfaitement que j’allais tout lui déballer sans gagner son approbation et consciente qu’elle serait inquiète. Au lieu de l’avoir à l’autre bout de la webcam, c’est à ma sœur et à son ami d’enfance, Ilan que je fis face. Finalement, au lieu de parler de moi, je pris de leurs nouvelles. J’avais été si peu présente ces dernières années que je n’avais pas réalisé à quel point ils avaient tous les deux changé.
***
À nouveau apaisée et prête à faire la fête, je retrouvais mes amis au club. En véritable habituée des lieux, l’équipe me salua et le barman me servit un Malibu à l’ananas dont il savait que j’en raffolais.
Sept ans plus tôt lorsque je venais danser, je carburais à l’eau ce qui me fit sourire rétrospectivement. Ce fut avec une pointe de nostalgie que je discutais avec mes amis. Eux aussi avaient bien changé depuis. Chacun travaillait et certains étaient même en couple désormais. Nous nous remémorions comment je les avais abordés la première fois. Ce qui me valut de piquer un fard en repensant au baiser laissé au coin des lèvres de l’un d’eux.
― Je regrette que nous ne puissions pas nous voir aussi souvent qu’avant. Maintenant que je travaille dans un hôtel, j’ai peu de temps libre à accorder à ma vie personnelle, regrettait Tse, comme nous l’appelions par son nom de famille.
― C’est vrai. Avant nous allumions le dancefloor, aujourd’hui nous squattons le bar. Si nous devions nous retrouver aussi souvent ici qu’avant, nous épuiserions leur stock de Malibu et de Tequila, lançai-je l’air malicieux.
Je me souvenais de lui comme le pitre du groupe, extraverti avec beaucoup d’humour, il était même celui qui avait encouragé son ami à flirter avec moi après l’épisode du baiser. Il était le plus mignon de ce petit groupe composé d’un chanteur de hard rock et de ses trois acolytes, d’un fils à papa du genre sympathique, ainsi que de mon coup de cœur de l’époque, plutôt intellectuel.
J’avais toujours admiré les tenues des filles dont ils s’entouraient. Elles portaient des robes aussi moulantes que courtes. L’une d’elles, une sino-néo-zélandaise, faisait déjà partie du cercle et allait dire oui à notre chanteur. Elle aussi était une expatriée. Marie avait rencontré Bull, comme on le surnommait, à Londres, alors qu’ils étudiaient le stylisme dans la même école.
― Jeanne, il y a un homme près de l’entrée qui ne cesse de t’observer depuis un moment. Me fit remarquer Marie. Tu le connais ?
― Non, répondis-je un brin mal à l’aise.
― Tu lui as sans doute tapé dans l’œil. Après tout, tu as troqué tes tennis et des jeans d’avant contre une tenue plus féminine.
― C’est vrai que tu es en beauté ce soir, siffla Chun, l’intellectuel. Cette jupe Tutu assortie à ce chemisier à manches papillons et tes bottines à talon mettent en valeur ta fine silhouette.
― Merci du compliment, répondis-je avec un clin d’œil, me remémorant ce qui m’avait tant plu chez lui. Chun dégageait depuis la première fois l’élégance et la discrétion. Mais aujourd’hui la magie de son charme n’opérait plus sur moi et je respectais la nouvelle relation qu’il construisait avec Fei, la nouvelle venue qu’il avait rencontrée à un rendez-vous arrangé. J’espérais néanmoins ne pas avoir éveillé sa jalousie.
Du coin de l’œil, je regardais furtivement l’homme proche de l’entrée qui n’avait pas bougé d’un pouce et qui continuait à me fixer. De plus en plus mal à l’aise, je devenais maladroite, renversant un shoot de tequila sur ma jupe. Depuis hier, c’était devenu monnaie courante. Agacée, je décidais de m’éloigner de toute substance liquide tout en me rendant aux toilettes où je dus attendre mon tour dans une file d’attente interminable typique des boîtes de nuit asiatiques. Les filles là-bas avaient l’habitude de papoter tout en se remaquillant avec tant de produits, que je me demandais comment ils pouvaient tenir dans une aussi petite pochette, à l’instar du sac de notre ange gardien de la série française que je regardais, enfant.
Je me fis la remarque, aussi belles soient-elles ce soir, demain matin au réveil, elles seraient tellement différentes. Ce qui pourrait en surprendre plus d’un, selon les anecdotes que j’avais pu entendre de mes amis en Asie. Une fois, l’un d’eux avait demandé à sa petite amie de se maquiller avant qu’il n’ait le temps de se réveiller tant sans son maquillage elle paraissait quelconque à ses yeux. Ce que j’avais qualifié de méchant et superficiel, mais avais fini par comprendre pourquoi.
Je n’avais jamais su me mettre en valeur avant de rencontrer mon amie coréenne, Soo Hae. Elle m’avait tout appris sur les bases du maquillage. Malgré tout, je n’en portais que très légèrement les rares fois où je me sentais d’humeur.
En me redirigeant près du bar, là où se trouvaient mes amis, j’aperçus que l’homme semblait s’être déplacé pour me suivre. Cette fois c’en était trop. Je tournais les talons vers lui d’un pas décidé. Une fois devant cet homme approchant de la quarantaine, il me tendit une carte de visite.
― Je suis ici pour vous attendre et reste prêt à partir dès que vous le serez.
― De quoi me parlez-vous ? dis-je interloquée.
― Monsieur m’a demandé de vous conduire à lui dès que vous en auriez terminé.
― Pardon ? Je crois que vous faites erreur. Je ne vous connais pas ni même celui que vous appelez Monsieur. Merci de vous en aller et de me laisser tranquille.
Sur ces mots prononcés, je doutais au fond de moi qu’il s’agissait d’un homme de main de mon mirage de la veille. Je trouvais profondément irrespectueux qu’il ne vienne pas lui-même me parler. Quant à l’homme, il me fixa longuement avant de s’éloigner pour téléphoner.
J’avais besoin de danser. C’était bien l’une des activités qui avaient le pouvoir de me libérer de tous sentiments à l’instar du shopping. Habituellement, je serais allée sur le bar pour danser, mais à cause de ma jupe, cela n’aurait pas été judicieux. Alors que je me mouvais, l’exubérance de la nuit prit le dessus jusqu’à ce que j’oublie ce qui venait de se passer.
Libérée, je retournais vers mes amis, prêts à rentrer chez eux. Je n’avais pas réalisé que les heures s’étaient écoulées si rapidement.
― Jeanne, tu n’as pas perdu ton déhanché.
― Merci, Tse, je pratique dans mon sommeil.
Ma réplique le fit sourire.
― Je te raccompagne ?
― Tu es galant… mais je crois pouvoir me trouver un taxi. Puis je ne vis pas à Kowloon contrairement à toi.
― C’est vrai. D’ailleurs, je serais ravi de venir nous faire un barbecue sur ta terrasse un de ces jours.
― Tu seras toujours le bienvenu, mon pote ! Surtout si tu ramènes tes célèbres grillades, j’en salive déjà.
― C’est noté ma belle. Rentre bien, me dit-il alors que nous débouchions sur la ruelle dans la fraîcheur matinale, qui tranchait avec l’ambiance étouffante du club que nous venions de quitter.
Tse monta en voiture avec Chun puisque ce dernier devait déposer Fei chez elle ; son domicile étant à deux rues de là où vivait le premier.
Tour à tour, mes amis s’étaient proposés de me raccompagner ou d’attendre avec moi un taxi ; mais je leur avais répondu que ce serait rapide et qu’avec tant d’animation je ne risquais rien. D’ailleurs, je ne m’étais jamais aussi sentie en sécurité qu’en Asie ; sauf peut-être à Pékin où avec une amie française nous avions été suivies par un maniaque.
***
Tandis que je m’avançais en patientant, la ronde des taxis défilait pour en trouver un de disponible. Un homme basané s’approcha alors de moi. Il empestait l’alcool et voulait que je le suive. Je tentais de l’ignorer, mais il m’empoigna le poignet afin que je lui fasse face. Devant mon refus, il insista et renforça sa prise, enfonçant ses doigts dans ma chair.
Sorti de nulle part, mon mirage s’interposa. Deux hommes traînèrent le trouble-fête, loin de nous. Il me poussa gentiment vers un véhicule tout-terrain noir, et m’ouvrit la porte.
Le danger qui émanait de lui était différent de celui que dégageait l’Africain.
― Vous avez l’air d’attirer les ennuis.
― Vous êtes aussi porteur de problèmes ?
― Encore une question.
― Elles sont toutes restées sans réponses, répondis-je le cœur battant jusque dans mes tempes et la gorge nouée.
― Je suis désolé. Et je tenais à vous remercier de m’avoir secouru hier.
Il me fixait impénétrable, causant ma chute inexorable. Je devais me méfier de lui, mais il me bouleversait, et déstabilisait ainsi mon univers. Au moment où je me sentais suffoquer, les deux hommes qui l’accompagnaient, dont l’un était celui qui m’avait observée à l’intérieur du club, prirent place à l’avant du véhicule qui se mit à vrombir.
Avec lui à côté de moi sans me parler, l’habitacle me paraissait trop étroit, j’avais besoin d’air et ce fut avec soulagement que quelques minutes plus tard, le tout-terrain s’immobilisa en bas de mon immeuble.
― Je monte avec mademoiselle et vous rappelle une fois que j’en aurais fini. Vous pouvez disposer.
J’attendais que la peur me fasse réagir. Rien. Mes forces m’avaient abandonnée et je ne protestais pas de lui donner une nouvelle fois l’accès à chez moi. Cependant, pour ne pas me retrouver dans la même situation que lorsque nous roulions, je lui proposais de m’attendre sur la terrasse, lui offrant une tasse de thé qu’il refusa poliment.
Refermant la porte derrière moi, j’inspirais profondément et me mis à la recherche d’une tenue cocooning. Mon legging gris et ma tunique ample à manches longues parme feraient l’affaire. Je le rejoignis après une douche, espérant avoir été rapide pour ne pas être déçue qu’il ait disparu à nouveau.
En ouvrant la porte qui donnait sur la terrasse, je le vis debout droit et impassible, me fixant comme s’il n’avait cessé de regarder la porte depuis que je l’avais fermée quelques minutes plus tôt.
― J’aurais pu vous laisser là, à attendre dans le froid, vous savez ?
― Je n’ai jamais douté que vous reviendriez.
― Vous pensez me connaître déjà en me catégorisant comme une personne prévisible ?
― Non. Loin de moi cette idée. Vous m’avez prouvé hier que vous étiez inattendue en m’aidant à me tirer de la situation délicate dans laquelle j’étais.
― Comment va votre blessure ?
― Jeanne ? Je peux vous appeler ainsi ?
― C’est un dialogue de sourds dans lequel vous éludez mes questions ?
― Je ne sais pas quoi vous répondre.
Une barrière venait de tomber avec ce simple aveu.
― Commencez par le début. Eh oui, vous pouvez m’appeler Jeanne. Quant à moi, comment dois-je vous appeler monsieur Chang ? Keiji ? dis-je en regardant la carte de visite remise par son homme de main et en frissonnant après avoir prononcé son prénom.
― Keiji, répondit-il simplement, mon intonation suave ne lui ayant pas échappé.
― Alors Keiji, pourquoi êtes-vous là ?
― Je vous l’ai dit. Pour vous remercier et aussi pour m’excuser.
― Vous voulez me remercier pour hier ? Et vous excusez d’être parti sans rien dire ou de m’avoir suivie aujourd’hui ?
― Tout à la fois. Mais c’est vous qui m’aviez laissé hier.
― J’avais un rendez-vous important et vous alliez mieux, esquivai-je, me remémorant la vigueur avec laquelle il m’avait plaquée contre le mur, et la chaleur qui irradiait de mes poignets depuis.
― Je comprends.
― Qui étaient ces deux hommes qui vous poursuivaient hier ?
― Je vous ai dit tout ce que vous êtes en mesure de savoir.
― Nous sommes à Hong Kong. Vous êtes vêtu tout en noir, et je parie que c’est l’unique couleur présente dans votre dressing. Vous roulez dans un véhicule tout-terrain noir aussi. C’est un modèle confortable et pratique. De plus, vous avez des gardes du corps, qui au passage, n’étaient pas là hier. J’en déduis donc que vous êtes soit un mafieux, ce qui irait à votre prénom d’origine japonaise ; soit vous êtes un homme fortuné. Dans les deux cas, vous vous considérez comme quelqu’un de dangereux pour moi puisque comme vous l’avez mentionné plus tôt, j’attire les ennuis.
― Vous débordez d’imagination ou alors vous avez un sens crédible de l’observation.
― Mais vous n’infirmerez ni ne confirmerez aucune de mes deux hypothèses n’est-ce pas ? Je sais déjà tout ce que j’ai à savoir, repris-je faussement vexée. Vous avez fait votre devoir envers votre conscience, nous n’avons donc plus rien à nous dire.
― Il vaudrait mieux pour vous en effet que nous ne nous revoyions jamais. Croyez-moi, finit-il par me susurrer à l’oreille alors qu’il
s’était rapproché, ce qui me fit frémir jusqu’à la racine de mes cheveux.
Sa proximité rendait l’atmosphère chargée de tension. Il émanait de nous une attraction sensuelle. Avec cette prise de conscience, je ressentis instantanément des papillons au ventre.
― Et si je voulais vous revoir ?
― Même ma carte de visite ne vous serait d’aucune utilité.
― Que voulez-vous dire ? Et pourquoi me l’avoir donnée dans ce cas ?
― Bonne nuit, Jeanne.
L’entendre m’appeler ainsi de sa voix rauque ne me surprit pas, mais me fit tressaillir.
Sur ces mots, il posa un délicat baiser sur mon front et s’éloigna. Mes jambes ne semblèrent m’obéir que longtemps après, alors que l’ascenseur était déjà au troisième, mon studio se trouvant au onzième.
J’attendis quelques minutes, avec un regain d’espoir lorsque l’ascenseur se mit à remonter, pour finalement s’ouvrir face à moi avec mon voisin de palier qui me salua. C’était un barman d’un pub pas très loin d’ici.
Lui retournant son salut, je m’engouffrai chez moi, déçue. À l’intérieur, toutes les lumières étaient éteintes. Je me laissai tomber sur mon lit et m’endormis. À plusieurs reprises, j’eus l’impression de n’être pas seule chez moi avant de me réveiller en sueur. Je venais de faire un cauchemar dans lequel j’étais retenue prisonnière dans un entrepôt, ligotée et battue.
- Fin du chapitre -
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Voilà trois mois que je m’étais installée avec mon fils à Séoul. Les évènements ne suivaient pas toujours l’ordre souhaité. Keiji, fidèle à lui-même, poursuivait ses activités et nos chemins s’étaient encore séparés.
Ma nouvelle vie m’offrait des perspectives professionnelles gratifiantes. Développer de nouvelles franchises pour le couple Pravesh en collaboration avec le groupe fondé par Simon était édifiant à mesure que je découvrais les opportunités du marché. La concurrence, bien que présente, ne faisait pas d’ombre à nos ambitions ciblées sur une clientèle plus jeune et perpétuellement à la recherche de nouveautés. Si fidéliser cette dernière nécessitait un travail titanesque, les moyens employés étaient à la hauteur de leurs attentes.
Nous étions quatre dans les locaux de Séoul, et en plus de mon assistante, j’avais recruté un informaticien et un contrôleur de gestion à temps complet. Notre équipe était soutenue sur le terrain par trois vendeuses et une responsable de magasin qui devraient bientôt être
rejointes par deux autres équipes de vente, voire cinq si le projet de développement tenait la route. Ce dont je ne doutais pas, car jusqu’ici le corner-test avait porté des résultats satisfaisants qui nous avaient permis de valider l’ouverture de deux surfaces de vente. Les équipes suivaient une formation au sein du premier magasin de Simon et une formatrice en visuel merchandiseur prévoyait de faire le déplacement depuis Hong Kong pour parfaire leur appréhension du concept.
Le chemin parcouru jusqu’ici avait été laborieux, mais le marché aussi versatile que concurrentiel en valait la peine. Le plus difficile avait été de repenser le schéma axé autour de l’innovation tout en gardant une présence humaine qui ferait la différence dans le conseil à la vente. Les miroirs scanners reliés aux tablettes de notre équipe n’étaient qu’un gadget parmi d’autres pour dynamiser le magasin et en jeter plein la vue avec une expérience shopping high tech dans le secteur du prêt à porter. L’objectif était de faire venir les clients pour faciliter l’achat additionnel ou de substitution, une opportunité que nous enlevaient les achats en ligne tout en se démarquant des concurrents grâce à la numérisation de ce premier point de vente qui serait en plein cœur de Meyong-dong, quartier populaire de Séoul connu pour sa profusion d’enseignes jeunes et dynamiques dans le secteur de la mode. Quant à la prospection pour le couple Pravesh, avec mon équipe, nous étions fiers de tenir les délais de cette mission parallèle bien que sur des charbons ardents.
Séoul était un superbe terrain de jeu pour les concepts innovants. L’effervescence de l’activité économique et culturelle, la communication, les projets et le développement d’une entreprise étaient des sujets qui en épataient plus d’un.
Penser à l’un des rares pans de ma vie qui fonctionnait m’apportait un sentiment d’accomplissement et me permettait de moins penser à Keiji.
Sans impair commis jusqu’ici, je me dédiais à mon boulot et à mon statut de mère, donnant toujours plus sans être rassasiée.
J’avais trouvé pour Caleb une nounou qui s’exprimait aussi bien avec lui en anglais qu’en coréen. J’espérais que développer ses aptitudes linguistiques alors qu’il n’était encore qu’un nourrisson, lui faciliterait la vie en grandissant. Ma mission ici devant durer trois ans à minima, il valait mieux anticiper.
Hanna vivait chez nous, dans le superbe appartement de quatre chambres que je louais avec une vue imprenable sur le palace qui devenait magique à l’automne, près de City Hall. Les propriétaires étaient des Franco-Coréens d’une quarantaine d’années. L’épouse, décoratrice d’intérieur, m’avait aidée comprenant mes goûts très sûrs avec flegme pour aimablement procéder à quelques aménagements et faciliter ainsi mon installation.
Les coupes rectilignes des meubles étaient adoucies par des tons sablés qui me renvoyaient l’image des plages de l’île de La Réunion. L’espace épuré était un curieux mélange entre l’univers cosy de ma ville natale obtenu par la présence de luminaires, de miroirs, de coussins et d’un tapis mauve qui tranchait nettement sur le parquet ; et une ambiance asiatique vivifiée par les aquarelles telles que les fleurs de Sakura et des femmes tantôt en kimono tantôt en hanbok ou encore leurs qi bao sous des ombrelles.
Après une journée harassante dans les quartiers chics de Gangnam où se trouvaient nos bureaux, je voulais avoir la satisfaction de me détendre tout en profitant des festivités annuelles qui s’organisaient à proximité durant le Chuseok ou le festival des lanternes ; et en été, la joie de pouvoir amener Caleb au jet d’eau.
Je bénéficiais pleinement des avantages d’être expatriée, car si j’avais été adepte du métro que je connaissais parfaitement, Simon avait insisté pour acheter une voiture. Un modèle coréen que j’avais choisi offrait une ligne sportive et familiale. Elle me permettait de me déplacer rapidement avec aisance et la possibilité d’amener Caleb.
Je me sentais à l’aise à bien des égards dans ce pays époustouflant où je pouvais marcher sereine dans les rues et rencontrer mes amis autour d’un café à tout moment. Et aujourd’hui était l’une de ces belles journées où mon amie Soo Hae m’avait proposé de découvrir un nouvel endroit où l’on servait des bubble-tea.
― Jeanne ! Par ici ! m’interpelait-elle par de grands gestes enthousiastes.
Je me dirigeais vers elle d’un pas assuré, tout sourire par sa joie communicative après qu’on m’ait gentiment aidé à faire entrer la poussette dans laquelle Caleb gazouillait.
― Comment vas-tu ? la questionnais-je tandis qu’elle s’emparait déjà de mon fils, aux anges devant les grimaces qu’elle faisait.
― J’ai démissionné, m’annonça-t-elle sans trouble.
― Que s’est-il passé ?
― Tu connais les grandes entreprises ici. Elles n’ont pas la réputation d’apprécier que les femmes cherchent à fonder un foyer et l’annonce de mon mariage prochainement… Le comble pour quelqu’un comme moi qui travaille aux ressources humaines !
― Je suis désolée de l’apprendre.
― Ne le sois pas.
― En fait, je suis exaspérée de constater qu’il y a un point commun dans nos cultures !
― Ah oui ?
― La société nous pousse à choisir entre notre vie personnelle et notre vie professionnelle. Cette pression face à ce choix est alimentée par les hommes comme tu le sais déjà, mais également via la transmission utopique de la femme dite parfaite. Comme si on n’était pas assez forte pour mener de front ces deux vies, ou qu’on ne saurait pas trouver le juste équilibre. À ce jeu-là, on est perdante parce qu’on est moins bien rémunérée que la gent masculine. De plus, on est souvent celle qui reste à la maison pour s’occuper des enfants.
― Peut-être, mais toi tu as réussi à conserver ton emploi. Il y a de l’espoir.
― Honnêtement, je ne sais pas comment tu fais pour rester calme !
― C’est sympa aussi d’être la reine à la maison, tu sais ?
― Comment ça ?
― J’aurais du temps pour faire des activités que j’aime, de m’occuper de mon foyer, de m’assurer que quand Nate rentre à la maison, qu’il s’y sente bien…
― C’est un peu idyllique comme vision.
― N’oublie pas qu’en Asie, les femmes sont les reines de la maison. À moi la gestion du budget ! En contrepartie, me maintenir en forme et agréable pour garder mon homme, ce n’est pas si mal, dit-elle d’un air moqueur.
Avec cette boutade, j’avais compris que Soo Hae était alignée avec ses choix. Le plus important était que mon amie soit heureuse.
― Que prévois-tu de faire ?
― J’ai un nouveau centre d’intérêt. Je me suis mise à la calligraphie. Suivant ton conseil, je me suis inscrite dans la même salle de fitness que toi, on s’y croisera.
― Génial !
Je me rappelais combien je me sentais vivante et tellement moi-même avec Soo Hae. Si elle avait tous les traits d’une Coréenne sexy qui passait des heures à travailler son maquillage, elle avait aussi une vie sociale très riche. Elle me parlait de sa nouvelle lubie avec passion, des rencontres qu’elle avait récemment faites et je tentais de m’imaginer chaque scène incongrue qu’elle me peignait avec une hilarité non feinte.
Nous avions commandé des bubble-tea au jasmin et au lait avec des billes de tapioca qu’on sirotait tranquillement.
― Veux-tu être ma demoiselle d’honneur ? me lança-t-elle inopinément.
― Oui avec plaisir.
― Quel soulagement !
― Pourquoi ?
― Ne le prends pas mal, mais je craignais que tu refuses parce que tu sembles mariée à ton job depuis que tu es arrivée ici. Je sais que tu m’en parleras quand tu seras prête pourtant je te trouve différente. Ce n’est pas dû qu’à la présence de ce merveilleux petit ange que tu as mis au monde dans des circonstances qui m’échappent…
Je m’attendais à ressentir une pointe au cœur comme les fois précédentes, mais rien ne se produisit.
― Promis, tu auras tous les détails croustillants. Pourquoi pas lors d’une soirée pyjama organisée pour ton enterrement de vie de jeune fille ?
― Ah non alors, tu ne vas pas me mettre au lit pour ma dernière soirée de célibataire. J’ai bien l’intention de danser toute la nuit. Thomas aussi sera là, le seul représentant de la gent masculine autorisé à s’incruster dans notre moment entre filles.
― D’accord, maugréais-je, cachant combien j’étais ravie de revoir Thomas, un ami qui m’était cher tout autant qu’à Soo Hae.
Depuis mon retour à Séoul, il séjournait à Paris. Nous avions gardé contact comme de coutume en nous envoyant des messages.
― En revanche, je suis preneuse de ton histoire autour d’un bon chimaek devant un film à l’eau de rose de ta collection personnelle.
― Vendu ! Puisque tu me prends par les sentiments. Les virées à Séoul ne sont rien sans un bon poulet croustillant, de la bière et du soju !
Ainsi, nous rigolâmes de bon cœur en zappant les sujets de cette fameuse soirée des révélations à l’organisation de son mariage et les ragots sulfureux de nos connaissances communes, tout en nous remémorant notre folle vie d’étudiante. Ce qui m’amena à parler de l’arrivée de mon petit frère à la prochaine rentrée à qui je n’avais pas proposé de l’héberger. Je voulais qu’il puisse mener lui aussi une vie aussi exaltante qu’avait été la mienne, en résidant sur le campus de l’université, au dortoir international. Évidemment nous avions convenu qu’il viendrait dîner au moins une fois par semaine et qu’à l’occasion s’il le souhaitait, il pourrait rester dormir.
Tous nos bavardages de fille nous avaient fait perdre la notion du temps. Avec tristesse, nous nous étions dit au revoir.
Après ce bon moment, j’étais heureuse de retrouver le calme de mon appartement où flottait une bonne odeur de gâteau à base de pâte de haricots. Hanna, en plus d’être une nourrice très douce, était aussi une employée de maison aux petits soins pour Caleb et moi. Elle nous concoctait toujours de bons petits plats, ce qui ne semblait pas curieux chez cette jeune femme qui paraissait plus que son âge avec sa permanente et son corps trapu comme les ajumas des restaurants aux alentours. Je me souviens l’avoir embauchée d’abord parce qu’elle avait enseigné le sport de haut niveau aux plus petits, outre le fait qu’elle parlait couramment anglais. Ses talents de cuisinière n’ont été qu’une découverte inattendue chez cette personne loin d’être charmante si on se fiait aux apparences.
― Des messages pour moi, Hanna ? la questionnais-je tandis qu’elle venait m’aider à me débarrasser de mes affaires.
― Non, madame Jeanne.
Sa réponse ne m’étonna guère, car hormis ma mère, quelques amis et Simon, personne n’essaierait de me joindre chez moi. Il était évident qu’Hanna avait perçu ma déception sous le masque que j’affichais. Mes yeux rougeoyants au réveil à plusieurs reprises ne lui avaient pas échappé ; elle ne m’avait jamais questionnée. J’appréciais sa discrétion et le respect qu’elle avait pour ma vie privée bien que nous soyons sous le même toit.
Quelques instants plus tard, le voile triste avait disparu en dégustant les petits gâteaux qu’elle avait disposés dans un plat sur le plan de travail central de la cuisine et il ne résonnait dans la pièce que les gazouillements de mon fils et mes éclats de rire. J’aimais plus que tout passer du temps avec Caleb et j’avais hâte, mais pas trop, qu’il grandisse. Je l’imaginais déjà faire ses premiers pas et pourtant j’appréhendais ses questions lorsqu’il irait à l’école, voyant qu’à l’inverse de ses camarades, il n’aurait pas son père à ses côtés. C’était une pensée que je préférais refouler au fond de moi et qui me laisserait matière à penser cette nuit comme tant d’autres auparavant, même si je savais pertinemment qu’il était vain de vouloir réécrire l’histoire.
Après une agréable soirée, je me retrouvais seule à travailler sur mes dossiers. Le sommeil tarderait à venir et les cauchemars me hantaient régulièrement depuis mon escapade à Macao. Le piège à rêve amérindien offert par Soo Hae après son voyage aux États-Unis, placé en tête de lit, ne servait à rien. Bien que consulter m’aurait aidé, j’estimais être une personne résiliente. Davantage concentrée sur la pièce sobrement aménagée dans un esprit cocooning, j’attendais son message du jour. De simples textos échangés chaque soir étaient à la fois ma bouffée d’air et mon univers. Keiji et moi ne communiquions plus que brièvement d’un accord arbitraire qu’il avait pris. Je me demandais ce que je préférais : son silence absolu ou cet écran interposé ? L’envie d’entendre le timbre de sa voix était constante, à l’instar de ses enfants aux regards concupiscents, que l’on privait de sucreries aux caisses des supermarchés.
Lorsqu’enfin le téléphone s’illumina dans la chambre baignée par l’obscurité, à mon corps défendant, je me sentais pleine d’espoir. Savoir que je n’aurais pas davantage de détails sur son existence ne freinait en rien mes attentes.
« J’espère que tu as passé une excellente journée. Avec Caleb, je vous aime et vous me manquez. Douce nuit. »
Je tentais en vain de me raisonner que Keiji serait à jamais l’homme de passage dans notre vie à Caleb et à moi, comme il l’avait prouvé à plusieurs reprises. Déçue du peu d’intérêt que nous représentions pour lui malgré ses belles paroles, je me souvenais à chaque fois de notre retour à Hong Kong où il avait été très clair sur la distance qu’il mettrait entre nous sous prétexte de nous protéger. J’avais compris qu’il ne profiterait pas des évènements pour cesser ses activités. Ce constat m’avait mise dans une colère rouge puisqu’il avait répondu devoir faire ses devoirs en ces temps troubles. Cette colère n’était toujours pas retombée depuis la prise d’otage d’Aki, où mon fils et moi avions été ses appâts. Ses pions sacrifiables.
« Quand seras-tu à nos côtés ? » Ce soir plus que jamais, j’avais les nerfs en pelote et il me semblait futile d’aborder notre quotidien comme je l’avais fait durant ma grossesse et si à l’époque ses motifs étaient recevables, aujourd’hui je n’étais plus aussi compréhensive.
« Que se passe-t-il ? »
À ce dernier message j’avais répondu ne plus être capable de supporter le flou de notre relation, ne sachant pas si je pouvais tourner la page et le tenant pour responsable du vide affectif que je ressentais. L’amour n’éloignait pas les gens, peu importe les raisons, et nous avions déjà traversé tant de passage à vide que je m’étonnais qu’il puisse persister à exiger autant de nous. Notre relation était vouée à l’échec, car il ne restait jamais suffisamment longtemps pour construire une histoire solide et pérenne. J’étais celle qui devait m’accommoder de son absence sans qu’il tente quoique ce soit pour y remédier. Il était resté silencieux à ce que je lui avais envoyé.
Agitée dans les draps froids de mon lit, j’avais fini par aller m’installer les jambes enroulées sous moi dans le large canapé d’angle qui faisait face aux immeubles pour boire un chocolat chaud.
― Qu’est-ce que c’est ? questionnais-je Hanna qui m’avait surprise en me retirant des mains ma tasse.
― Une infusion à base de valériane. J’ai remarqué que vous dormiez peu. Durant ma promenade au marché pendant que vous vous étiez absentée aujourd’hui, j’en ai trouvé.
― Merci. Vous ne dormiez pas ?
― Non et je savais que vous seriez là… comme chaque soir.
― Je suis désolée. Je n’avais pas pensé interrompre votre sommeil.
― Ne soyez pas inquiète. Si je peux me permettre, vous êtes courageuse d’élever seule votre fils. Vous travaillez également beaucoup. Les femmes d’ici choisissent souvent entre être femmes au foyer et mener de front leur carrière. D’ailleurs, elles sont de plus en plus nombreuses à opter pour le second choix de vie.
― Je doute parfois d’être suffisamment à la hauteur de pouvoir concilier mon rôle de mère et ma carrière.
― Dépendre d’un homme, ça n’a plus la même valeur de nos jours, vous savez ? Vous faites de votre mieux. Vous devriez vous ménager un peu, termina-t-elle circonspecte avant de s’éclipser discrètement.
C’était sans doute la conversation la plus honnête que nous n’avions jamais eue avec Hanna. Je louais la pénombre, certaine de rougir de honte, car il m’était arrivé de m’endormir dans le salon, ce qui à l’évidence n’avait pas échappé à la brave femme bien qu’au petit matin je retournais dans ma chambre. L’infusion mit à l’épreuve mon sens olfactif avec son odeur particulière que je n’aurais su décrire.
- Fin du chapitre -
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Au réveil, heureuse de le voir avec un sourire aux lèvres, me regardant et repoussant une mèche rebelle derrière mon lobe, je remontais le drap pour me cacher le visage comme une adolescente, et voiler ainsi ma timidité retrouvée sous la lumière du jour qui perçait. Il rit, enfantin et amoureux avant de se glisser sous les draps pour venir me retrouver. Au programme, chatouillements et rires cristallins comme je n’en avais jamais entendu résonner. Le bonheur était simplement là.
On frappa à la porte. Il releva le drap de nos têtes. Ashanti se tenait déjà dans la chambre.
― Qui vous a autorisé à entrer Ashanti ? questionna-t-il d’un ton bourru, tandis que l’employée était gênée.
― C’est moi. Se fit entendre la voix de sa mère derrière la femme de maison, sans avoir laissé à cette dernière le temps de répondre.
Embarrassée d’avoir été surpris dans notre disconvenue, je détournais la tête et me pinçais les lèvres tandis que Keiji ne bougea pas d’un pouce au-dessus de moi.
― Que veux-tu qui ne puisse pas attendre que nous descendions et te presse ainsi ?
― Ton père souhaite que nous nous réunissions tous les quatre pour prendre le petit déjeuner.
― Tous les quatre ?
― Avec Jeanne. Vous me permettez de vous appeler ainsi ? dit-elle à mon attention.
Il n’y avait rien d’hostile dans sa voix. Ce qui ne m’empêcha pas néanmoins de me mettre sur mes gardes. Je tournais la tête et répondis par l’affirmative plus mollement que je ne l’avais souhaité. Elle quitta la chambre imperturbable, et j’écarquillais les yeux vers Keiji qui déposa un baiser rassurant sur mon front, puis mon nez et enfin mes lèvres.
À table, j’avais l’impression d’être assise à côté de moi-même tant je nous voyais comme dans une scène de mauvais goût. Son père avait sollicité la présence d’un infirmier. Soit son malaise de la veille l’avait atteint davantage que je ne le croyais, soit il misait sur son état de santé pour détourner Keiji de ses résolutions.
― Jeanne ? Comme Keiji vous l’a peut-être déjà mentionné, je suis souffrant, m’annonça Monsieur Chang sans surprise.
Keiji prit ma main sous la table avant de répondre à son père que le moment était mal choisi pour aborder le sujet. Ce qu’il balaya d’un revers de la main. Le décor était planté et il allait jouer sur la corde sensible. Je devais donc m’attendre à une nouvelle boutade.
― Mon mari et moi-même nous réjouissons de la venue d’un enfant prochainement et nous espérons nous rendre au temple prochainement, pour que ce soit un fils qui puisse naître, dit Madame Chang.
Je comprenais soudain où ils voulaient en venir. Mon enfant serait l’otage de leur tradition si c’était un garçon. Le souhait de Keiji d’avoir une fille n’était pas anodin. Soudainement amère, je regrettais presque de vouloir un fils, ce qui me brisa le cœur. Je serrai plus fort la main de Keiji sans le vouloir. Il sut alors que je venais de comprendre et se sentit profondément désolé. Pourtant, je n’aurais pas su dire s’il l’était pour nous ou pour ses parents qui ne lâcheraient pas prise aussi facilement qu’il semblait l’attendre.
― Dans les affaires ramenées par Han à la suite de votre enlèvement, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que vous aviez choisi une layette jaune. Cette couleur est celle de l’empereur. Elle siéra à merveille à celui qui règnera sur Hong Kong au côté de son père, ajouta la mère de Keiji tandis que je vivais cette annonce comme une nouvelle intrusion.
― Ce sera une fille. Trancha Keiji alors qu’une boule s’était formée dans ma gorge, m’empêchant d’avaler quoique ce soit d’autres.
― Voyons mon fils, qu’est-ce que tu dis là ? Une fille n’augure rien de bon. Elle ne pourra pas reprendre le flambeau, cracha Monsieur Chang.
― Fille ou garçon, ce bébé sera aimé de ses parents et il n’a jamais été question qu’il se plie à la volonté des autres. Ce sera un être libre de choisir sa vie. Je veillerai personnellement à son éducation en ce sens, sans le priver de connaître ses racines si c’est son souhait. Relevais-je téméraire.
Monsieur et Madame Chang prirent un air outré. Keiji me glissa un sourire en coin. Je ne les laisserais pas nous atteindre. Mon enfant était ma bataille. Et s’il me fallait m’éloigner d’ici pour lui offrir une vie différente de celle que ses grands-parents étaient prêts à lui tracer, je le ferais sans hésitation. J’avais l’intime conviction que Keiji comprendrait et me soutiendrait si c’était mon choix de le quitter pour le bien de notre enfant à naître.
― Keiji ! Dis quelque chose, voyons ! Tu ne peux pas accepter une telle chose. C’est contre nos devoirs. Cet enfant exercera des responsabilités. Si sa mère ne souhaite pas s’y plier, qu’elle s’en aille et nous le laisse.
C’était la remarque de trop qui valut à Madame Chang un verre de jus d’orange jeté au visage, tachant ses habits blancs. Je n’avais pas réussi à me contenir davantage face à la désinvolture de sa mère qui suggérait que j’abandonne mon propre sang. Je me demandais comment Keiji était né de tels personnages. C’était une aberration.
― Cette femme vient de prouver qu’elle n’est pas de notre monde, mon garçon, dit son père.
― Je crois au contraire que Jeanne a été tendre avec vous. Le dégoût que m’inspirent mes propres parents à cet instant est indescriptible. Vous me répugnez et vous manquez à votre devoir en agissant ainsi. Vous remettez en cause le choix que j’ai fait en tant que « Shan Chu » qui dirige la triade. Ni votre mélodrame de père malade ni votre souhait d’évincer Jeanne à mes côtés ne paieront. Sachez-le, je peux me montrer patient, mais aucun autre affront ne sera toléré envers moi, surtout en ce qui concerne Jeanne et notre bébé.
Keiji avait revêtu une carapace dure et son passage ne laisserait personne en paix s’il s’y engageait. J’en étais persuadée. Lorsqu’il agissait ainsi, il m’effrayait autant que je redoutais les obstacles que dresseraient ses parents et leurs adversaires. Sur notre vie.
― Que comptes-tu faire, Keiji ? demanda son père, pas le moins du monde intimidé et avec un regain d’énergie soudain.
― Je vous l’ai dit. Jeanne sera à mes côtés. Soit, vous l’acceptez, soit j’arrête tout avec seulement un appel, dit Keiji en sortant son portable de sa poche, prêt à exécuter son plan.
― Il va donc falloir vous marier, la présenter à tous et l’initier, précisa son père pendant que sa mère avait quitté la table pour aller se changer.
― Il n’est pas question de brusquer Jeanne pour le moment. Je dois résoudre les choses avec Aki d’abord. De plus, la santé de la mère et de l’enfant est ma seule priorité actuellement. Nous aviserons la suite comme un couple puisque cela ne regarde que nous.
J’étais déçue qu’il élude la question du mariage. Néanmoins, je décidais de ne pas m’apitoyer, car il n’avait pas été ferme sur un éventuel refus. Sa mère revint juste à temps pour l’entendre exiger d’eux qu’ils soient conciliants, étant donné que je resterai libre sous leur toit et nullement soumise ni à leurs exigences ni à leurs plans sournois. Son discours eut le don de les tenir tranquilles pour que nous puissions avaler enfin quelque chose lui et moi, sous le regard incrédule de ses parents.
***
Les semaines passaient sans que Monsieur et Madame Chang me laissent une trêve durant les absences régulières de Keiji. Il avait limité mes sorties à l’extérieur prétextant qu’Aki était une menace sérieuse à ne pas prendre à la légère.
Me sentant prisonnière, je n’avais pas de routine établie et mes seuls instants de béatitude, je les trouvais en travaillant. En outre, ne pouvant aller en Corée moi-même comme initialement convenu, il avait été décidé que Simon, en tant que patron s’y rendrait. Notre relation amicale avait aussi souffert d’un désaccord personnel face à mon refus d’annoncer à ma famille ma situation actuelle. Mon monde tombait en ruine. J’étais lasse de me battre sur tous les fronts. Ma bataille était que cet enfant naisse en bonne santé. Mais, dans le champ de mines qu’était devenue ma vie, il me fallait admettre que j’étais nuisible à moi-même avec mon approche.
Un après-midi, je décidais donc de me rendre à l’hôpital pour voir Sheng qui se rétablissait. Il incarnait le cliché type de l’homme de main. Il était un homme peu loquace, mais il restait informé de ce que Keiji tramait. Il m’apprit qu’ils avaient découvert une piste interne et se préparait à mettre à jour la taupe qui avait aidé Aki dans ses méfaits. Il ne m’en dirait pas davantage. Je soupçonnais que la situation soit suffisamment délicate pour qu’on me laisse en dehors de toute cette histoire.
La visite terminée, je tombais nez à nez sur Chun et Fei en quittant l’hôpital. Ils furent surpris de me trouver enceinte d’autant plus que je n’avais pas bonne mine avec mes cernes sous les yeux. Le poids que j’avais pris était directement allait à mon ventre, accentuant ainsi les courbes creusées du reste de mon corps.
Nous allâmes prendre une collation dans un café à proximité et je constatais que la vie suivait son cours au dehors de ma cage. Le jeune couple avait effectué un périple en Europe et me racontait leur voyage avec ferveur. Je me réjouissais de leur bonheur, lorsque Keiji vint nous rejoindre. Penaude, je fis les présentations. Il écourta mon échange avec mes amis feignant un rendez-vous familial, ce qui causa une gêne palpable.
***
La situation embarrassante avait eu pour effet de me mettre dans une colère noire. Me promettant intérieurement de rentrer en France quelque temps auprès des miens, je me rendais compte combien j’avais attendu cette onde de choc pour parler à Keiji. Ce que je fis dès que nous étions arrivés chez lui.
― Nous devons parler.
― Ce n’est pas le bon moment.
― Si ça l’est. Et tu vas prendre quelques instants pour m’écouter.
Il affichait une moue agacée, mais je n’en démordais pas. Simon avait raison et l’idée avait fait son chemin en moi. Il fallait enfin avouer à mes parents ma grossesse. C’est auprès d’eux que je voulais mettre au monde mon bébé, dans de meilleures conditions.
― C’est d’accord. Je t’écoute, dit-il en reddition.
― Je rentre en France. Je vais voir mes parents. Ils ont le droit d’être informés et j’ai besoin de leur soutien. Ce que je ne trouve pas ici. Tes parents, Aki, ton environnement, tout te préoccupe et tout m’est nuisible. Je n’en peux plus.
Je regardais mon reflet dans le miroir. Pour appuyer mes dires, j’ajoutais n’avoir jamais ressemblé à celle que j’étais actuellement en me désignant de mes mains. Une apparence sépulcrale et une humeur déprimée qui détonnaient avec mon ballon. Il argumenta pour me garder à Hong Kong, promettant que tout rentrerait bientôt dans l’ordre. Pourtant, je ne cédais pas. J’avais besoin d’accomplir ma quête et de remettre ma vie sur les rails pour mener ma grossesse à terme sans encombre. Ce qu’il ne pouvait pas m’offrir actuellement. Las, il n’insista pas et céda devant ma ténacité, ajoutant que je serais effectivement plus en sécurité parmi les miens.
Sans tarder davantage, je m’organisais. J’appelais Simon pour lui faire part de ma décision, et sans avoir eu le temps de lui demander quoique ce soit, il me proposa de travailler à distance. Lullaby étant elle-même en congés maternité, l’équipe avait été renforcée par deux stagiaires efficaces qui sauraient gérer les dossiers, sous l’œil bienveillant de notre responsable des opérations.
Une fois la question de mon emploi réglé, j’eus ma mère à l’autre bout du fil pour lui annoncer mon souhait de rentrer pour une période indéfinie. Ce qui l’inquiéta. Je dus donc essayer de la rassurer, toujours en omettant de mentionner ma grossesse. Elle m’annonça que mon père s’était vu offert l’opportunité d’un nouvel emploi à sur l’île de La Réunion, il y a quelque temps. Après une longue réflexion de leur part, ils avaient décidé de s’y installer. Au moment de mon appel, ils se préparaient à déménager dans le sud-ouest de l’île d’ici trois semaines. Je lui proposais que nous nous y rejoignions, précisant que je pourrais aider à leur installation.
C’était l’occasion rêvée de pouvoir profiter du soleil, et surtout de changer de cadre. Je réservais un vol et un hôtel pour arriver plus tôt qu’eux, espérant pouvoir retrouver une frimousse plus enjouée plutôt qu’ils ne me voient dans mon état actuel.
Durant les jours qui précédèrent mon départ, Keiji avait été peu présent. Les brocards de ses parents n’avaient plus eu leur effet habituel sur moi. J’allais respirer le grand air, retrouver la liberté et j’osais espérer recevoir bientôt l’amour de ma famille pour me revigorer et revenir plus forte que jamais.
À l’aéroport, Keiji et moi-même étions émus. Dans les bras l’un de l’autre, nous prenions la mesure de l’importance de nos sentiments et des entraves rencontrées. Il avait refusé ma présence à ses côtés pour le soutenir. Il n’avait pas non plus assumé pleinement son rôle envers moi, aveuglé par sa soif de justice et son sens du devoir. Nos adieux avaient finalement été la suite logique pour notre histoire. Tant qu’il serait entouré de ses démons, notre vie ensemble à Hong Kong ne serait jamais apaisée. Assise dans l’avion, la musique résonnant dans mes écouteurs, je réalisais tout le mal qu’on s’était fait malgré l’amour qui existait entre nous. Et je priais pour que notre séparation temporaire nous soit bénéfique et nous permette de démêler ce qui devait l’être.
***
Après neuf heures d’avion suivies d’une escale à l’île Maurice, j’atterrissais enfin sur l’île de La Réunion par une belle matinée ensoleillée. Le commandant de bord, lors de la descente, avait annoncé des températures estivales qui se radoucissaient.
Tout le long de la route, dans le taxi qui m’emmenait du nord vers le sud-ouest de l’île, là où était mon hôtel, j’admirais la vue sur les montagnes reculées à ma gauche. Sur ma droite, une mer d’un bleu azur venait caresser les rivages tantôt rocheux, tantôt de sable. Il nous fallut un peu plus d’une heure pour rejoindre la ville balnéaire de Saint-Leu, là où je séjournerais et où mes parents avaient prévu de s’installer.
Je me réjouissais d’avance de profiter du soleil, encore au calme et sans devoir des explications sur mon état. Ma famille arrivant dans quelques jours, nous serions enfin au complet, et ce pendant quelques semaines.
Ma jeune sœur avait pris des congés pour profiter de notre réunion de famille sous les tropiques. Ils n’allaient pas être déçus de leur nouveau cadre de vie. Ma mère était originaire de ce département d’outre-mer français. Ce retour aux sources lui ferait plaisir, tout autant qu’à moi, de pouvoir découvrir cette part de notre généalogie. J’avais pris conscience combien je voulais moi aussi, léguer un héritage à mon enfant. À Clermont-Ferrand, où la famille de mon père avait une ferme depuis des générations, je lui transmettrais un premier point d’ancrage que viendrait compléter celui du côté maternel. Je me réjouissais de la richesse culturelle offerte à mon bébé, surtout si son père jouait un rôle prépondérant dans sa vie.
Pour l’heure, l’accueil était charmant avec un cocktail de bienvenue à base de fruits locaux et sans alcool. La vue sur le lagon était magnifique. Au-dessus de ma tête, les parachutes tournoyaient, prêts à se poser plus bas. Dans ma chambre, j’ouvrais l’une de mes valises pour passer une tenue confortable après une douche opportune pour finir ce voyage. Bien qu’épuisée, je voulais sortir et découvrir ce nouvel environnement. Je demandais au personnel un endroit pour me restaurer lorsque j’entendis mon ventre crier famine. On me précisa également les visites incontournables du coin. Je ne devais récupérer ma voiture de location que le lendemain.
Comme j’avais émis le souhait de manger local, on m’avait proposé un choix allant de restaurant à celui de stands sur la plage. C’est pour ce dernier que j’avais opté et je ne regrettais pas d’avoir dû marcher un peu pour ce pain fourré de marlin fumé, de frites et de sauce blanche sur lequel une couche de fromage avait été fondue. Le tout était riche, mais délicieux, une folie que je ne me permettais pas souvent et qui marquait l’occasion de ce que j’espérais être le préambule d’une nouvelle vie.
À l’ombre des filaos, les pieds enfouis dans le sable chaud et au rythme des vagues qui enjôlaient la dune sous le soleil éclatant d’un ciel bleu limpide, je recollais chaque pièce de moi-même à l’aide du calme ambiant. Sur la plage, des enfants s’amusaient et un groupe de jeunes filles métissées rigolaient. Je sentais mon âme renaître. La vie ne m’avait pas paru aussi enjouée depuis un moment, ce qui dessina un sourire sur mes lèvres. Je me mis à cajoler mon ventre me sentant comme une poupée russe, sereine, habitée par cet autre être qui venait de bouger pour la première fois. En cinq mois nous avions traversé tant d’épreuves ensemble. Il était temps pour nous de profiter de ce lien, car je l’aimais déjà tant. Le cœur gonflé, je me levais pour retourner à l’hôtel après une halte pour contempler les tortues marines, une attractivité locale. Le bébé n’avait cessé de bouger.
J’avais refusé de faire une échographie plus tôt pour connaître le sexe de mon enfant, trop effrayée pour vouloir le savoir. Aujourd’hui, c’était différent, car j’avais la conviction d’être intouchable ici ; et sentir cette vie en moi qui bougeait, avait réveillé ma curiosité. Ayant récupéré mon dossier médical, je serais capable de trouver un médecin pour me suivre, car j’avais la décision de rester à La Réunion jusqu’au terme de ma grossesse. Je venais de franchir une nouvelle étape, au fond de moi, que j’avais préparée, parmi tant d’autres depuis mes doutes concernant le futur avec Keiji, davantage rassérénée de ne m’être laissée submergée qu’en surface.
De retour dans ma chambre, je m’attendais à un message en consultant mes divers comptes sociaux et mes mails, sans résultat. Je ne sus dire précisément ce qui prévalait entre soulagement et déception. Keiji avait respecté mon choix de m’éloigner, mais il ne s’était pas inquiété de savoir si j’avais bien voyagé. Pas un de ses sbires à l’horizon.
***
Ces quelques jours passés en duo avec mon ventre de grossesse avaient été une aubaine pour retrouver un peu de sérénité dans ma vie sens dessus dessous. J’avais visité l’île à mon rythme. N’ayant toujours pas eu de nouvelles de Keiji, je consultais compulsivement mon téléphone dans l’attente d’un message. Mais le cadre idyllique me faisait vite oublier mes soucis et ma morosité jusqu’au jour J des retrouvailles avec les miens.
J’avais hâte de voir mes parents sur le point de passer les douanes à l’arrivée. J’avais trouvé un médecin. Plus tôt dans la journée, il m’avait annoncé que j’attendais un petit garçon et même si j’étais terrifiée, j’étais également comblée par ce don du ciel. Je devrais l’apprendre à Keiji, mais j’avais pris la mauvaise habitude du plus tard qui serait le mieux, surtout qu’il semblait m’avoir effacé de sa vie.
Je les attendais à la sortie, le corps révolutionné par une grossesse épanouie. J’avais troqué mon teint blafard pour une peau laiteuse qui prenait des teintes mates sous ce soleil austral, donnant plus d’éclat à mes cheveux vénitiens et à mes yeux bleu charron. Lorsqu’enfin tous quatre sortirent, la posture détachée de mon frère, la bouche béate de ma sœur, le regard courroucé de mon père et la stupéfaction larmoyante de ma mère m’apprirent tout ce qui m’attendait prochainement. Je gonflais mon cœur courageusement pour avancer vers eux sans être désarçonnée par leurs questions muettes auxquelles j’allais devoir répondre prochainement en étant le plus proche possible de la vérité.
Si les femmes de ma famille étaient solidaires dans une accolade avec de joyeuses embrassades, mon père était quant à lui resté en retrait avec mon frère adoptif.
― C’est parce qu’il n’a pas de père que tu es ici ? bougonna-t-il me plantant une flèche dans le cœur sans pour autant que je ne me laisse démonter.
― Bonjour, papa. J’espère que tu as fait bon voyage, lui dis-je tout sourire.
― Oh, ma petite fille, quand est-ce arrivé ? demanda ma mère.
― Je serais prompte à répondre à toutes vos questions, mais ce n’est pas le lieu. Ce que je peux vous garantir c’est que ce petit bonhomme a bien un père resté à Hong Kong pour ses affaires, répondis-je en pointant mon ventre du doigt.
― Félicitations sœurette ! finit par s’extasier Salomé.
Tout le long du trajet, j’apprenais davantage sur le nouvel emploi de mon père, désormais chargé des investissements immobiliers et de l’agencement intérieur pour un groupe familial, référent local dans le secteur des franchises de prêt-à-porter. Ma mère pensait que travaillant dans le même domaine, mon champ de compétences pourrait être utile à mon père qui paraissait plus grincheux que de coutume.
Ils avaient mis notre maison de Durtol en location et avaient entrepris d’acheter une villa neuve de pleins pieds dans un quartier en développement de la commune de Saint-Leu, avec vue sur mer et un accès aux voies rapides. Elle serait prête la semaine suivante et en attendant ils séjourneraient dans le même hôtel que moi.
Ma mère, fille unique, avait quant à elle lancé ses recherches pour renouer avec sa famille. Nos feux grands-parents avaient respectivement une ribambelle de frères et sœurs qui eux-mêmes avaient donnés à ma mère tout autant de cousins. Elle se réjouissait de les revoir, car elle avait quitté l’île il y avait plus de trente ans, bien avant ma naissance. Je souhaitais l’accompagner dans ses visites, avide de pouvoir donner une grande famille à mon fils. Mon père n’avait qu’un jeune frère ; et je ne fréquentais que peu mes trois cousines pour diverses raisons dont la principale était leur jugement, un trait de famille à voir mon père.
Salomé se plaisait dans son entreprise spécialisée dans une chaîne de boulangerie-pâtisserie qui commençait à se faire connaître sur la scène internationale. Son métier dans le digital lui était amusant et lui permettait de vivre une vie parisienne faite de concerts, de shopping et de soirées branchées.
Antoine prévoyait de vivre chez elle l’année prochaine après l’obtention de son baccalauréat, afin de suivre des études d’architecture comme notre père. Je le soupçonnais de vouloir encore plaire à ce dernier en exécutant les choix qu’on faisait pour lui. J’avais été si peu présente, qu’avec mon petit frère, je me sentais comme une simple connaissance. Il était devenu un jeune homme talentueux dont mon père vantait les mérites. Il n’avait d’ailleurs jamais manqué de me faire savoir qu’il fondait de grands espoirs sur Antoine puisque je n’avais pas répondu favorablement à ses souhaits.
Plus tard, le premier dîner de nos retrouvailles se déroula malgré tout dans une ambiance plus détendue lorsque mon père se passionna pour un livre d’architecture que je venais de lui offrir.
― Alors, raconte-nous tout, ma chérie, lança ma mère.
Tous les regards se braquèrent sur moi, curieux. Je choisis de cacher le moins de choses possible. Je leur devais l’honnêteté, car c’était cela une famille avant tout.
― C’est un petit garçon qui grandit en moi depuis cinq mois. Je n’avais pas osé vous le dire, car j’ai eu un début de grossesse compliqué, période durant laquelle j’aurais pu le perdre. Cela aurait causé des peines inutiles. Le cœur au bord des lèvres, je repensais à l’être qui lui n’avait pas survécu.
― Mais voyons ma chérie, qu’est-ce que tu racontes ? Nous aurions traversé cette épreuve ensemble. Je me doutais bien que Simon ne me disait pas toute la vérité. Si je l’avais su, je serais venue te rendre visite, dit ma mère émue.
― Jeanne, c’est un homme bien ? s’enquit mon père, réellement intéressé.
― Il est exceptionnel à mes yeux et je l’aime.
― Je sais que nos relations ont été conflictuelles. Ta mère est allée même jusqu’à me reprocher le vide sentimental de ta vie. Mais s’il compte pour toi, je te souhaite qu’il soit un père aimant et meilleur que moi.
― Merci, papa, dis-je simplement encore sous le choc de cette confession ; la plus attendrissante que j’avais entendue de sa part, jusqu’ici.
― Alors, il est comment ? Il fait quoi dans la vie ? m’interrogea Salomé.
― Son père est hongkongais et sa mère japonaise. Il se prénomme Keiji. Sa famille tient une affaire d’import-export florissante dans la zone depuis plusieurs générations.
― Tu dois bien avoir des photos ? Montre-les-nous, ajouta ma sœur.
Honteuse, je leur montrais les rares photos prises à la dérobée lorsqu’il dormait ou qu’il regardait ailleurs. Nous n’avions jamais été un couple normal. Dans des circonstances telles que celle-ci, la réalité était aussi absurde qu’impitoyable.
― Vous n’avez pas de photos de vous ensemble, fit remarquer Antoine, ce qui lui valut le regard mauvais de ma sœur.
Salomé avait toujours perçu plus que je ne voulais bien le montrer, et venait souvent à mon secours. J’étais l’aînée, pourtant c’était elle qui incarnait le plus la maturité et la présence qui incombait à mon rôle.
― Comment vous êtes-vous rencontrés ? demanda ma mère.
― En ville. Une sorte de coup de foudre.
C’était le cas de le dire furtif et intense, pensais-je intérieurement.
― Il nous faut des détails, me bouscula ma sœur.
― Il ne se sentait pas bien et je lui suis venue en aide. Après quoi il était reconnaissant et son charme aidant j’ai accepté de le fréquenter.
La sombre histoire qui entourait notre rencontre resterait un secret. Il y avait des évènements que je devais leur cacher.
― Il est malade ? s’inquiéta ma mère.
― Non, la chaleur et le surmenage lui ont provoqué un malaise.
Je m’étonnais de la facilité avec laquelle je pouvais occulter la vérité dramatique qui m’avait même funestement impactée. Là encore, l’obscurité qui traversa en une fraction seconde mon regard ne sembla pas échapper à ma sœur. La connaissant, cela me présageait une visite fortuite dans ma chambre, car elle reviendrait à la charge pour sonder les manquants de mon histoire.
― Combien de temps comptes-tu rester exactement ? s’enquit Antoine.
― Suffisamment longtemps pour que les cris en pleine nuit de ce petit bagarreur puissent t’empêcher de dormir. Avançais-je taquine en espérant que mes parents n’y voient aucune objection.
― Oh, ma fille ! C’est une sacrée surprise que tu nous as faite là !
Interdit mon père ne releva pas, tandis que ma mère laissait exploser sa joie de pouvoir vivre mes prochains mois de grossesse et la naissance, ensemble.
― Et ton travail ? questionna Salomé.
― J’ai pris mes dispositions avec Simon pour exercer à distance les prochains mois.
― Quand compte-t-il te rejoindre ? persistait Antoine.
― Même si je l’ignore, j’espère que ses affaires ne le retiendront pas longtemps. Tu sembles avoir hâte de te débarrasser de moi…
― Non… je… je voudrais juste connaître celui qui retiendra ma sœur loin de sa famille plus longtemps que ce que nous pensions, répondit Antoine, rougissant.
Antoine savait mettre le doigt sur les sujets sensibles, certes avec maladresse, mais avec une telle perspicacité qu’il m’épatait. Observant chacun des visages des membres de ma famille, je réalisais combien je leur manquais. L’anxiété de ma mère avait dû ternir l’ambiance. J’avais été égoïste de croire que je pourrais mener ma vie à l’autre bout du monde sans que cela n’ait pas d’impact sur le noyau familial. Face à autant d’amour, je me sentais sotte de ne pas en avoir pris conscience plus tôt.
Le retour parmi les miens, unis plus que jamais, me rassurait sur la suite des évènements ; et avec les conversations joyeuses qui avaient repris leurs droits, le repas s’achevait sur davantage de promesses que je n’avais osé espérer.
Ma sœur profita de la cohue pour dire qu’elle souhaitait dormir dans ma chambre pour nos retrouvailles. À ses yeux malicieux, je voyais que la nuit promettait d’être longue ; et ce malgré les mises en garde de notre mère qui avait avisé Salomé qu’elle devait me laisser me reposer pour le bien du bébé.
Comme je le redoutais, malgré les sages conseils de notre mère, ma sœur se jeta sur le lit et me fixa inquisitrice.
― Que nous caches-tu Jeanne ? Tu sais qu’à moi tu ne peux pas me faire croire que tout va bien. Sache que si maman accepte de se mettre des œillères, elle n’est pas moins dupe. Contrairement à moi, elle attend que tu viennes à elle pour lui parler.
Sa franchise fit lâcher les digues dont je m’étais parée et je me mis à pleurer de chaudes larmes tandis que stupéfaite, elle s’était levée pour me consoler. Une fois calmée, je lui contais mon histoire. Cette rencontre qui avait bouleversé ma vie, ce qui m’avait amené à faire mes adieux à l’aéroport, jusqu’au silence dans lequel Keiji paraissait s’être muré depuis.
Attentive jusqu’à la fin, Salomé était tétanisée. Elle s’était mise à pleurer avec moi, resserrant son étreinte ce qui lui permit de sentir mon bébé bouger contre elle.
― C’est un battant, lui dis-je souriant timidement pour l’encourager à mon tour et lui montrer que je poursuivais mon chemin malgré tout en demeurant forte.
― Tu aurais pu mourir…
― Mais je suis là.
― Il est évident que ce Keiji tient à toi. Mais vous n’êtes pas destinés l’un pour l’autre, car vous venez de deux mondes différents.
― Tu ne m’apprends rien.
― Alors, pourquoi persistes-tu à attendre ? Tu viens de me confier, que tu lui écris comme nous écrivions notre journal intime, étant petites. Or, à ce jour, il n’a pas répondu ? Tu ignores même s’il est encore vivant… s’arrêta-t-elle en voyant la peine que venaient de causer ses mots avant de s’excuser.
― Il n’est pas un homme ordinaire ni même accessible. Pourtant, il est celui en qui je veux croire.
― Il ne pourra pas changer ses conditions. Tu en es consciente, au moins ?
― Que veux-tu dire ?
― Tu ne te doutes pas au fond que son milieu ne renoncera jamais à lui ? Même si Keiji t’a laissé espérer le contraire.
La virulence objective de son propos m’exaspéra. Elle avait raison et je ne pouvais la contredire, acerbe.
― J’aimerais pouvoir lui trouver des excuses… Je dois continuer de rêver et de l’aimer.
― Pourquoi te faire tant de mal ? Le réveil n’en sera que plus difficile.
― Je sais, Salomé. Le lien imperceptible existant entre nous n’est pas qu’une aberration, car en mon for intérieur, cette lueur d’espoir brille encore.
― Je ne me serais jamais doutée qu’il puisse t’arriver de telles choses. Toi, si confiante et indépendante, te voilà impliquée avec la mafia…
― Déçue ? crachais-je amère de cette attaque alors qu’elle regardait mon ventre.
― Ne le prends pas mal, Jeanne. Je suis inquiète. Et si je ne tente rien pour te dissuader, je regretterais toute ma vie de ne pas essayer s’il devait t’arriver quoique ce soit.
Ma jeune sœur avait toujours été pour moi la voix de la raison, et sa réaction protectrice venait d’altérer un peu la partie expectative de moi-même. Si je convoitais de mener avec Keiji une vie paisible et m’efforçais d’y croire, alors la vie de mon fils était ce dont je ne devais pas perdre de vue pour prendre mes futures décisions. Par ailleurs, je m’étais éloignée de Hong Kong pour nous protéger tous les deux de
ce que Salomé avait mis en avant pour me prévenir des mauvais tourments qui me guettaient. Mon cœur, lui n’était pas prêt à faire un choix. Ces réflexions étaient encore abstraites pour moi. Convaincue que le moment venu, je saurais arbitrer quel sens donner à ma vie, je préférais me préserver de chagrins stériles pour l’heure.
― Tout ira bien, Salomé, lui dis-je simplement, confuse.
― Je te souhaite que l’homme dont tu es éprise soit à la hauteur des sacrifices auxquels tu sembles prête à faire pour lui. Et que cet enfant, que vous avez conçu, n’ait pas à porter le fardeau de vos éventuelles bévues un jour.
― Je ne veux plus en discuter pour le moment. Mon séjour sur cette île devrait me permettre de prendre le recul nécessaire et devenir plus forte peu importe mon choix. J’espère que tu me soutiendras sans me condamner, même si tout paraît délirant.
Ce fut sur un imperceptible grincement que nous avions mis un terme à notre causerie.
***
Je me réveillais bercée dans les bras de ma petite sœur. Je la regardais à la lueur de la nuit. Elle dormait olympienne et j’enviais presque du fleuve tranquille sur lequel elle naviguait. Sa vie ordonnée me semblait à des lieues de la mienne, bouleversée dans une nébuleuse aux nuances dramatiques. Pour caricaturer, Salomé était une jeune femme
pragmatique et extravertie, dont l’existence sans histoire lui permettait de n’attendre rien d’extravagant du destin. Alors que révulsée par la peur, moi j’avais fui la monotonie d’une vie normée, pour vivre une odyssée. Ce périple à l’instar de celui des héros de mythologie, n’était pas de tout repos. Transposé à nos jours, me voilà liée à la mafia ou future mère célibataire, autant de troubles pour une seule personne, cela pourrait sembler grotesque. Je refusais cette idée que tout soit blanc ou noir parce que pour moi la vie était un arc-en-ciel. Je voulais que Keiji fasse partie de notre vie à mon fils et à moi. Je ne serais pas une victime ni de la vie ni de l’amour. Les deux m’avaient donné un homme et un enfant, incarnant l’adversité, le sens à ma présence en ce bas monde. Je devais persévérer avec foi.
- Fin du chapitre -
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Au réveil, j’étais paniquée. Tendue, j’avais eu du mal à avaler mon petit déjeuner. Tandis que je m’habillais, après avoir préparé Caleb et ses affaires pour nous rendre à l’hôtel où séjournait Keiji, je sentais la bile me monter.
Arrivés à l’accueil avec Antoine, c’est Sheng, qui nous accueillit, souriant et déjà sous le charme de Caleb. Mon anxiété, qui avait diminué face à l’enthousiasme de Sheng, reprit de plus belle en butant contre le torse de Keiji qui ouvrait la porte en même temps que je le faisais lorsque nous fûmes arrivés devant sa chambre.
Électrisée par son odeur sibylline, je relevais la tête en oscillant légèrement, reconnaissante que ce soit l’homme de main qui avait tenu à porter le cosy dans lequel se trouvait mon fils.
Keiji tendit la main à Antoine qui ne la saisit pas. Décidément mon petit frère ne reculerait devant aucun affront.
― Je comprends que tu agis au mieux pour ta sœur, dit simplement Keiji dans un français parfait que je ne l’avais jamais entendu prononcer.
― Tu as appris le français ? remarquais-je, incrédule.
― À chaque fois que je t’entendais parler dans ta langue maternelle au téléphone, j’étais frustré de ne pas pouvoir comprendre. Avec l’arrivée de notre fils, je voulais pouvoir le comprendre également lorsqu’il échangerait avec toi.
J’étais émue alors qu’Antoine voyait en ce geste, un nouveau moyen pour le père de Caleb, de nous surveiller. Keiji profita de son hostilité pour demander à chacun de nous de le laisser seul avec Antoine, pour parler d’homme à homme. Je redoutais la suite des évènements et ne voulut pas m’éclipser. Mais à ma grande stupéfaction, mon jeune frère accepta et promit de ne pas causer de troubles.
Quelques minutes plus tard, nous étions à nouveau réunis dans la même pièce. J’ignore la teneur de leur échange, mais Antoine me semblait calme.
― Je peux prendre mon fils dans mes bras ?
Véritable pointe au cœur, cette question était anodine et pourtant tellement importante à mes yeux. J’acceptais en précisant que Caleb devait faire connaissance avec lui et créer un lien qui serait favorisé par un contact direct. Il se dirigea vers le cosy et prit Caleb avec un tact naturel. Ce qui était différent de ce que j’avais imaginé. Sheng et Han avaient traîné Antoine à l’extérieur pour une collation, afin de nous donner un peu d’intimité.
― Il est si petit… Je suis désolé Jeanne de n’avoir pas pu être à tes côtés, s’excusa-t-il sincèrement affligé.
― Caleb a été courageux depuis le début de ma grossesse. Il se bat et il est devenu vigoureux, détournais-je, n’étant pas sûre de pouvoir entendre la suite.
Keiji m’invita à le suivre et à nous asseoir face à face sur les fauteuils.
― Jamais, je ne pourrais réparer le mal que je vous ai fait à tous les deux. Rien ne pourra effacer mon absence. J’ai cru devenir fou tellement tu me manquais. Chaque jour en lisant tes mails, je me faisais violence pour ne pas y répondre.
― Pourquoi ? sanglotais-je.
― Je ne savais pas comment te faire face. Je n’avais pas su te protéger de mes parents et je t’ai rendue malheureuse. J’ai cru pouvoir facilement abandonner mon milieu et arriver à traquer Aki pour qu’elle ne nous importune plus. J’ai failli à ces deux objectifs. Je me sentais inutile.
― Tout ce temps, j’ai imaginé le pire. J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose de grave et à chaque fois que ma colère prenait le dessus. J’étais dévastée, ne sachant pas ce qui se passait. Keiji, j’avais besoin de toi déjà à Hong Kong et encore plus à la naissance de notre fils… mais tu étais aux abonnés absents, dis-je ayant recouvré un peu de contenance.
― Me pardonneras-tu ? Sauras-tu me donner une nouvelle chance ?
― Pour te voir disparaître à nouveau ? Pour que tu remplisses tes devoirs et que Caleb ou moi ne passions qu’après ? Parce que tes parents veulent que tu ramènes leur petit fils auprès d’eux ? Pour qu’Aki ou un autre tente à nouveau quelque chose contre nous ?
― Tu as le droit de m’en vouloir, mais s’il te plaît ne te mets pas dans tous tes états.
― J’espère être devenue assez forte, Keiji. Je ne te priverais pas de jouer un rôle dans la vie de Caleb, si c’est ce que tu souhaites. En revanche, n’attends rien de moi pour le moment. J’ai dû apprendre à me reconstruire seule ces derniers mois, durant ton absence.
― S’il te plaît, laisse-moi te prouver que c’est différent cette fois.
Caleb se mit à pleurer. Je me levais pour le prendre. Il devait avoir faim, ce que je vérifiais en posant mon doigt à sa bouche pour voir s’il le suçotait. Comme c’était bien le cas, je le mis à mon sein. La scène sembla troubler Keiji qui avait rougi avant de détourner le regard.
Je connaissais et partageais ses pensées. Mon corps ne pouvait mentir puisque je ressentais qu’il s’éveillait à nouveau. L’attraction entre nous était toujours palpable, les papillons dans mon bas ventre étaient là pour me le rappeler.
― Jeanne. Crois-moi j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que tu puisses être à mes côtés, sans que cela ne soit plus un danger ni pour notre fils ni pour toi.
― Tu as quitté la triade ?
― Non.
― Tu ne pourras jamais le faire, n’est-ce pas ?
― Il s’est passé beaucoup d’évènements que je ne pourrais pas te détailler et…
― Tu cherches à te justifier, le coupais-je, abrupte.
― Rentrons ensemble à Hong Kong. S’il te plaît, Jeanne.
― Tu es venu pour me ramener ?
― Je suis venu parce que je t’aime et que je veux que tu sois ma femme.
― C’est une demande en mariage ?
― Oui.
― Je ne suis pas de ces femmes qui se marient parce qu’elles ont eu un enfant. Je ne suis pas désespérée à ce point. Et je n’ai pas besoin de ta pitié.
― Cette demande n’a rien de romantique, je le sais. Et ce n’est pas par pitié, mais par… par… par amour pour toi Jeanne. Je t’aime et je te veux à mes côtés pour fonder cette famille que nous sommes déjà.
Comme Caleb avait fini et que je lui faisais faire son rot, je répondis à Keiji que j’avais besoin de temps pour réfléchir, car m’engager avec lui, c’était faire partie d’une triade et l’idée me révulsait aujourd’hui. De plus, j’étais perdue avec Sacha qui faisait désormais partie de l’équation. Croiser à nouveau son chemin et le voir agir adorablement avec mon fils ; malgré moi, je devais admettre qu’il avait pris de l’importance dans ma vie. J’espérais pouvoir garder mon trouble intériorisé face au regard suspicieux du père de mon enfant.
― Je n’ai pas l’intention de quitter La Réunion prochainement. Je souhaite rester pour réapprendre à te connaître, dit-il après un long silence durant lequel j’étais prostrée dans mes pensées, au milieu de mes dilemmes.
Keiji ne m’avait jamais réellement fait la cour et l’homme assidu dans ses sentiments était nouveau pour moi. Ce qui me surprit plus que je ne l’aurais cru. Habituellement stoïque, il se révélait à moi dans l’intimité comme un secret que nous ne serions jamais que deux à partager. Au début de notre relation, la magie éphémère me donnait l’impression de vivre une histoire interdite. Aujourd’hui, pourtant, j’aspirais à profiter des moments de joie au grand jour.
J’observais Caleb à nouveau dans les bras de son père. Leurs traits fins ne faisaient aucun doute sur leur lien de parenté. Les voir ensemble ainsi était la vie dont j’avais rêvé pourvoir nous offrir au su de tous. Keiji m’inspirait cette confiance de pouvoir refaire le monde. Rester ainsi à contempler ce tableau familial, risquerait de me faire prendre une décision hâtive, allant contre l’aspect réfléchi de moi que je travaillais. Il me fallait de l’air, mais j’étais clouée, hypnotisée et émue.
Keiji semblait s’être aperçu de mon trouble. D’un air suffisant, il s’approcha de moi et vint s’asseoir à mes côtés, sur l’accoudoir pour me donner la possibilité de contempler notre reflet à tous les trois dans le miroir dont l’angle m’avait permis de paraître sur le portrait que j’admirais quelques secondes plus tôt. L’image renvoyée était celle d’une famille. Mon cœur se serra tandis que de sa main libre. Il approcha ma tête de ses lèvres pour y déposer un tendre baiser.
― Je n’ai jamais oublié combien tes cheveux étaient soyeux, mais les sentir enfin à nouveau… s’interrompit-il dans son chuchotement en les caressant.
À cet instant précis, sa présence venait de m’envahir tel un tsunami, violent et instantané. J’étais submergée.
À sa merci, il aurait pu faire de moi ce qu’il aurait souhaité et je l’aurais suivi à nouveau. Il le savait et avait répondu à mes pensées, précisant qu’il attendrait que je vienne à lui avec mes pleins moyens, consciente et en accord avec mes choix pour ne rien regretter. Je lui étais reconnaissante de ne pas avoir abusé de sa position de force pour respecter ma précédente demande ; même si je savais qu’en fin stratège, il venait de me montrer combien il me connaissait.
Le cœur palpitant, je n’avais pas réalisé que c’était déjà l’heure du déjeuner. Revenue à moi-même, je me hâtais de prendre congé. J’avais promis à Sacha de le retrouver à l’heure de table, alors que Keiji prenait rendez-vous avec moi pour le dîner. J’étais consternée de la tournure des évènements, flattée par la courtoisie des deux hommes et mal à l’aise d’avoir deux soupirants. Présage d’une fin pénible pour l’un d’eux. Je regrettais presque d’avoir considéré ma vie comme un arc-en-ciel qui offrait un large panel de couleurs au fil de mon histoire, pour n’être limitée qu’à ce sentiment que tout serait blanc ou noir. Je n’étais pas fière de moi de n’avoir pas encore su fixer mon cœur, me remémorant les triangles amoureux des mangas et des dramas que j’avais dévorés. En retard sur mes engagements, je déposais Antoine à la maison avant de repartir précipitamment.
***
Sacha semblait avoir anticipé mon retard et je me doutais que mon frère l’avait tenu en haleine, considérant l’inquisitoire auquel j’eus droit à la place d’un accueil habituellement chaleureux. Ses questions successives, aussi intrusives les unes que les autres étaient acérées de reproches minés, sans que je ne sache réellement s’ils étaient destinés à Keiji ou à l’inconsciente qu’il sous-entendait que j’étais. Alors que je restais silencieuse, Sacha réalisa, gêné, qu’il venait de franchir certaines limites et s’en excusa.
La féérie de Keiji avait été dissipée par un Sacha anxieux. En crachant son venin, il venait de me donner une version de lui qui m’avait rendue moins réceptive à ses attentions. Tandis qu’il tentait en vain de se rattraper, je m’en voulais de camper sur ma position défensive jusqu’à me sentir encore sous le contrôle de Keiji. J’avais l’impression d’être dans l’un de ces dessins animés où se battent bonne et mauvaise conscience dans des bulles au-dessus du personnage. Je secouais la tête pour revenir à moi.
― Sacha, ce qui s’est passé ce matin ne concerne que le père de mon fils et moi-même. Je souhaite que tu respectes cela. Soit, nous profitons de ce moment comme nous en avons l’habitude, soit je rentre chez moi, interrompis-je d’un ton acerbe, le regard dur.
J’avais ajouté que je ne voulais pas poser d’ultimatum, mais qu’à ce stade j’avais besoin d’un ami et non d’un moralisateur. Véritable catalyseur pour lui comme pour moi, ma franchise venait de nous permettre de réaliser que nous étions tous deux des adultes conscients de l’absurdité de la situation.
― Si tu me considères encore comme un ami, dois-je conclure que tu as déjà arrêté ta décision de repartir avec lui à Hong Kong ?
― Pour être honnête avec toi, j’ai failli faire mes valises sur un coup de tête après avoir quitté l’hôtel. Mais il a respecté mon besoin de prendre du recul.
― Pourquoi prendre ton temps pour réfléchir alors que tu aurais pu partir ?
― C’est exactement ce que l’ancienne Moi aurait fait. Mais aujourd’hui, je suis devenue mère et beaucoup de choses ont changé.
― Quelles sont-elles ?
― Je dois penser à ce qu’il y a de meilleur pour Caleb. Il a besoin de son père. Mais ce dernier ne sera jamais celui que j’espère et j’ignore si je pourrais m’en accommoder. Et puis, tu fais partie de ma vie et aussi celle de mon fils. Tu es pour moi un ami précieux qui a été présent et continue de l’être. La fois dernière je ne t’ai pas repoussé et je me sens perdue.
― Jeanne, je ne m’excuserai pas de mes sentiments à ton égard.
― Je n’attendais pas de toi que tu t’en excuses. Tu m’as juste montré ce que pourrait être ma vie et celle de mon fils si j’acceptais de te laisser y prendre part avec un rôle différent de l’épaule sur laquelle m’épancher.
― Dois-je garder espoir que tu me choisiras à la fin ?
― C’est sans doute égoïste de ma part, mais actuellement j’ignore encore quelle direction donner à ma vie. C’est donc à moi d’être désolée.
L’ombre qui se peignait sur le visage de Sacha me déchirait. Malgré tout, je me sentais plus légère d’avoir pu me confier à lui. Il serait pour moi, l’homme idéal, savant mélange entre l’ami et la petite étincelle qui pouvait permettre à l’amour fiable de s’installer. Cependant, s’il incarnait la stabilité, il différait de l’amour que m’a fait connaître Keiji avec la passion et la force d’aller de l’avant.
― Jeanne, tu ne m’as jamais rien promis. Tu as même été très claire dès le départ en instaurant des barrières pour délimiter notre amitié. Je me suis entêté à les franchir pleinement conscient que j’étais seul dans cette relation. Mais aujourd’hui, sachant que tu es troublée par moi, je veux m’accrocher à cet infime espoir. C’est ma réponse alors ne te sens pas égoïste de prendre ce que je veux t’offrir.
― Je devrais te répondre que je ne te mérite pas… Mais j’apprécie ta compagnie. Ta présence me fait du bien et me permet de renouer avec moi-même. Tu me réconcilies avec mes convictions et les imprévus de la vie qui me montrent que je ne peux pas tout contrôler. Et moi qui croyais que Keiji serait à jamais le seul homme capable de me repousser dans mes retranchements !
― Je resterais ta solution de facilité si c’est ce que tu souhaites, confirma-t-il avec un sourire timide, malgré la gravité de ce qu’il venait de m’avouer.
― Merci, dis-je simplement, à la fois flattée et honteuse.
Il avait gardé un regard franc tout en retrouvant la sérénité dans sa voix pour accepter les termes abusifs que je lui imposais. Son sens du sacrifice me satisfaisait autant qu’il m’effrayait. Je me sentais coupable de le dépouiller ainsi, et me demandais quelle serait la rançon de prendre tout ce qu’il avait à m’offrir unilatéralement ?
Sacha avait mis un point d’honneur à me faire passer un excellent moment en sa compagnie, si bien que nous en avions oublié ce qui était pesant plus tôt. Il avait choisi un petit restaurant en bord de mer qui proposait une carte de plats locaux colorés. Caleb niché dans ses bras avait attiré l’attention de nos voisins de table tombés sous le charme de mon bébé.
Une dame fit remarquer que mon enfant avait la chance d’avoir un père si attentionné et que nous formions une jolie petite famille. J’allais rétorquer que ce n’était pas ce qu’ils imaginaient, mais me ravisais ; en parfaits inconnus, ces personnes n’auraient pu penser autrement en nous voyant ainsi. En y prêtant davantage attention, voir Sacha et Caleb ensemble ne m’avait jamais ébranlé autant que d’observer Keiji et son fils ce matin. Malgré tout, la scène était touchante et je m’imaginais y prendre part sans difficulté ; tandis que Sacha se rapprochait de moi avec Caleb en tendant son smartphone, pour qu’une âme charitable nous prenne en photo tous les trois. La photo que je vis me bouleversa néanmoins. Nous avions l’air d’une véritable famille ; heureuse de surcroît. Deux fois dans la même journée. Keiji et Sacha s’étaient-ils entendus pour me mettre la vie avec chacun d’eux en parallèle ?
Je m’excusais soudainement pour me rendre à la salle d’eau. Face au miroir, l’image que je me renvoyais m’écœurait. Je ne pouvais décemment pas comparer la vie avec chacun de ces deux hommes et encore moins éprouver des sentiments sincères pour eux dans de telles conditions. Je réalisais que j’étais tétanisée par la peur de choisir autant que de m’émanciper alors que je savais depuis longtemps ce que je voulais. Cette révélation me parut à la fois inattendue et naturelle. Cette journée avait agi comme un électrochoc sur moi.
À mesure que je me rinçais le visage, tout me paraissait limpide. Il me suffirait de trouver les mots pour faire part à tous de l’orientation que je voulais pour ma vie et celle de mon fils.
Mon téléphone se mit à sonner avec à l’autre bout, Simon. Il ne pouvait pas mieux tomber et notre conversation ne fut qu’un écho à ma récente prise de conscience. Les choses se bousculaient dans ma tête et si pour beaucoup cela semblait rapide, je savais au fond de moi que tout avait été travaillé en souterrain.
Je retournais à table, sûre de moi avec la promesse de rester fidèle à mes envies même s’il serait inévitable de blesser ceux qui m’entouraient. Je savais qu’après l’échange que je venais d’avoir avec Sacha, ce que j’avais à lui dire le rendrait confus puisque ma décision était prise. Plus rapidement que ce que j’avais laissé présager. Le moment n’étant pas opportun, je révisais ma stratégie.
***
Le repas fini et de retour chez mes parents, je tournais en rond dans la chambre de Caleb avant de décider de me jeter à l’eau. Je téléphonais d’abord Keiji pour annuler le dîner et lui proposer de se voir le surlendemain, ce qui ne l’enchanta pas, mais qu’il finit tout de même par accepter.
Quant à Sacha, nous avions déjà convenu de nous retrouver à cette même date. Évidemment les deux hommes ignoraient que nous serions trois. Je me fiais à mon intuition. Pour être alignée avec moi-même, je devais être transparente. Et par-dessus tout, je voulais que Keiji et Sacha ne se fassent pas de film concernant ma décision.
La première pierre de mon nouvel édifice posée, je m’activais dans divers préparatifs. Affairée ici et là, tantôt au téléphone, tantôt avec mon ordinateur, mon comportement n’échappa ni à ma mère ni à ma sœur qui se mirent à exiger des explications, curieuses de ce qui s’était passé plus tôt. Antoine n’avait pas dû tout leur raconter et je doutais que Sacha leur ait déjà fait un rapport de notre déjeuner. Ayant presque terminé, je leur proposais de nous retrouver sous la véranda avec une collation quelques minutes plus tard. Je redoutais qu’elles ne sabotent tout si elles étaient informées de mes intentions avant que je ne finalise ce que je venais de préparer dans la précipitation.
Penchée au-dessus du berceau, je regardais mon fils tout en glissant mon index dans sa petite main pour me donner du courage et ne pas faillir. Aujourd’hui avait été décisif et j’espérais que ces deux femmes ne délieraient pas leur langue après que je leur aurais annoncé la suite des évènements.
Déterminée, je sortis de la chambre et descendis les marches d’un pas résolu. Je ne disposais plus que de quelques minutes avant que mon père ne rentre et je ne doutais pas qu’Antoine s’empresserait de tout rapporter. Je l’avais donc missionné sur une course à faire pour l’éloigner temporairement de la maison.
Profitant du temps imparti, je me mis à débiter un flot continu de paroles que je souhaitais le moins décousues possible, excitée et anxieuse de ce qu’elles auraient à redire. Je finis par conclure que je venais de saisir l’opportunité qui s’était présentée et qu’il s’agissait pour moi d’un évènement qui complétait ce que j’avais déjà mûri en moi depuis un moment. Elles semblèrent perplexes et légèrement abasourdies. Tout semblait rapide, mais elles promirent de se taire, car elles avaient bien vu que j’avais retrouvé la pleine possession de ma combativité après ces épreuves. Je ne voulais plus m’apitoyer sur mon sort. La vie m’avait fait de magnifiques cadeaux et il était de mon devoir de continuer mes efforts en reconnaissance.
Cette conversation venait de transposer concrètement ce que je m’apprêtais à faire. Et je ne cherchais pas l’approbation de mes proches, seulement qu’on me perçoive comme un être indépendant et qu’on cesse donc de me couver. Salomé et ma mère avaient compris que je ne tentais pas de fuir et avaient même salué mon courage de reprendre ma vie en main, silencieusement reconnaissantes à Simon qui m’en donnait à nouveau l’opportunité.
Leur soutien m’avait apporté la sagesse dont j’avais besoin pour aller jusqu’au bout de ma démarche, sans faillir, jusqu’au moment fatidique de rencontrer les deux hommes qui se disputaient mon cœur. J’avais souhaité les voir chez mes parents. Le lieu n’était certes pas neutre, mais il faisait écho irrévocablement au fait que mes parents avaient accepté mon choix. J’avais informé mon père la veille de mes intentions. S’il en avait été affecté, il n’avait néanmoins pas relevé autrement qu’en m’encourageant à mettre un terme à mes caprices avec fierté. Nos rapports s’étaient adoucis depuis ces quelques mois et il avait été d’une neutralité étonnamment respectueuse.
***
Les deux hommes arrivèrent en même temps, ponctuels, et la surprise sur leur visage ne laissait aucun doute qu’ils avaient compris que j’avais dû arrêter ma décision. Ma famille accueillit Sacha, chaleureuse, comme à leur habitude, puis je fis les présentations avec Keiji. Mes proches avaient fait le nécessaire pour ne pas lui faire sentir un quelconque ressentiment afin qu’il se sente à l’aise. Sheng et Han étaient restés dans la voiture près de l’entrée. La probabilité d’un tel moment était surréaliste, pourtant, après que ma famille se soit retirée pour me laisser avec Sacha et Keiji, tout était devenu bien plus concret.
― Je sais que vous ne devez pas vous sentir à l’aise et je vous mentirais si je vous disais que ce n’était pas le cas pour moi et encore plus si je ne savais pas par où commencer. Je vais donc être directe. Je retourne en Asie. Les phrases s’étaient bousculées à mes lèvres.
Sacha était sous le choc. Ses yeux ahuris montraient combien ma décision lui déplaisait tandis que Keiji esquissait un sourire triomphant que j’allais lui arracher également.
― Pourquoi ? me coupa Sacha.
― Je ne serai que de passage à Hong Kong. Je m’envole pour la Corée du Sud. Simon et le couple Pravesh viennent de me faire une offre professionnelle que je ne souhaite pas refuser.
― Et Caleb ? s’inquiéta Keiji, dont le sourire s’était estompé.
― Être mère n’a jamais empêché une femme de construire sa carrière. Notre fils aura la présence de sa mère. Ils ont pris des dispositions pour ne pas me freiner d’accepter leur proposition. Annonçais-je fièrement en fixant Keiji sans sourciller.
― Tu y seras seule avec ton fils ? s’enquit Sacha.
― Sacha, j’ai beaucoup d’estime pour toi et lorsque je me suis regardée dans un miroir l’autre jour, je n’ai pas aimé celle que j’étais devenue en agissant comme je l’avais fait avec toi. Je méritais que tu t’intéresses à moi puisque c’était ton choix et je t’ai certainement encouragé à ne pas te détourner, mais j’avais tort. Je suis sincèrement désolée. Les sentiments que tu m’inspires eux sont bien réels, mais je ne peux pas me trahir. Je ne me considère pas comme carriériste, mais ma vie n’est pas ici et je dois reprendre son cours.
― Tu as donc choisi le père de ton fils… laissa mourir sa voix.
― Non. Keiji a sa vie à Hong Kong. Je ne veux pas y prendre part dans les conditions actuelles, ce serait aller contre mes valeurs.
J’avais appuyé chacun de mes mots pour insister sur le fait que Keiji n’avait pas conditionné mon choix. Tenace, je savais ce que je voulais ; c’était aussi simple.
― Tu es donc en train de nous dire que tu nous refuses tous les deux, remarqua Keiji, déstabilisé par ma fermeté.
― Je n’avais pas prévu de devenir une jeune mère célibataire, mais pour le bien de Caleb, je ne souhaite pas qu’il grandisse dans ton milieu. Quant à mon cœur, il a été ébranlé par un autre homme que toi Keiji et je ne me le pardonne pas vraiment, d’autant plus que Sacha n’a pas à assumer ce rôle de père pour Caleb qui ne lui incombe pas, même s’il a été formidable avec nous.
― C’est à moi de décider. Depuis ta grossesse, assumer cet enfant qui n’est pas le mien ne m’a jamais posé problème… rétorqua Sacha.
― Pourtant tu ne l’es pas. Tranchais-je sèchement dans le but de l’éloigner de moi.
― Que fais-tu de tes sentiments ? demanda Sacha toujours plein d’espoir.
― Je vous aime tous les deux avec des nuances propres à chacun de vous. En venant ici, j’espérais me retrouver et finalement je me suis aperçue que je ne m’étais jamais perdue. Je me suis simplement mise des œillères par peur d’avancer seule…
― Es-tu en train de sous-entendre que ce que tu fais est bénéfique pour tous ? insista Sacha.
― Non, car je perdrai certainement un ami fidèle et un destin atypique, pourtant j’accepte de faire ce choix parce qu’il me convient pour le moment.
― Comment souhaites-tu que l’on s’organise pour la garde de notre enfant ? s’enquit Keiji, redevenu pragmatique.
― Je dois rentrer à Hong Kong pour quelques jours, cela te permettra de passer du temps avec ton fils que tu pourras ensuite revoir soit lorsque je serai à nouveau de passage sur l’île. Sauf si tu décides toi-même de venir lui rendre visite à Séoul. Je n’ai pas envie de mettre une barrière entre vous afin que mon choix l’affecte le moins possible, répondis-je, sereine.
― Alors c’est tout ? s’exprima Sacha, las.
― Oui.
Bien qu’une part de moi aurait souhaité répondre non et qu’il pouvait lui aussi continuer à faire partie de ma vie, je savais que ce serait injuste, car je ne pourrais pas honorer cet engagement comme Sacha le souhaitait. Quant à Keiji, bien qu’étonnée qu’il accepte de se ranger aussi facilement à ma volonté, je ne voulais plus me poser davantage
de questions stériles qui me pousseraient dans les mêmes travers que je ne voulais plus voir joncher notre relation.
Sacha n’entreprit plus de me faire changer d’avis et s’en alla d’un pas vif vers son véhicule. Je le regardais démarrer dans un crissement de pneus, triste de voir ce que nous aurions pu être s’éloigner brutalement. Néanmoins, j’espérais qu’un jour il me pardonnerait et que nous pourrions simplement être amis. Le regard affligé que j’avais affiché n’échappa pas à Keiji dont le visage fut lui aussi traversé par une ombre qui ne dura qu’une fraction de seconde. Je n’avais pas menti à chacun d’eux en leur rapportant qu’ils avaient tous deux une place dans mon cœur. Et je payais mon honnêteté en les perdant tous deux, volontairement.
Le père de mon fils s’attarda davantage pour boucler les préparatifs de mon passage à Hong Kong puis de l’organisation que nous devrions mettre en place une fois que je serais à Séoul. Il me traita impitoyablement comme un homme d’affaires, un trait de caractère que je n’avais jamais vu. Méthodiques et allant à l’essentiel, nous venions de planifier le trimestre à venir ponctuer de ses visites.
― Je n’essaierai pas de te convaincre de revenir à moi. Tu le feras de toi-même lorsque tu te sentiras prête. Si tu ne t’en es pas rendue compte, alors ce que tu as partagé avec cet homme n’était pas de l’amour. Il a simplement été là lorsque moi je n’étais pas à tes côtés et je m’en voudrais toujours. Même si je ne pourrais jamais changer ce
que je suis, je t’aime et Caleb aussi. Je ne cesserai jamais de faire partie de vos vies et j’accepterai la place que tu m’y laisseras pour te montrer mon repentir.
Il venait de toucher mon cœur, d’ébranler mon être tout entier à nouveau comme lui seul savait le faire, et bien qu’au bord des larmes, je restais ferme. S’il envisageait la situation comme son purgatoire, moi, je me punissais moi-même. L’ambiguïté de mes sentiments m’exaspérait ; d’un côté je voulais m’émanciper et de l’autre, je me sentais encore fragile et non méritante. Conquérir ma nouvelle vie à l’autre bout du monde ne serait qu’une étape pour panser mon cœur meurtri et redorer ma confiance. J’étais déterminée à utiliser mon entêtement pour bâtir des ponts et non plus, à ériger mes propres obstacles.
- Fin du chapitre -
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