Artémis a disparu
Editeur : Les Editions du 20 Décembre
Auteur : Céline HUET
ISBN : 979-10-92429-32-9
Mis en ligne par | Lectivia |
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Dernière mise à jour | 27/05/2024 |
Temps estimé de lecture | 2 heures 12 minutes |
Lecteur(s) | 5 |
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1. M’a Noémie
« Parfois je chante dans ma tête un petit air
que personne n’entend, ni les oiseaux,
ni les poissons, ni les grands tamarins frémissants. »
Monique Mérabet, L’île du non-retour
La pluie. Puis, l’avalasse. L’opaque brume enveloppa le bois et les habitations après le déluge. M’a Noémie se releva, devant le pas de porte de la case de bric et de broc. L’eau suintait des parois, révélant les noeuds des charpentes tordues, et les larges trous de la tôle ayant vécu des heures à lutter contre la rouille et les coups. La chute avait été rude. Heureusement, la vieille femme avait des ressources, des ressorts tombé-levé, des envies de jouer des tours à la mort qui rôde.
La voilà à nouveau sur pied.
L’eau sillonnait la terre. M’a Noémie écarta les bras, pareille à l’oiseau blessé qui s’appuie sur ses ailes tandis que le monde autour vacille. Ses yeux sombres se voilèrent. Son corps s’agita, mais nulle peur ne la tourmentait ; car la gramoune, forte et raide comme le bambou, ne craignait ni la solitude, ni les hurlements du vent dans le feuillage frémissant. N’était-ce pas elle, celle qui, un soir de début d’année, alors qu’un tremblement de terre secouait le quartier, alla de case en case rassurer ses voisins réveillés en sursaut ? Pareillement aux autres nuits, elle ne dormait pas, le sommeil étant une denrée rare passé un certain âge.
Elle papotait avec la lune prisonnière du bac d’eau près du mûrier.
Ô lune, que ta lumière éclaire les pas de mon garçon. Qu’il me revienne avant que je ne sombre, avant que je file rejoindre derrière le rideau de nuages et la plaine de moutons gris, la rive des rêves. Ô lune, toi qui visites mon âme à la ramasse, ma tête fatiguée, vide, en peine, ramène mon fils, et que je ne meure pas, sans l’avoir revu au moins une fois.
La lune, elle l’avait apprivoisée et capturée. La crainte ne se niche pas sous la peau de la femme capable de réaliser un tel prodige. L’astre revenait chaque soir noyer son chagrin avec elle, dans le bac plein d’eau près du mûrier. Il avait su depuis
longtemps calmer ses doutes, ses désillusions. Mais, jamais il n’avait réussi à combler le manque de son fils disparu lors d’un terrible cyclone.
C’était pendant la nuit que la vie avait basculé.
L’an 1863, une année de fin du monde. De son monde. Un 2 février. Ou un 14. Ou un 21. Les dates importent peu face à la douleur qui lancine et réveille les morts. M’a Noémie ne s’en rappelait plus précisément, mais le mois avait commencé sous la pluie, ensuite, les jours avaient défilé, sous des trombes, dans la moiteur de l’été.
Sous le déluge.
Pareille à l’eau qui coulait sans amasser mousse, ses pleurs ne guérissaient guère ses souffrances.
Tant de nuits ; tassée sur la paillasse mouillée, à attendre.
Et son homme, et le fils parti à la recherche du père.
Lors de cette nuit manquée, malgré la force, la foi, et toutes les énergies dont on voudrait qu’elles nous portent, M’a Noémie ne trouva en elle aucune once de courage pour s’occuper de ses affaires. Enceinte et ronde, pleine lune dans le bassin, elle criait sur la paillasse. Que sorte de ses entrailles la boule soudainement pesante qu’elle désirait de tout son être, vomir !
Alors, des filets de sang lâchèrent entre ses cuisses le déluge de la délivrance.
Sur le lit, le coeur en pâte, la bouche en bave, elle gémissait. Ainsi, sa vie se résumerait à ce nouveau-né mort avant d’apparaître, entre ses jambes ? À Artémis, son autre garçon ? Elle se l’imaginait trempé avant de fondre, puis de disparaître sous la pluie. Et à Jean Élio, le jumeau d’Artémis, sa déchirure ?
Depuis si longtemps en fuite, ses traits s’estompaient, sous son crâne. Elle les aimait, ses enfants, ces bouts d’elle-même ; elle les aimait autant que sa peau, qui depuis, se craquèle.
Qui a dit qu’une mère n’oublie pas la mine grave, joyeuse ou attristée de ses enfants, et leurs cheveux et l’étincelle au fond de leurs yeux ?
Elle, M’a Noémie, l’esprit ravagé par la douleur et les doutes, elle avait tout escamoté.
Exceptée la vision de son fils fuyant, affolé.
Un soir, Jean Élio revint d’une escapade en ville, une poule sous le bras. Il courait si vite qu’il avait dépassé l’entrée de leur demeure, sans s’arrêter, et manquant de s’étaler dans les galets glissants et la poussière. D’autres, bâtons et hargne dans leurs poings, le pourchassaient. Voleur, criaient-ils.
Voleur ! Voilà un mot détestable qui, aujourd’hui encore, cognait sous ses arcades, entremêlé dans les fils tordus, dans les souterrains, dans sa tête. Son fils — qui la soulageait pour les travaux domestiques — pourquoi aurait-il volé une poule alors que derrière la case, au fond de la cour, là où traînaient pic et pioche de Léopold, son homme, coqs, canards, pintades picoraient à même la terre ?
Voleur ! Elle avait croisé son regard, et sa frayeur. Depuis lors, sous son crâne, il cavalait, et sa silhouette fonçait à la même vitesse que ses traits se désagrégeaient. Et ce mot insupportable, lancé à la volée, il restait planté dans sa chair, il lancinait, il
hurlait, il broyait son palpitant. Comme la lame d’un poignard dans le dos d’un candide.
M’a Noémie cligne des paupières. Le seau, et ses fissures où la lumière suinte. À bout de bras, elle lève le récipient et récupère l’eau dans le bac calé contre le mûrier. L’arbre croule sous les fruits roses et noirs. Le sol est glissant, elle s’agrippe à la charpente à nu, en bois de natte, de la cuisine en paille.
À cause des années, ou des forces qui s’amenuisent, M’a Noémie a roulé une roche contre la citerne. Une roche qui sort de l’ordinaire, ses pieds calleux en épousent la rugosité. Une roche qui compte et conte, M’a Noémie le croit. Et, malgré le balancement léger de l’appui qui tape contre la réserve pleine d’eau et le claquement sourd qui tonne, la voilà rassurée. D’ailleurs, lorsqu’elle est quasiment vide, elle tinte
clairement ; et le son aigu à ses oreilles annonce la fin des bons jours.
Elle devra, elle ne l’ignore point, se contenter de ce dernier seau ; puis attendre la pluie, la providence, la chance, et patienter jusqu’à plus soif. Car, malgré son désir et sa volonté, elle ne peut se pencher davantage au-dessus du bac pour y puiser au fond, l’offrande du ciel, ni s’y plonger pour y rejoindre l’eau désormais froide du passé.
Autrefois, Léopold avait lancé sur la branche du manguier proche de la cuisine, une corde au bout de laquelle dansait, dès qu’on le lâchait, un récipient en fer blanc. L’arbre aidant l’homme, grandement facilitées furent les tâches et les corvées d’eau
pour le bain. Il suffisait de plonger le seau dans le bac, puis de le tirer à la bonne hauteur, et de le renverser dans la bassine posée au sol. Cependant, cet ingénieux système se perd dans sa mémoire ; car le cyclone de 1863 n’a pas seulement escamoté de sa vue son mari, et son fils parti à la recherche du père. Il terrassa aussi le manguier qui chavira la citerne, noyant en contrebas la cour, recouvrant de
boue l’allée de galets menant jusqu’au barreau de bois sec.
Un déboulé de dominos, une lame de terre, des feuilles mangeuses de souvenirs ; et sa vie s’écroula. Si elle a réussi à remettre le bac debout, le manguier lui, il trône encore, débarrassé de ses branches qui posaient un voile d’ombre fraîche sur l’habitation.
Depuis, au fil du temps, l’arbre, vaincu, généreux, utile, finit sa saison sous le feu des marmites, dans la cuisine.
À quelques mètres de là, le barreau a résisté à l’usure et à tous les temps. Les beaux et les mauvais. Est-il un luxe ostentatoire dans ce lieu rustique ? Il n’en reste pas moins le témoin des jours tranquilles. Léopold, dans le temps, avait érigé des barricades en bois autour de sa demeure, puis attaché le portail, à l’aide de fils de vacoas séchés, aux deux poteaux dressés à l’entrée de la cour.
Dans les alentours, on les comptait sur les doigts d’une main, les habitations aux entrées remarquables ; et ce barreau-là représentait la marque du passage dans l’existence de M’a Noémie, de celui qui déposa deux garçons, dans sa case, comme un babouque au plafond larguant ses petits.
Lorsque son humeur est chagrine, M’a Noémie ressasse ses pensées. La mauvaise herbe qu’elle mâche entre ses chicots est coriace. Sans doute, Léopold l’imaginait forte et solide pour la laisser seule avec la marmaille.
Lui, il avait été esclave, puis affranchi peu après la venue de Sarda Garriga, le commissaire de la République à Bourbon. Dès qu’il fut libre, la première action qu’il entreprit de mener à terme fut de s’approprier et de fermer l’espace autour de lui. De protéger les alentours de sa petite parcelle avec des branches patiemment taillées, ramassées dans le bois jouxtant le bord de la ravine, à quelques mètres de
son habitation. De marquer, de délimiter son terrain, de récupérer quantité de plants, de plantes pour faire face aux manques supposés ou à venir que la liberté apporte. Ou pour combler l’appréhension du vide autour de lui.
Certains jours, il se demandait comment vaquer, sans l’âme du maître planant au-dessus de lui.
Comment se débarrasser du sentiment d’être surveillé lorsque l’on a été brimé, bousculé, battu tantôt avec des mots mauvais, tantôt avec le bâton ?
La sensation d’être l’herbe qui se détend après le passage de bottes libérait son corps.
Dans la douleur.
Cependant, il ne voulait pas être l’herbe ni enfiler de gros souliers, il souhaitait justement vivre.
Loin d’être un fainéant, il releva vitement tête et manches. Désormais, il gèrerait, il utiliserait son huile de coude selon fatigue, humeur, et à sa guise. D’après lui, il respirait le même air qui chaloupait, qui balançait les feuilles des arbres. Il esquissait parfois des pas de danse avec son pic et sa pioche, sous le vent de la liberté, avant de plonger ses mains dans la terre, pour la travailler. Souvent, pour soulager les corvées à femme et enfants, il s’éloignait dans les bois alentour, pour ramasser ce que la providence posait sur son chemin. Jusqu’à cette nuit d’éclairs,
d’orages, de pluies qui effacèrent ses traces.
Plus tard, M’a Noémie apprit que le cyclone avait emporté les ponts de marine.
Le Barachois à Saint-Denis avait été en partie démoli. Partout, les cultures arrachées, les toits envolés, les animaux noyés ou crevés. En mer, les désastres faisaient écho aux destructions sur terre.
Mais, le malheur, difficile de le projeter sur lessiens ; aussi, elle gardait confiance. En effet, tant qu’elle n’aurait pas constaté le sort que le ciel avait réservé à son homme et à son garçon, Artémis, elle croirait dur, non pas comme fer, mais suffisamment
pour espérer les revoir un jour.
Son fils, surtout. Car Léopold, bien qu’elle l’aimât, elle avait fini par considérer leur affection par le prisme étroit, froid, bancal, de ses ressentis.
Peut-être n’avait-elle pas eu suffisamment d’atours pour réussir à le garder auprès d’elle ?
Son ventre qui grossissait alors qu’il ne voulait plus d’enfants l’avait-il poussé à s’enfuir ?
Serait-ce leur dispute de l’avant-veille qui avait capoté leur entente dans la mare à crapauds ?
Pour la énième fois, Léopold lui reprochait le nez plat d’Artémis, une particularité ne se retrouvant ni chez elle ni chez lui. « Mais, ça, c’est l’affaire du Bon Dieu, avait-elle répliqué. C’est lui qui façonne, et nous devons nous incliner devant le cadeau du ciel. » Cependant, Artémis, qu’elle avait contraint à sortir sous les bourrasques, quelles raisons avait-il pour disparaître ? S’était-il enfui avec son père ?
Comme la mauvaise herbe tondue repousse à la moindre pluie, les questions ressassées l’empêchaient de dormir, d’être sereine.
Heureusement, la lune veillait. Grosse, et pleine de sa lumière douce et chaleureuse, jusqu’à l’aube.
À présent, deux silhouettes arrivent, hésitantes, devant elle. Son regard est happé par le fil de fer, un homme au sourire crispé. Il se précipite, il claudique, il comprend qu’elle se trouve saisie, en le voyant. Les paupières embuées de larmes, le souffle haletant, tel le chiot retrouvant son maître, il est tout tremblant.
Il lui prend les mains. Elle se redresse. Abasourdie.
« Aou sa, Jean Élio ? C’est toi, mon garçon ? »
Il dit oui avec la tête. La gorge nouée, tout son être répond pour lui.
Il n’est guère loquace, et pourtant c’était une de ses qualités, cela s’entendait et se voyait lorsque la cour résonnait sous le rire de Léopold et les remarques des jumeaux. Quand ils étaient réunis près du foyer, pendant que l’odeur du repas affriolait la famille entière. Ou bien encore, quels que soient l’heure et le temps, Jean Élio tirait les mots de sa bouche, pareillement à son père, à son frère, et les lançait à la ronde, sans manières.
La femme qui l’accompagne les rejoint et les observe, les mains sous son ventre rebondi. Elle a les jambes qui flanchent. Force, courage, audace, elle en avait à foison avant de se retrouver face à M’a Noémie ; et la voilà aussi flasque que les flaques qu’elle ne peut éviter, sous ses pieds.
M’a Noémie a perçu la démarche clopin-clopante de Jean Élio, mais elle n’en cherche pas la raison, elle souffre, elle ne désire point augmenter son fardeau à elle, et son embarras à lui.
« Momon, annonce Jean Élio, la voix grave, voici Francélia. Mon madame. La mère de mon enfant. Bientôt, j’aurai un garçon. »
Un fils ? Les yeux de M’a Noémie s’attardent sur le ventre pointu de la jeune femme. Une calebasse proéminente, promesse d’espérance et de richesse. Le futur père a une belle intuition, oui. Mais elle, elle a la connaissance, et à vue de nez, et sans provoquer le ciel jusqu’à assurer qu’elle mettrait sa main au feu, elle se dit qu’ils sont au moins deux, là-dedans.
Puis ils la soutiennent et se dirigent vers l’entrée de la case.
Dehors, le soleil tape ; à l’intérieur, il fait sombre. Les visiteurs clignent des yeux. Les masses se précisent, les détails s’affinent. Le décor, figé comme si le temps s’était arrêté le jour où Jean Élio s’était enfui. Il avance le banc au milieu de la pièce, en face d’un fauteuil en bois dont l’un des bords, dépourvu de pied, est posé sur un billot. Il aide M’a Noémie à s’installer dans le fauteuil : elle ressemble à la reine dont il craignait autrefois autant la colère que le jugement. Il la sent tendue, quoique soulagée de le revoir. Enfin, c’est ce qu’il espère, au fond de lui.
Elle parle la première :
« Jean Elio, tu es un homme, maintenant. Depuis tout ce temps. Et ton madame, Francélia… Francélia. »
Sa voix se perd dans l’agitation, dans le bruit des meubles déplacés. Elle plonge son regard dans celui de l’étrangère. Puis, elle reproche à son fils de ne l’avoir pas prévenue de sa visite ; elle aurait tué une poule, en l’honneur de la femme qui détient son espoir d’être père.
Au cas où elle n’y aurait pas prêté attention, à présent Francélia l’annonce encore, pour que les choses soient comme l’eau limpide que la roche filtre :
« M’a Noémie, je porte l’enfant de Jean Élio. J’ai demandé qu’il retourne chez toi. Pour nous présenter, mon enfant qui arrive, et moi-même. Surtout, je voulais te connaître, M’a Noémie. Et demander ta bénédiction pour cet enfant que nous espérons depuis très longtemps. Jean Élio me parle souvent de toi. Et de son frère, Artémis. De son père, tous les jours. De sa famille, alors. »
M’a Noémie ferme les paupières.
À quoi pense-t-elle ?
L’étrangère ne lui est pas antipathique, non ; mais se retrouver tout d’un coup si nombreux dans sa case, alors qu’elle avait apprivoisé la solitude, le silence, l’amertume, est aussi baroque que d’observer l’huile et l’eau qui se séparent après l’émulsion — même si elle ne les reçoit pas à contrecoeur. D’ailleurs, elle a prié tous les jours pour que son fils revienne, pas seulement lui, mais ses deux garçons. Et voilà que la chance lui ramène un homme, attaché à une femme qui porte son petit-enfant à naître.
Elle leur donnera sa bénédiction ; cependant, prudente ou superstitieuse, ou s’appuyant sur ce qu’elle a vécu, elle ne voudrait pas prendre ce ventre pour de l’argent comptant. Mais, comment faire fi des présents, inattendus, grandioses, inespérés, qu’offre la vie ? Elle est sous le choc. Sortir, respirer dans le vent, sous les arbres, devient impérieux. Cependant, elle ne bouge pas. Elle craint que cet instant bascule dans le désastre ou l’incompréhension, ou encore que tout cela ne soit qu’un rêve. Elle ne voudrait pas se réveiller. Ne plus les retrouver et avoir à les poursuivre dans sa tête, alors qu’elle aurait pu les saisir, les toucher, les embrasser.
« Pardon, momon, j’ai trop tardé pour revenir, » reprend Jean Élio, laconique.
M’a Noémie se redresse, Francélia se tasse. Les regrets, cette dernière les entend, mais il faudrait que son homme les élude, et borde le passé s’il désire que le présent lui brode de beaux instants. L’espace réduit semble lui peser, et l’attitude de Jean Élio aussi.
Lui d’habitude pugnace, il paraît éteint ou tout au moins préoccupé, assis en face de celle dont il lui racontait souvent qu’elle n’appréciait ni tiédeur ni manque de droiture.
« Momon, finit-il par articuler non sans peine, la poule, elle appartenait à mon camarade Philibert. »
Le visage de M’a Noémie se crispe. La poule, elle s’en souvient avec netteté, mieux que les traits de Jean Élio, à cette époque. Présentement, des tortillons de poils tapissent ses joues. « Le portrait d’Artémis », ne peut-elle s’empêcher de penser, même si tous deux se différenciaient par des tempéraments, non pas comme le jour s’oppose à la nuit, mais comme ayant besoin d’être l’un aussi prégnant que l’autre,
pour exister.
Jean Élio continue :
« Philibert et moi, nous voulions mettre la poule avec notre coq. Mais des voix se sont élevées. Des comploteurs m’ont pris pour un voleur et m’ont poursuivi. Et puis, il y avait ce représentant soi-disant de l’ordre. Chaque fois que je le croisais, il me
cherchait noise. Tu t’en souviens, il m’avait annoncé deux jours avant, que s’il me chopait, il n’hésiterait pas à me faire enfermer à La Providence… Il me confondait tout le temps avec Artémis. Si Artémis se battait, c’était moi l’auteur. Si Artémis avait fait ci ou çà, les reproches étaient pour moi. »
… Alors, la tête, Jean Élio l’a perdue…
Quand il entendit les voix crier « Attrapez-le ! », il courut. Quelqu’un lança une roche, ou une certitude : « La poule n’appartient pas à Philibert ». « Poule volée que portent ces deux jeunes noirs, forcément », accusa un autre en désignant les deux gosses.
Jean Élio voulut rentrer à sa case, se cacher jusqu’à ce que la rue se calme. Mais il craignait qu’en passant le pas de la porte, les conséquences deviennent plus lourdes que le volatile serré sous son bras. Terrorisé surtout à l’idée d’être envoyé à la prison des enfants dont il avait entendu les pires sévérités, il fila et ne se retourna pas.
Sous son crâne en alerte déboulèrent les ennuis de la famille Gourasalem. Naguère, le garçon de cette famille d’engagés indiens fut accusé d’avoir chapardé du tissu chez le marchand qui l’employait dans la rue de l’Église.
Pièces de coton et de lin dont on ne retrouva trace ni chez lui, ni dans ses affaires.
Alors que Jean Élio évoque cette affaire, M’a Noémie lui apprend l’impensable. Malgré un verdict plutôt clément — de dix-huit mois d’enfermement — et une décennie après son transfert au pénitencier de l’Ilet à Guillaume, les parents, considérés complices, le pleuraient encore, amèrement. Un coup du sort avait transformé leur fils bienveillant en un adulte plein de rancune et de ressentiment.
« Au lieu de leur rendre un enfant bien, ils se sont retrouvés avec un plus vilain ! »
Jean Élio ne sait que répondre au malheur des parents pleurant leurs enfants. Il regarde Francélia, cherchant un réconfort, elle l’encourage en lui pressant la main. Alors, il raconte ce temps ancien où il pensait s’être perdu pour de bon. Ce temps où il a traîné dans les bois. Erré comme un animal. Divagué comme un fou. Puis, il a traversé la Ravine Patates à Durand, il s’est nourri de mangues. Il est tombé d’un avocatier, sa jambe en garde des séquelles, invalidantes. Il s’est sustenté de graine-bébé, petits fruits acidulés d’un arbuste qui poussait alors à foison dans les ravines.
Il comptait se rendre au Chaudron.
Du courage, Jean Élio n’en avait guère à proposer ; aussi avec sa poule sous le bras, il comptait en tirer un bon prix, et s’acheter quelques pièces de linges, des vêtements, pour rester présentable.
Il ne pouvait plus rentrer chez lui sans créer d’ennuis à sa famille. Alors, il décida d’aller vivre sur une propriété modèle au Chaudron.
« Pourquoi ce quartier ? » demande M’a Noémie, pour qui l’endroit représente l’autre bout du monde. À vol d’oiseau, quelques kilomètres à parcourir ; malgré tout, à cause de la distance, qui peut paraître longue, ou courte, selon les moyens utilisés, à pied ou à cheval, elle n’a jamais revu son fils.
« On m’avait dit que là-bas, sur l’ancien domaine du garçon de Madame Desbassyns, on donnait du travail à ceux qui avaient des forces à vendre. Que des engagés indiens s’affairaient sur la propriété. L’ancien propriétaire, Charles, avait fait venir d’Angleterre un moulin mécanique en fer à engrenages pour extraire le sucre, je voulais voir ça de près. »
Les deux femmes n’ont jamais vu de moulin, ni à eau, ni à vent, ni à engrenages. Leurs yeux brillent, leurs lèvres restent closes. Jean Élio se sent fier d’avoir vu, de rapporter des choses, extraordinaires.
« Et je dois dire, poursuit Jean Élio, en soutenant le regard de sa mère, que quelque temps avant tous ces désordres dans ma vie, Pa m’avait conseillé d’aller sur les anciennes terres de Monsieur Charles Panon Desbassyns. Il me racontait que là-bas, on donnait du travail aux engagés comme aux va-nu-pieds. »
M’a Noémie ne répond pas. Son garçon, un va-nu-pieds ? À l’écouter, il serait un moins que rien. Et qu’importe le jour ou l’heure, le destin l’attendait au Chaudron sur l’ancien domaine des Desbassyns. Ces derniers possédaient des champs entiers recouverts de cannes à sucre, d’après ce qu’elle avait entendu dire. Et si Léopold, ne lui en avait pas soufflé mot, sans doute savait-il qu’elle n’aurait pas donné son accord. Elle, M’a Noémie vivante, elle n’aurait pas voulu que son fils enrichisse par sa force, son ardeur, sa sueur, une propriété ayant appartenu à un garçon Desbassyns.
La grand-mère de Jean Élio, autrefois esclave d’Ombline Desbassyns dans les Hauts de Villèle ne l’aurait pas admis non plus.
« Certes, mon z’enfant, Léopold t’encourageait à chercher du travail, là où il y en avait, c’est-à-dire certainement pas sous la patte d’un cheval. Mais n’oublie pas : le va-nu-pieds passe partout, mais il n’a pas de famille. Ce qui n’était pas ton cas.
— Je ne voulais pas que cette histoire de poules se retourne contre vous. De plus, j’ignorais où aller, momon. Je me suis rappelé les conseils de papa. Lorsque nous chassions dans les ravines, il me répétait que pour ne pas perdre son chemin dans les bois, il faut descendre en direction de la mer.
« Arrivé sur la côte, lève la tête, mon fils ; lève les yeux et regarde les sommets des montagnes. Elles t’indiqueront de quel côté te diriger », m’assurait-il.
Alors, Jean Élio avait déboulé en bordure du littoral, il avait marché sur les roches en bord de mer. Il avait observé les crêtes, les pitons. À cause des fortes pluies des jours précédents, une cascade jaillissait, toute blanche, toute belle, dans un creux de montagne. Une grande traîne, chevelure blanche dansant dans le vent, dévalant le long de la cavité qui donne son nom au Chaudron. « Un filet de poudre la rouroute dans une grosse marmite », n’avait pu s’empêcher de s’extasier Jean Élio que la faim
titillait, c’est vrai. Il avait alors suivi la côte jusqu’à se trouver sur les berges du Chaudron, avec au loin et en face, la chute d’arrow-root.
Ce fut sur l’ancienne propriété des Desbassyns que couleront quelques belles années de son existence encore neuve. Charles Desbassyns avait acheté la plantation du Chaudron, en 1809, puis y installera des années plus tard la première sucrerie de l’île.
Cependant, Jean Élio n’eut pas l’occasion de rencontrer celui qu’il appelait Monsieur Charles. Ce dernier, après une vie riche en tout et très avancé en âge, mourut quelque temps après le recrutement de Jean Élio, embauché pour ramasser les fruits du verger, et pour soigner les volailles. Une activité qui lui était familière ; chez ses parents, il avait la charge des coqs et pintades.
À la moindre occasion, il traversait le domaine pour déposer les gonis pleins à craquer à quelques mètres des écuries, dans l’espoir de voir le moulin, et la pompe à feu que Charles avait fait venir d’Angleterre, et qui étaient remarquables sur l’île. Mais observer le fonctionnement de la batterie de trois moulins mus par un manège tiré par des mulets tenait de l’impossible tant son travail de cueillette l’occupait. Certes, il ne participa guère à la prospérité des lieux. Cependant, il était fier d’annoncer à la ronde qu’il logeait dans la cour des Desbassyns. Une propriété qui s’étendait du battant des lames au sommet des montagnes.
« Tu habites sur les terres des Desbassyns ? demande M’a Noémie.
— Plus maintenant. Et puis, lorsque j’y habitais, le domaine n’appartenait plus aux Desbassyns, même si tout le monde appelle l’endroit la cour Desbassyns. Après avoir trouvé Francélia, nous avons décidé de déménager au Ruisseau des Noirs. Francélia avait gagné une petite case là-bas. »
— Gagné n’est pas le mot exact, intervient la jeune femme. Loué conviendrait mieux. »
Puis, dans un souffle et un élan qui montrent qu’elle ne se résout pas à abandonner l’ancêtre de son futur enfant — dans le dénuement, l’indigence, la solitude — elle lâche :
« M’a Noémie, viens habiter avec nous, ici nous ne pourrons guère t’aider… »
M’a Noémie baisse les paupières. La pièce est sombre, mais elle n’ignore pas les paires d’yeux qui la sondent. Sa poitrine se soulève, elle soupire. À force de se confier à la lune qui respecte ses silences et ses pleurs, elle s’évertue à trouver les mots pour parler aux humains. Ils râpent le fond de sa gorge. Elle sent son nez qui coule, elle se demande si elle réussira à calfeutrer sa peine avant que les larmes la trahissent. Surtout, rester droite devant ce fils qui l’a connue forte et sèche. Les paroles perdues dans la bave et la morve ne comptent pas, sauf à crier
misère.
Alors, comme si son fils et sa femme étaient l’astre sans jugements, elle se raconte, et sa voix inaudible rapproche les têtes, soude les coeurs.
Francélia s’agrippe au bras de Jean Élio.
Le vent menace et la vieille femme promet qu’il emportera sur son passage le bon et le mauvais. Sans triage. Jean Élio se crispe, les souvenirs d’autrefois, de la pluie et des branches des arbres qui chaloupent et tombent sèment encore grand désordre en lui.
M’a Noémie lui apprend alors, non sans y laisser poindre le fiel des reproches :
« Jean Élio, tu nous as laissés à cause d’une poule… Après ton départ, j’ai gagné un garçon, ton autre frère, alors. Mais il est mort entre mes jambes… Mon pauvre, mon regretté petit baba… L’enfant de Léopold. Je l’ai perdu, en même temps que… Artémis. Ton frère, chagriné par ta fuite… n’est pas revenu. »
Et M’a Noémie baisse les yeux, elle ne peut empêcher cette pensée de s’immiscer dans son âme :
« Mes hommes s’enfuient, partent, meurent avant l’heure… le destin… »
Jean Élio reste coi, plié sous la charge des malheurs déposés sur ses épaules. Mais comment peut-il se trouver responsable d’un quelconque départ alors que son père lui répétait à l’envie :
« Nul n’est responsable des décisions logées dans d’autres têtes que la tienne » ?
Lors de cette nuit inoubliable, il pleuvait. Des trombes. Léopold ne rentrait pas, M’a Noémie était inquiète.
Non pas à cause de la charpente trempée qui risquait de s’effondrer. Mais dehors, les branchages sciaient, le vent sifflait, le vacarme mangeait sa tranquillité. Alors, elle est sortie.
Quelque cent mètres plus loin habitait l’ami de toujours, Pa Tangrain. Elle a appelé, crié, hurlé à la nuit.
Pa Tangrain ne répondait pas. Il lui semblait apercevoir de faibles lueurs dans sa paillote.
Pleine d’espoir, elle avait poussé la porte, qui céda sous son poids.
À l’intérieur, Pa Tangrain, débraillé, surpris et à demi conscient, essayait ses jambes, on dirait. Debout, il tombait ; à terre, il roulait.
« Cyclone a cassé ma case », articula-t-il la langue pâteuse, les paupières lourdes. L’inattendu spectacle présageait une nuit de plaintes, à n’en plus finir.
En effet, quand Pa Tangrain avait bu, il devenait aussi déroutant et glissant que la mer qui gémit, qui tape, qui se fracasse. Il n’écoutait personne ; il n’en faisait qu’à sa tête, tel un vent sans raison. Et une tête soule qui ronfle et pleure ne peut guère
déplacer ou contourner les montagnes, conclut M’a Noémie dépitée.
En outre, elle n’était pas en état de le porter, ou d’encaisser sa folie d’homme ivre et solitaire.
Aussi, elle jura, puis s’en alla. Avant que l’endormi cuvant sa solitude ne réalise que le cyclone M’a Noémie ne le verrait plus du même oeil, désormais. Ensuite, elle fit le chemin inverse, pestant contre le vent, l’averse, et ceux dont on croit qu’ils sont forts jusqu’à ce qu’on les découvre nus au pied du lit. Et que l’on comprenne que l’on doit compter sur soi-même pour avancer ou se dépêtrer dans la mare des crapauds. Et pas sur les autres, ceux qui causent et n’agissent point. Dans son désarroi, M’a Noémie balançait dans la même corbeille, les causeurs qui ne font rien, et ceux dans l’impossibilité d’intervenir, qu’ils aient le verbe facile ou pas.
À peine rentrée chez elle, l’angoisse la submergea de plus belle. Et si Léopold avait sombré dans une ravine, et s’il était coincé sous les branchages arrachés par les éléments ; et s’il ne lui manquait qu’une once d’aide, qu’une corde, pour se dépêtrer
du malheur ? Alors, même si aucune mère sensée n’enverrait son garçon dans la tempête, elle décida, tremblante, et la voix sèche comme le bambou du maître, de sommer le jeune Artémis de partir à la recherche de Léopold. Il avait treize ans, elle
n’ignorait pas qu’il risquait d’être emporté dans les bourrasques.
Les yeux apeurés et interrogateurs de son jeune fils la matraquèrent. Mais, elle resta droite et fière, dans le plus déchirant des rôles de mères, celui de l’obstinée, de l’entêtée croyant bien faire.
« Dans quelle direction je dois chercher, momon ? Le fait-noir me fait peur !
— Un grand bonhomme comme toi a peur ? Non, c’est la peur qui doit avoir peur de toi, Artémis ! Va, file, cours ! Rode dans les bois, jusqu’au quartier de la Source. »
Quand Artémis plongea dans la nuit, M’a Noémie ressentit les douleurs de la délivrance. Puis, elle s’allongea sur la paillasse. Elle gémit. Et ses pleurnichements, et la pluie qui tapait la tôle, et le vent qui ronflait, et ce sang, cette boule jaillissant en elle, hors d’elle. Elle ne sut si la boule criait, ou si ce furent ses gémissements qui zonzonnaient à ses oreilles. L’enfant ni ne bougeait ni ne respirait. Il était mort ? Oui. Après le constat, elle se leva, comme la vague qui s’enroule et meurt.
Et se relève.
Dehors, elle fouilla la terre, elle déposa le petit né sans souffle sous les bananiers.
La lune, la grande absente, probablement noyée sous les nuages, l’avait abandonnée.
Le secret fut bien gardé.
M’a Noémie ouvre les paupières. Une larme glisse. Chaude, sur la joue. Inhabituelle chaleur qui lui pique le nez. Au fond de la cour, un bout d’elle repose. Un bout de sa chair n’a pas supporté le temps mauvais. Comme Artémis. A-t-il retrouvé son père ? Il n’est jamais revenu raconter sa course dans les bois, le vent qui tourbillonne et fait plisser les yeux, le froid qui mord les bras, les jambes ; les hurlements des ombres qui pétrifient les sens.
Les drames d’hier se chevauchent, mais la pièce reste tranquille. Les yeux ronds se plissent. Les siens croisent ceux de Francélia, puis observent son ventre. Cette dernière sursaute, ou se redresse, un geste à peine perceptible, mais dans le calme, même la fourmi qui déambule sur le bord de la feuille est remarquée.
Puis à nouveau, la voix de M’a Noémie, un souffle qui gonfle, qui emplit la salle :
« Jean Élio, c’est le ciel qui t’envoie. J’ai prié, prié, prié. Prières sur prières. Toutes ces années à attendre, et te voilà, tu es devant moi, avec Francélia et son gros ventre. Ta descendance, là-dedans. »
Elle hoche la tête sans quitter des yeux le ventre-calebasse. Elle continue :
« C’est le signe qu’il ne faut pas désespérer. Je suis sûre qu’Artémis vit quelque part. Je veux le retrouver. Lui aussi doit revenir ici. Dans ma case. »
Soudain, Jean Élio réalise que son père ne rentrera pas, lui non plus. Mais qui s’en soucie ?
« Et papa, où est-il ?
— Je l’ignore », répond sa mère. Cependant, sa voix sous l’émotion s’éteint.
Grande est la stupéfaction. Elle ressemble au temps, suspendu.
Depuis que Jean Élio est revenu, et qu’il écoute sa mère, la sueur perle sur son front, sous ses aisselles, et sa main est moite dans celle de sa femme. Il sent les doigts crispés de sa bien-aimée. Apprendre en une visite autant de bouleversements n’est pas chose aisée.
Comment relever un bateau chaviré dans une mer de malheur ?
S’il se trouvait seul face à la gramoune croulant sous le spectre de la vésanie et de la souffrance, il se serait enfui. Car, à cet instant précis, la vaillance n’habite pas son âme, et, d’ailleurs, c’est quoi le courage se demande-t-il, en se cramponnant à son
siège. Le courage, c’est cette femme à ses côtés, qui porte son enfant, qui a souhaité connaître sa mère, et son jumeau, Artémis. Mais, s’il s’était imaginé l’état dans lequel il retrouverait M’a Noémie, il n’aurait jamais allongé ses pas jusqu’à sa demeure. Il s’en rend compte, il n’est pas le téméraire Artémis qui se faufila dehors sous la pluie battante, dans les bois. Pourtant, son père, il l’aimait aussi fort que
l’eau qui chante dans la rivière croit que son lit ne s’assèchera jamais.
Non, lui Jean Élio, son courage coule dans les veines de son madame, Francélia.
Sans elle, lui n’aurait aucun cran.
Et soudain, M’a Noémie pointe le doigt. Les mots jaillissent entre ses chicots, comme une épée sortie d’un fourreau :
« Jean Élio, dis-moi… avant d’entamer des recherches… et maintenant que le choc de ton retour s’estompe, dis-moi un peu… elle sort d’où, ta Francélia ? »
Autant que celles de Jean Élio, les épaules de la jeune femme s’affaissent.
M’a Noémie s’entête, s’acharne, reste ferme. Chercher Artémis sous la paille, dans les bois, les montagnes ou la laisser mourir, sans apporter réponses à ses questions, devient la clé de leur entente future. Francélia sera-t-elle un appui providentiel pour son fils ? Acceptera-t-elle que son homme s’engage dans l’inconnu, à la recherche du frère disparu ?
Ce qui adviendra est suspendu dans la main de Dieu. Ce Dieu qui façonne les hommes ; et qui présentement, leur a offert un cadeau gros comme leur sidération :
des retrouvailles que personne n’espérait.
- Fin du chapitre -
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Depuis qu’elle habite la rue Ruisseau des Noirs, Francélia marche sur de la mousse et du coton.
Autrefois, elle résidait à la Saline, derrière le relais d’étape abritant aussi le bureau de poste, tenu par les Gaudieux, sur le chemin de ceinture reliant les Hauts de Saint-Paul à Saint-Leu.
Elle logeait dans une paillote, à l’arrière de la propriété, sur laquelle, se remémore-t-elle, était implantée quatre petits pavillons en bardeaux, un cabanon de quatre pièces, dont une partie servait d’atelier, une étable, et une grande maison.
Un jour, des voyageurs, en route pour rejoindre les terres de madame Desbassyns quelques lieux plus loin, remarquèrent le panneau posé à l’entrée de la cour des Gaudieux, sur lequel s’étalait la devise des patrons « Hôtel des Hommes d’esprit, les imbéciles doivent passer sans s’y arrêter ». Flattés, ils se dirent que l’auberge était conçue pour eux. Ils y firent donc halte, et y restèrent une nuit. Mais il suffit parfois d’un instant pour mettre le feu dans la paille, et bouleverser les plans ambitieux que l’on ourdit avec soi-même. Parmi eux, le sieur Delapeaute, amateur d’instruments à cordes. Il béait d’admiration devant une lithographie d’Antoine Roussin représentant la guitare de Célimène, une métisse créole aux yeux rieurs, au sourire moqueur. La guitare qu’elle tenait avec grâce et qui cachait la moitié de sa robe en dentelles disait mieux que mille mots sa fierté d’artiste. Voulant en savoir davantage sur le tableau, il s’approcha de Francélia et de sa jeune amie, Célimène :
« C’est la guitare de Célimène sur le tableau ? Quel est le nom de l’artiste qui a peint ce chef-d’oeuvre ?
— C’est une lithographie de Roussin, il l’a réalisée en 1861. »
Au milieu de la salle, les voyageurs de passage riaient des bons mots de l’heureuse propriétaire, une femme d’un certain âge. Elle interprétait un texte de son invention sur un air à la mode de l’époque, et son instrument vibrait autant qu’elle, lorsqu’elle
déclamait :
« Je suis cette vieille Célimène,
Très laide, mais non pas vilaine.
Je suis une pauvre créole,
Qui n’a pu aller à l’école,
Légère en conversation,
Mais pas du tout en action ;
J’ai la tête remplie de vers,
Que je fais à tort et à travers.
… »
« Célimène a du talent », se délectait Delapeaute.
La vraie Célimène pivota en entendant son prénom, et répliqua en riant :
« Ma mère a du talent, c’est vrai. Mais Célimène, c’est moi ! »
L’autre sembla si surpris qu’il faillit renverser sa timbale de vésou.
« Oui, et je le répète, c’est moi, Célimène. Mais, pour éviter que l’on me confonde avec elle, je me suis trouvé un autre prénom !
— Je vous aurais donné volontiers le mien, chère demoiselle, si cela vous sied un prénom masculin, fit Delapeaute, les joues rouges, en s’inclinant devant la jeune femme. Mais, pourquoi avoir agi ainsi ? Regrettez-vous déjà le temps de l’esclavage où les maîtres n’en faisaient qu’à leur tête, en baptisant leurs meubles à leur guise ?
— Loin de moi, cette idée ! Portez-vous des lunettes ? Alors, mettez-les ! Vous verrez mieux mon teint, le même que celui de ma mère. Femme accomplie, affranchie, artiste, j’imagine qu’avec elle, vous ne tiendriez pas de tels propos.
— Je vois, je vous ai vexée. Dans cette auberge, la musique est belle, et il paraît qu’elle adoucit les moeurs. C’est ma langue, la fautive ! Sept fois je devrais la tourner dans ma bouche, cela m’éviterait bien des bagarres. Je m’excuse pour l’offense.
— Vous me froissez, et vous me contrariez, je l’avoue. Naguère, le propriétaire baptisait l’esclave à sa guise, certes. Mais ici, présentement, je ne suis le maître de personne, et je choisis de me donner le nom que je veux. Ce qui est très différent.
— Allons, vous avez raison. Oublions mes mots malheureux, et racontez-moi tout sur Célimène… la mère et la fille.
— D’accord, j’oublie votre maladresse, mais je vous surveille, hein ! Notre histoire en est une parmi tant d’autres. La mort arrive et… »
Elle se tut. L’endroit ne se prêtait pas pour faire des confidences. Elle allait s’en excuser, mais Delapeaute demanda :
« Et ? La mort arrive, et… ?
— En 1852, l’auberge était encore tenue par mes deux parents. Ma mère servait à boire aux clients, mon père s’occupait des chevaux. Elle chante depuis qu’il a été emporté par la variole. À l’époque, j’avais six ans, lui en avait trente-sept. »
À ses mots, le visiteur, qui avait lui-même perdu sa femme deux ans auparavant, frémit.
« C’est jeune pour mourir. Le départ d’êtres chers nous oblige parfois à trouver des ressources en nous pour rester debout. De là-haut, votre père doit admirer le talent de sa charmante… Célimène.
— J’espère aussi qu’il la voit. Grâce à son humour et à son caractère, ma mère fait faire des détours aux gens de passage dans le coin. Mais Célimène, c’est moi ! Un prénom qu’elle m’a donné, puis emprunté pour ses soirées, et qui sert à sa renommée, désormais.
— Quel est son véritable nom, alors ? Demanda Delapeaute, fier d’être en charmante compagnie.
— Marie Monique Jans ou madame Pierre, du prénom de mon père, Pierre Gaudieux. »
Sur la scène, Célimène entamait son autre succès, en créole cette fois. Les visages s’illuminaient de sourires joyeux, et même ceux qui ne parlaient pas la langue, ravis de reconnaître certains mots, soutenaient que l’artiste maniait l’humour avec bonheur :
« Na na figure comme bébète
Na na le quer comme galet
Na na la langue comme zandouillette
Na na li dents comme foursettes
Na na tas de contes comme gazette
Toujours li dans la guinguette
En goguette… et en goguette.
… »
« Votre mère a du caractère ! Célimène est un personnage de théâtre et ce prénom ne dépare ni sa beauté ni son talent.
— J’en conviens. Et vous avez vu ses doigts ? Des doigts de femme du monde ! Et cette femme, c’est ma mère ! »
Sur scène, Célimène captait la lumière, et cela irradiait le visage de sa fille.
Delapeaute remarqua :
« Elle a du charisme, en effet. Deux Célimène au sein d’une famille ! L’une chante, et l’autre…
— L’autre ne fredonne même pas ! Ma mère s’est approprié mon prénom, sans me donner son talent ! D’ailleurs je vous le disais, j’ai changé le mien, je me fais appeler Mélicène… car je ne voudrais pas être prise pour elle, quoi qu’il advienne ! J’ai encore de belles années devant moi.
— C’est vrai, reconnut Delapeaute. Vous êtes bien jeune. Et Mélicène… vous n’êtes pas sur scène, mais le prénom vous va à ravir. De plus, jolie anagramme de Célimène. »
Et il rajouta très vite, sans attendre la réaction de la jeune femme :
« La pancarte apposée devant l’auberge tient toutes ses promesses ! »
Puis, se tournant vers Francélia :
« Et vous, mademoiselle… vous êtes… ? »
Les dents de Delapeaute, abîmées par le tabac, c’est ce que Francélia remarqua en premier.
Et elle rougit. Elle ne s’attendait pas à ce que le curieux se détourne de son amie pour s’intéresser à sa petite personne :
« Oh moi… je ne suis ni chanteuse ni musicienne. Je suis une admiratrice de la beauté des choses du monde ! Écouter Célimène est un pur bonheur. Rencontrer les voyageurs de passage ici aussi.
— Vous avez essayé de faire comme elle ? De chanter ? »
Toute émue, la main sur le coeur, elle s’écria :
« Oh, moi chanter ! Écouter est davantage dans mes cordes. »
Il s’enquit alors :
« Vous venez souvent dans cet hôtel ?
— Je suis là tous les samedis pour profiter de l’ambiance, et pour aider, après la fermeture. Depuis la mort de monsieur Pierre, l’auberge ne désemplit guère. La guitare de madame Célimène y est pour beaucoup, je crois.
— Vous avez de la chance, c’est vrai. Le monde vient à vous grâce à la magie d’une guitare et au talent d’une femme d’esprit. Quand la muse amuse le monde, tout le monde s’enrichit ! »
Delapeaute rit. Francélia aussi. Il lui proposa un verre. Elle refusa.
« J’ai encore dit une chose qu’il fallait garder pour moi ? s’enquit-il en rougissant.
— Je ne bois pas avec le client. Mieux : je ne bois pas tout court. Je suis ici uniquement pour profiter des échanges avec les visiteurs du hameau. C’est un bonheur pour moi de voir du monde. Parfois, je récupère les journaux que les voyageurs oublient ici, et c’est avec grand plaisir que j’apprends comment tourne notre petit pays, qui m’est cher.
— Vous connaissez le journal Le Moniteur ? J’ai un exemplaire dans ma calèche. Je vous l’offre volontiers.
— Je vous remercie, je le lirai avec joie. Cependant, c’est l’autre journal, La Malle, celui qui paraît le jeudi, ou son suppléant, Les Petites Affiches, pour les annonces, qui me serait plus utile pour l’instant. J’aimerais trouver un travail à Saint-Denis.
— Dame ! Vous avez le temps de lire toutes ces feuilles ?
— Je ne suis pas mariée, mon temps m’appartient ! »
Francélia célibataire ? Delapeaute ne sembla pas s’en soucier. Il fouillait ses poches, attrapa sa pipe en bois et la fourra entre ses dents.
« Mais qu’est-ce qu’une jeune femme comme vous trouve d’intéressant dans ces journaux ?
— Découvrir le monde ! Et c’est d’ailleurs grâce à La Malle que mon cousin a appris que dans la capitale, un propriétaire embauchait un jockey pour les courses de chevaux à La Redoute.
— Vous voulez dire les parades…
— Parades ou courses, les chevaux attirent la foule. Mais vous avez raison, mon cousin m’a raconté qu’en réalité souvent le cheval se trouve être une bourrique ! Les propriétaires sont des prétentieux, parfois. »
Puis elle rit, Delapeaute en fit autant.
Francélia avait du répondant, et ne s’en laissait pas conter.
Il convint :
« Il faut prétendre pour se donner l’air intéressant ! Continuez à lire les journaux, ils nous relient au monde qui nous entoure. Et si vous voulez travailler, allez de ma part trouver mon cousin à La Providence. Sa domestique s’est mariée le mois dernier, elle a quitté la capitale pour s’installer avec son homme à Saint-Pierre. La place est libre, et si je ne m’abuse, elle l’était encore il y a peu. »
Et c’est ainsi que Francélia abandonna mère, amie et le quartier qui l’avait vu grandir pour se rendre dans celui de La Providence, un lieu dont elle découvrait le nom en même temps que les ennuis.
De cousin du sieur Delapeaute, elle n’en trouva point, car l’un des boeufs de la charrette qui l’emmena dans la capitale creva en chemin, une cinquantaine de mètres avant d’entrer à la Grande Chaloupe. Elle fut alors hébergée pendant deux jours dans une paillote, à mi-chemin, si l’on n’est pas à cheval sur les distances, entre Saint-Denis et Saint-Paul. Dans cet endroit encaissé et isolé, aux pieds d’imposantes falaises, Francélia ressentit un sentiment d’angoisse l’envahir. Était-ce la fatigue après le parcours en charrette où la poussière voyagea avec elle, ou bien le bruit des vagues tapant dans les roches en contrebas ? Elle tourna son regard vers la mer, elle observa le transbordement d’un navire, au large. Des chaloupes plongeaient puis ressortaient des flots ; s’éloignaient au lieu de se rapprocher de la côte. Elle se rappela les drames qui arrivaient parfois, lorsque l’océan décidait d’attirer les marins au fond de l’abîme. Puis, elle balaya les alentours des yeux. Devant elle se dressaient un débarcadère, des dortoirs, des longères, sortes de magasins où les marchandises étaient stockées non loin du littoral, de part et d’autre de la ravine. Un peu plus loin, une autre longère, un bateau-lavoir, des latrines, et un cimetière.
« Seule la mer chante ici, songea-t-elle, et les roches lui répondent… drôle d’endroit… »
Ils revinrent sur leurs pas. Après avoir tiré sa charrette sur le bord du chemin et détaché le bœuf mort, et le deuxième mal en point, le conducteur souffla.
Était-il fatigué ? Apparemment, non. Un guide sommeillait en lui, il endossa le rôle avec fierté. Pendant quelques instants, les efforts pour distraire la passagère sans monture furent efficaces.
« Tous ces bâtiments sont réservés aux nouveaux arrivants. Là-bas en mer, les chaloupes ramènent une cargaison d’engagés indiens. Ils vont être mis en quarantaine à cause de la maladie qui sévit de l’autre côté de l’océan. La peste, la variole, les autorités essaient de les contenir dans cet endroit. Il vaut mieux être prudent, sinon notre petit pays subirait des désastres… »
Inquiète, Francélia l’interrompit :
« S’ils sont confinés, nous ne pourrons pas nous éterniser ici, n’est-ce pas ?
— Normalement, nous ne pouvons pas rester, mais à cause de mon boeuf crevé, nous ne pouvons pas repartir non plus. Nous logerons dans les paillotes qui se trouvent un peu plus haut, au fond, derrière le cimetière. Elles sont aménagées de telle sorte
que deux personnes peuvent y dormir à l’aise. Avec leurs deux pièces, cela devrait nous convenir, n’est-ce pas ? »
Francélia ouvrit de grands yeux :
« Vous plaisantez ! Tous les deux sous le même toit ?
— Sous le même toit de paille, mais pas sur le même lit de paille. »
Le guide se moquait, Francélia ne releva point.
« Vous semblez offusquée ! L’un de nous deux dormira à la belle étoile, alors. »
Et il gloussa. Elle, cela l’agaça. Elle évitait les connivences, car pareilles aux batailles, chacun sait comment elles commencent, mais tous ignorent comment elles pourraient finir.
Le guide, sans grains à moudre, arrêta de rigoler.
« Demain, vous repartirez dans la carriole du prochain voyageur qui voudra bien de vous. Moi, j’achèverai ma course, à pied.
— Mon arrivée à Saint-Denis est mal engagée, à ce que je comprends. »
En effet, deux jours après, Francélia patientait encore dans la paillote.
Son audace commença à fondre, et après avoir réfléchi, rebrousser chemin lui sembla mieux approprié que de s’entêter et de sauter de carriole en carriole pour atteindre ses rêves.
Finalement, la vie était plus simple et agréable là où son nombril avait été coupé. Certes, cet endroit tellement calme où elle entendait le chant des oiseaux par-dessus le bruit des vagues ne préfigurait en rien le lieu où elle comptait se rendre. Mais cela lui permit de se poser des questions nouvelles.
Comment vivrait-elle loin des siens ?
Elle rêvait de la capitale, comme d’autres d’être à l’autre bout de la terre. Pour le dépaysement et la découverte. Pour sortir du cadre et savoir s’ils ont dans le ventre assez de forces pour s’y accrocher.
Mais si le cadre se brisait ?
Était-elle vraiment prête à affronter le monde ?
Aussi, elle décida de faire confiance à l’univers. Le ciel avait arrêté sa course pendant deux jours ? Elle s’en remit à lui, au lieu de s’agiter. Le ciel a ses raisons qu’elle ignorait. Il serait plus sage de ne pas aller plus loin. Et puis, elle aurait voulu contrer le destin, elle n’aurait pas réussi, car tous les attelages qui rentraient sur Saint-Denis étaient chargés et n’avaient pas de place à lui proposer.
En début d’après-midi, elle finit par accepter l’aide d’un voyageur. Il se rendait jusqu’à la pointe de l’Hermitage, à Saint-Paul.
« De là, lui assura le galant homme, après une nuit dans une auberge, il vous sera facile de rejoindre votre destination. »
Quant au charretier, trop occupé par la carcasse de son boeuf mort, lorsqu’elle quitta les lieux, elle ignorait s’il était parti, lui aussi, ou s’il se reposait dans la paillote, après avoir passé deux nuits devant sa porte.
À essayer de ronfler plus fort que la mer tapant dans les roches.
Si cette fois-là, la volonté de la jeune femme fut mise à l’épreuve, son ambition d’aller vivre dans la capitale resta intacte.
Quelques mois plus tard, Célimène, la muse de Trois-Bassins, avait rejoint son Pierre aux cieux.
Les chants, les passants, les feuilles mortes, tout finit par disparaître, se désespérait Francélia.
Et ses soupirs devinrent chagrins.
Elle se remémora ce jour où elle avait découvert, abandonné sur une des tables de l’auberge, L’Album de l’île de La Réunion d’Antoine Roussin. Elle avait alors tourné les pages, admiré les belles lettres. Puis, ne pouvant se défaire d’un si bel objet, elle avait décidé de le garder. Après tout, le malheureux qui avait oublié ou perdu l’album se réjouirait d’avoir fait une heureuse, en apercevant les étoiles dans ses yeux.
Elle ressortit donc l’ouvrage du tiroir où naguère, elle l’avait glissé.
Avec fierté, admiration, et plaisir, ses doigts effleurèrent le portrait d’Edmond Albius, debout à côté des fleurs de vanille. L’homme la touchait en plein coeur. Un Noir dans un livre, cela était inhabituel. Puis, elle relut le journal Le Moniteur daté de 1841 qui accompagnait sa trouvaille. Le jeune Edmond, esclave du botaniste Férréol de Beaumont Bellier, avait douze ans quand il avait découvert le procédé de la fécondation de la vanille, alors que la plante avait été introduite en 1819 à La Réunion. « Ce qui explique pourquoi les lianes de vanille sur la photo », pensa la demoiselle. Il avait fière allure, Albius. Et elle était suffisamment érudite pour savoir que Albius voulait dire blanc, alors qu’Edmond était noir. Pourquoi avait-il hérité de ce nom lors de son affranchissement en 1848 ?
Découvrir le procédé de la fécondation rendrait-il blanc ?
Elle soupira. Après tout, tant mieux si un nom pouvait transformer des existences, mais ce n’était pas dans ce quartier, à présent sans musique ni chansons et devenu trop tranquille à son goût, qu’elle rencontrerait un homme aussi intéressant qu’Albius.
Partir, elle devait quitter cet endroit et se préparer davantage pour ne pas échouer aux portes de la capitale. Elle rêvait de voir du monde. Et, comme le sang dans les veines ravive, ce rêve la tenait éveillée.
S’évader devint essentiel, comme respirer. Et ne dit-on pas que pour vivre, il faut respirer ? Vivre de vraies amours, de beaux instants. Elle ignorait encore avec qui et dans quels lieux. Cependant, elle aspirait à boire un bol d’air aux senteurs agréables et variées avant de rentrer vieille, usée, reléguée dans les arrière-cours des maîtres, comme sa mère et sa grand-mère avant elle.
Et cette fois-ci, pour éviter les inconvénients des attelages de boeufs, elle monta dans une carriole tirée par deux chevaux. Au moins, sourit-elle en observant la bâche en forme de capote agitée sous le vent, elle n’assisterait pas à un nouveau drame, à cause d’un boeuf épuisé.
Boeufs ou chevaux, les deux avaient quatre pattes, mais les muscles saillants des deuxièmes la rassuraient.
Le cocher fit une halte à la Grande Chaloupe pour y déposer un sac de patates. Puis une autre escale quelques centaines de mètres plus loin, à la Ravine à Jacques, pour récupérer deux gonis amarrés d’un fil de vacoa qu’il bascula comme s’il s’agissait de cadavres, à l’arrière du brancard. Francélia le regardait faire, une pointe d’inquiétude dans le coeur, d’autant plus que l’endroit était lugubre. En outre, en s’installant sur son banc de planche, le cocher qui n’avait pas dit un mot de tout le trajet, en profita pour décharger sa peur et ses craintes dans les oreilles de la jeune femme :
« Nous n’allons pas nous attarder plus ici. Cet endroit n’a pas bonne réputation. Regardez, sous les arbres, là-bas. On dirait des lépreux. Ils sont effrayants, n’est-ce pas ? »
Francélia frissonna. Non pas à cause des supposés malades, mais les alentours vétustes peu entretenus auraient donné la chair de poule, même aux voyageurs les plus aguerris.
« Ils sont contagieux, d’après vous ?
— Je ne saurais vous répondre ! Mais j’ai peur à chaque fois que je m’arrête ici. Les lépreux ont été accueillis à Saint-Bernard depuis quelques années déjà. Mais la peur reste. Je ne peux m’en défaire. »
Ils arrivèrent à Saint-Denis. Le cocher la déposa dans la rue Ruisseau des Noirs, un quartier proche de La Source. Il ne s’était jamais aventuré jusqu’à La Providence. Il refusa d’aller plus loin. Pourquoi ? Traverser le quartier fréquenté par une population noire, représentait grand danger, selon lui.
Francélia régla sa course :
« Merci beaucoup. Je vais me débrouiller, à présent. »
Puis elle sortit de la carriole. Se retrouver seule fut un soulagement :
« Un cocher qui craint les lépreux, les Noirs… qui évite certains secteurs… autant pour lui changer de métier ! Mais il ne me refilera pas sa peur ! »
Et elle saisit sa valise en carton, et sa chance d’être dans la capitale. Elle déambula dans les rues.
Légère ?
Pas vraiment. Son bagage pesait ; et sa tête était encombrée d’idées à calmer.
Au Ruisseau des Noirs, des domestiques des maisons de maître s’approvisionnaient en eau fraîche pour le repas du soir. Francélia ignorait tout des habitudes des habitants du lieu. Après avoir observé les faits et gestes des allants et passants, elle se renseigna sur où trouver un hébergement. Dans les environs, et pour pas cher. Ce qui plaçait haut ses exigences, mais elle ne comptait pas résider dans des quartiers
déserts. Elle voulait de l’animation, un lieu différent de l’endroit d’où elle venait.
Elle avisa un jeune Noir qui portait un baril sur sa tête. Sa jambe, emmaillotée dans une toile de jute souillée, semblait lui causer des souffrances. Il boîtait.
Il dévisagea Francélia de haut en bas. Une prouesse, puisque pas une goutte d’eau ne se déversa du contenant en équilibre sur son crâne protégé d’un sombli, sorte d’étoffe qu’il avait glissée entre sa charge et sa tête. Il déposa alors le seau par terre avant de le saisir d’une main ferme. Moins commode pour lui de porter le seau ainsi, mais si la jeune femme s’intéressait à lui, il risquait d’oublier sa charge et de voir le contenu se répandre sur elle. Il était attentionné et prévoyant, Jean Élio.
Francélia rougit devant l’aplomb du jeune homme.
Avant d’aller plus loin, il voulait le respect. Il possédait un prénom, il en était fier. Un prénom choisi par son père, un homme libre.
« Jean Élio, c’est moi !
— Jean Élio, s’il vous plaît, aidez-moi. Je ne connais personne dans la capitale. Je voudrais aller à La Providence, pour trouver du travail. Mais quelle est la bonne direction ? Je suis épuisée. J’habitais à côté de l’auberge de Célimène, à la Saline.
— Célimène ? Jamais entendu parler ! Et, j’ignore si je pourrais vous être utile. Moi, je reste sur l’ancien domaine des Desbassyns, au Chaudron. Vous connaissez monsieur Charles, celui qui a été fait officier de la Légion d’honneur ?
— Charles, le fils de madame Desbassyns ? Vous le connaissez aussi ? Il paraît qu’il a fait venir sur sa propriété une machine à…
— Oui, c’est bien ça, une machine pour le sucre… Mais comment savez-vous ces choses, vous qui arrivez de l’autre bout de l’île ?
— Dans l’auberge de Célimène, les voyageurs nous apprennent autant que les faits-divers dans journaux…
— Les voyageurs ? Ils viennent d’où ?
— De partout. De toute l’île. Ils ont tout vu. Ils ont tout découvert. Ils ont toujours mieux à nous dire, même sur ce qui reste à inventer.
— C’est formidable ! Vous devez en avoir des choses à raconter.
— À condition de buter sur une oreille attentive… »
Jean Élio sourit. La jeune fille aussi.
Ces souvenirs, à propos des Desbassyns, quoique dérisoires, mirent du baume au coeur des deux inconnus, esseulés. Se retrouver loin des siens et être traversé par des énergies communes, cela les aimanta.
Jean Élio proposa :
« Si vous voulez bien me suivre, ou marcher à côté de moi, je peux vous amener à un endroit pas trop loin, où une famille de Blancs cherche une dame de compagnie. Mais d’abord, il me faut déposer la barrique d’eau à quelques pas d’ici, chez une dame pour qui je fais de menus travaux lorsque je viens en ville. »
Pour accompagner Francélia jusqu’en bas de la rue des Limites, Jean Élio fit un détour. Un long détour. Mais un détour agréable, quoique risqué. Car, sur la place du Gouvernement l’attendait une charrette. S’il manquait l’heure du retour, elle repartirait sans lui sur les anciennes terres des Desbassyns au Chaudron. Et si la déveine était avec lui, il rentrerait à pied. À cause de sa jambe qui lancinait et le ralentissait, il préférait éviter ce genre d’exploit.
Aucune femme encore ne s’était adressée à lui alors qu’il était en guenilles. C’était donc son jour de grâce et il ne comptait laisser filer ni fille ni chance.
Pendant qu’ils marchaient, il observait la jeune femme. Les traces de poussières sur ses vêtements défraîchis par le trajet n’en faisaient pas une souillon, loin de là. La demoiselle était… comment dire ? Sa touffe de cheveux frisés lui rappelait sa mère, M’a Noémie ; et ses sourcils épais soulignaient l’intensité de son regard. Ses yeux étaient clairs, un bassin d’eau douce. Il avait hâte d’y plonger davantage.
Elle était en confiance, elle riait.
Lorsqu’il la laissa devant le barreau en fer forgé de parfaits inconnus, il lui confia son désir de la revoir, et elle accepta.
Lui devait se grouiller, la charrette ne l’attendrait pas. Il se dépêcha alors d’aller déposer sa commission d’eau, un seau à présent à moitié vide, avant de retrouver son transport garé sur la place du Gouvernement. Il soupira lorsqu’il s’installa sur
un siège. Puis un sourire éclaira son visage malgré la douleur qu’il ressentait d’avoir pressé le pas pour arriver à temps à son rendez-vous.
De l’autre côté de la ville, le soleil pâlissait. Et Francélia de même.
En effet, Jean Élio parti, elle s’interrogeait sur les jours à venir. Et si la chance s’était envolée avec lui ? Et si commençaient, pour elle, tourments, désagréments, et autres déconvenues ?
La semaine suivante, Jean Élio revint dans la rue des Limites, espérant revoir Francélia. Mais elle avait disparu. Les propriétaires de la maison assuraient que personne n’était venu chez eux aux date et heure annoncées. Irrités par l’insistance du jeune garçon, ils élevèrent la voix. Ils avaient bien connu Charles Desbassyns et sa famille ; et même les nouveaux propriétaires du domaine leur étaient familiers. Si ce défalqué persistait à gesticuler derrière leur portail, ils iraient au Chaudron rendre compte au régisseur de son toupet de les déranger pour si peu.
Chaque dimanche après-midi, Jean Élio passait dans la rue des Limites. Il ne toquait pas au barreau de la demeure qui, d’après ce qu’il ressentait, avait avalé Francélia. Se sachant indésirable, il osait seulement attendre, et non plus se montrer. Tel un clou que le marteau tape et qui reste droit — et persuadé que sa ténacité serait payante — il s’entêtait. Il déambulait dans les chemins jusqu’à ce que le fait-noir l’empêche de voir les traits des rares passants et des chats se faufilant dans les ruelles sombres.
Quelques mois après leur première rencontre, il espérait encore. Une intuition le guidait. Il savait qu’à force de chercher, il finirait par l’apercevoir.
Et contre toute attente, un après-midi, la foudre opéra. Il accompagnait des invités du domaine du Chaudron aux courses hippiques de La Redoute, et il la vit. Elle déambulait, en face de lui. Dans ses yeux prédominait la tristesse, mais un soleil y dansa dès qu’elle le vit, qui éclaira son âme.
Elle vint vers lui la première, comme lors de leur précédente rencontre :
« Jean Élio ? Quelle chance de te retrouver !
— Francélia… Tu me reconnais ? Tu n’es pas entrée chez les Blancs qui habitent la rue des Limites ? Chez les personnes qui cherchaient une dame de compagnie ? Ils m’ont assuré ne pas t’avoir vue. »
Le visage de Francélia se décomposa. Elle se détourna, pour ne pas montrer son trouble.
Il proposa :
« Allons nous asseoir sous l’arbre, là-bas. Je reste aux courses tout l’après-midi. Nous avons le temps de nous connaître mieux. C’est bon, Francélia ? »
La jeune femme acquiesça, et tous les deux se dirigèrent vers un imposant tamarinier.
Ils s’installèrent sur une roche servant de banc aux gens las.
Devant eux, se découvrait la plaine de La Redoute, un vaste champ de courses.
Des chevaux et des hommes.
Et a floule fourmillait, impatiente d’assister aux diverses épreuves. Bientôt, la place se transformera en une plaine recouverte de poussière.
Alors Francélia détailla ses premières heures dans la capitale.
Encouragée par le sourire et les yeux pétillants de Jean Élio, elle retrouva son sourire.
« Mais, je ne suis pas désenchantée, je me suis adaptée. De toute façon, c’est dans mon tempérament de contourner les obstacles dressés sur mon chemin, et de continuer à courir vers mon rêve ! »
La réflexion de la jeune femme amusa Jean Élio, et le fit penser à son père.
« C’est un casse contour dans un chemin droit. »
Tous les deux se mirent à rire. Il continua :
« Mon père disait souvent : « Si tu ne peux pas aller tout droit, prends le chemin casse contour. Il te mènera où tu comptais arriver à condition de ne pas abandonner.
— Ton père est un grand sage, Jean Élio. Mais ce n’est pas aussi simple, surtout lorsque l’on est une femme. Mes premières heures dans la capitale ont été rudes… »
En effet, une femme déambulant seule, une valise à la main, est comme l’abeille et la gaufre de miel. Pas simple pour elle d’être la petite bête attirant regards et convoitises.
Dès que Jean Élio fut parti, un homme est sorti de la demeure de ceux qui se prétendaient employeurs, sérieux, honorables. Il disait que c’était lui qui cherchait une dame de compagnie. Francélia devait le suivre quelques rues plus loin, pour qu’il lui montre où elle résiderait, désormais. La jeune femme l’accompagna jusque dans la rue du Grand Chemin.
Elle aurait pu le suivre partout. Il avait une bonne bouille, une grosse panse, et de belles paroles. Elle ne se méfia pas, même s’il lui arrivait parfois de se douter que tout ce qui est bon, gros, beau, n’est pas forcément estimable.
Elle l’ignorait, mais elle se trouvait à quelque mille huit cents mètres de la case de M’a Noémie. Celle qui deviendrait la grand-mère du fruit de son amour pour Jean Élio.
À cet instant, elle n’aurait jamais imaginé son ventre autre que plat…
Arrivée dans la rue du Grand Chemin, l’homme emprunta une ruelle étroite. Des plumes jonchaient le sol. Des cendres rougeoyaient sur des foyers constitués de roches et de barres de fer.
Par terre, une barrique d’eau, et quelques plumes de poules et de pintades.
L’air empestait. Une odeur écoeurante de chair chaude.
L’homme remarqua la grimace et le regard interrogateur de la jeune femme.
« Ne vous en faites pas. On va faire un festin ici, demain. Je compte vous embaucher, vous allez vous régaler aussi. »
Alors, il poussa une tôle branlante clouée sur des planches faisant office de porte. Il l’invita à entrer.
Puanteur et renfermé la prirent à la gorge. L’homme la saisit par le bras.
« Viens par là… On ne fait pas de manières, hein… la place est à vous, à condition… »
Ses mots se perdirent sous l’effort qu’il fit pour la basculer sur une paillasse d’étouffe, à même le sol en terre battue. Dans le mouvement, il déchira le haut de son vêtement. Il s’affala sur elle, une main sur la bouche, pour l’empêcher de crier.
Elle se ressaisit, et elle put se défaire de son étreinte avant qu’il ne réussisse à retirer la toile enroulée autour de ses reins.
Elle le bascula. Elle aussi savait d’un coup de pied, de coude, de poing, retourner les situations.
Une fois dehors, elle se sentit légère. Et sa valise ? Elle n’était plus à son bras.
Pas question pour elle d’abandonner ses maigres affaires à un malotru. Elle retourna dans le repaire du bandit du Grand Chemin, jeta un oeil dans la chambre du malveillant, s’empara de son bien.
Sur le matelas, l’homme, plié en deux, se redressa en la voyant.
Vite, elle ressortit, puis souffla longuement. Et remercia le ciel d’être debout.
Après avoir divagué dans la rue du Grand Chemin, Francélia remonta la rue Royale, pour finalement se rendre compte qu’elle s’était égarée au pied du rempart qui longe la rivière Saint-Denis. Elle arriva dans les vestiges d’un jardin d’acclimatation. Quelques plants d’ananas, de bananiers, de figuiers, d’orangers et d’autres laissés à l’abandon et dont elle ignorait l’existence occupèrent un moment son esprit. Peut-être que l’extase favorise l’endormissement, car après avoir admiré les premiers plants venus d’Europe, d’Inde, de Chine, elle chercha un endroit où se poser. Elle enjamba quelques troncs de bananiers couchés par terre, puis espérant n’être pas dérangée, elle s’allongea entre deux troncs.
« Quand on n’a pas le choix, on fait avec ce qui se présente, pensa-t-elle. Et ici, je suis bien camouflée ! »
Après, la faim la réveilla. Elle cassa une banane mûre. Les régimes et leurs formes, à cause du soir naissant, lui firent penser à des hommes ; oui, mais pendus.
Au matin, elle se leva. Ravie de quitter cet endroit humide et froid. Et si tranquille, finalement. Car, aucune âme morte ou vive ne la dérangea pendant qu’elle était, au sol, vulnérable.
Au loin, les cris d’un charretier lui rappelèrent que le monde s’éveillait. Il lui fallait vite se remettre en quête d’un logement.
Après avoir marché et observé à la ronde, elle arriva à côté d’une canalisation en construction. En contrebas, des lavandières étendaient leur linge. Elle s’approcha des ouvriers qui oeuvraient pour alimenter en eau potable la ville de Saint-Denis. Elle entendit l’un d’eux dire à un autre :
« Le canal de la Source, quand il sera fini, j’irai me proposer comme gardien de l’eau. »
Et son camarade de répliquer :
« Il faudra vraiment un gardien pour surveiller la ravine. Si les habitants continuent à y laver leur linge, et d’autres à jeter leurs saletés, notre pénible travail pour construire le canal n’aura servi à rien. N’est-ce pas, mademoiselle ? »
Il venait d’apercevoir Francélia, elle semblait perdue.
« Bonjour, vous autres ! Pouvez-vous m’indiquer la direction pour aller au quartier de la Source ? »
Les deux hommes rigolèrent, en poussant leurs chapeaux de paille en arrière de leur crâne. Deux chauves qui rient, songea-t-elle.
L’un d’eux dit, pendant que l’autre lui faisait des yeux doux :
« Vous êtes en plein dans le quartier. Levez la tête, voyez les cascades, baissez les yeux, regardez les ruisseaux, et appréciez la fraîcheur qui fait de cet endroit un lieu agréable à vivre. »
Francélia les remercia et leur offrit un sourire ; pas le plus beau, cependant, de peur qu’ils s’y accrochent et veuillent prolonger la conversation.
Le même homme continua :
« Sinon, pour rejoindre les habitations, il vous faudra traverser ce cours d’eau, et suivre la berge sur environ deux cents mètres. Vous n’êtes pas d’ici, on dirait ?
— Vous avez l’oeil ! J’arrive de la Saline.
— Et votre carriole bourrique ? Où se trouve-t-elle ?
— Ma carriole ?
Francélia rougit. Elle redoutait une blague qui ferait capoter leurs échanges.
L’autre reprit :
« Le monde étrange débarque souvent en carriole.
— La mienne m’a déposée sur la place du Gouvernement, hier. Je cherche du travail.
— Du travail ? Vous êtes bien courageuse ! Vous en trouverez peut-être en ville, mais pas à la Source. Ici, tout le monde travaille chez les Soeurs à La Providence, ou dans les belles demeures. »
Après d’autres palabres qui n’empiétèrent pas sa détermination, elle sauta de roche en roche pour éviter de tremper ses chaussures.
Francélia savait d’où elle venait et où elle comptait se rendre. Entre les deux points, elle découvrit la capitale et ses habitants. Elle fit quelques détours, car le destin jalonne les routes, non pas pour ralentir, mais pour remplir de force, d’expérience, de courage, les âmes en apprentissage. Elle remit à leur place un ou deux malotrus, sans trop de peine ni fracas. Elle paraissait naïve. Cependant, celui qui soutenait son regard vif, perçant, abandonnait l’idée ou l’envie de croiser le fer ou tout autre instrument avec elle.
Malgré tout, retrouver sa trajectoire qui était la rue Ruisseau des Noirs, puis le quartier de la Source où elle voulait résider ne fut guère aisé.
Enfin, elle arriva dans un quartier où les habitations en bois, en tôle, en paille la laissèrent bouche bée. Elle souhaitait voir le monde grouiller ; elle se trouvait au bon endroit.
La veille, elle avait dormi dans un carreau de bananes, et renouveler l’expérience ne l’enchantait guère. Aussi, dès qu’elle aperçut deux vieilles dames, elle s’empressa de les accoster. Elles portaient chacune un panier de fleurs sous le bras. Peu de
monde oserait s’enquérir d’un logement auprès de deux êtres habillés de vêtements usés et sentant le labeur. Mais Francélia, elle, ne voyait que leurs petits yeux étonnés. Leurs bouches édentées souriaient. Elles étaient soeurs, et malgaches. Surprises par la demande, elles acceptèrent néanmoins de lui venir en aide, le temps que Francélia trouve ses repères, un travail, une case.
Depuis, elle habitait le quartier, s’occupant des deux belles âmes que le hasard avait mises sur son chemin. Et puis, le hasard, qui semble être un ensemble de faits et gestes ou d’énergie que l’univers imbrique et déplace à sa guise, fit des merveilles.
En effet, Francélia se rendit un jour sur le champ de courses de La Redoute pour accompagner les deux soeurs. Le petit-fils de l’une d’entre elles, étant palefrenier, il soignait les chevaux qu’un Blanc alignait au départ d’une épreuve. Elles ne pouvaient l’approcher, cependant, quel bonheur de croire que sans leur petit-fils, les chevaux du Blanc ne feraient pas la fierté du monde qui se pressait autour d’eux !
Lors de ce déplacement à La Redoute, le destin croisa le chemin de Francélia et de Jean Élio, rencontré quelques mois auparavant.
La course allait commencer. Jean Élio se leva, et proposa sa main à Francélia. Pas pour l’aider, mais pour le plaisir de toucher celle d’une jeune femme déterminée et constante.
« Un soleil, et je tourne autour d’elle », remarqua-t-il.
Il lui dit :
« Le chemin pour arriver jusqu’ici a été semé d’imprévus. Mais te voilà à l’endroit où tu voulais être ! Tu me plais beaucoup… et même plus que beaucoup. Tu as une idée en tête, elle ne te quitte pas, tu vas jusqu’au bout de ce que as décidé. Tu es une femme… forte. En tout ! Supposons… tu es le soleil, je voudrais être une terre d’accueil… pour toi, pour que chacun de tes pas, tu le poses sur de la mousse ! »
Ce jour-là, devant les compliments, Francélia avait rougi.
M’a Noémie a écouté en silence, le long récit de Francélia pour s’installer nulle part ailleurs que dans la capitale. Un petit morceau de femme capable de relever la montagne, si la montagne chavirait. Cela l’impressionne. La fière gramoune ne veut pas reconnaître encore l’élégance et la force de la jeune personne assise en face d’elle.
Aussi, elle félicite comme elle peut, à mots couverts :
« Jean Élio a beaucoup de chance de te connaître, Francélia. Ma mère disait que le pain rassis trouve toujours des dents affamées pour le manger… »
Jean Élio se lève, il a chaud, il est mal à l’aise. M’a Noémie aurait-elle perdu la tête ?
« Qu’insinues-tu par là, momon ? Qui est le pain ? Qui sont les dents ?
— Laisse-moi donc finir sans m’interrompre, Jean Élio ! Ce que ma mère a dit lui appartient. Moi, je crois et je dis : Va où tu veux. Grimpe les montagnes… descends les rivières… ce que la vie te réserve te tombera dessus un jour. »
Francélia observe la mère et le fils. Avec ces deux-là, pense-t-elle, le toit de la case risque de trembler même par beau temps. Mais, mieux vaut une famille que pas de famille du tout.
- Fin du chapitre -
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Lorsque le poteau sur lequel repose le toit de la case s’affaisse, les fondations tremblent. Pareillement quand le pilier de la famille sombre, ses membres s’éparpillent, le lien qui les tenait se brise, non pas qu’il était pourri, mais il cède sous les tensions engendrées, accumulées au fil du temps.
La vie de Pa Tangrain était comme la rivière, plutôt tranquille. Quand il sortait du lit, il s’arrangeait toujours pour y retourner, sans faire trop de remous. Il se considérait comme l’ami un peu fou contre qui Léopold osait balancer tout et son contraire.
Ce dernier rapportait ensuite le meilleur des conversations chez lui, et en parlait à M’a Noémie, avec sérénité. Car, quand les idées ont été soupesées et jaugées, les voix perdent de leurs éclats.
C’est ainsi que les jours où le pied gauche devançait le droit au réveil, les deux causaient tant et fort, que par moment le sol tremblait autour d’eux. Cependant, si l’un d’eux se taisait, la trêve agitait de supposés malentendus qui, chacun le sait, sévissent sous la paille.
Surtout lorsque le vésou coulait, les dimanches de paresse et de repos.
M’a Noémie les écoutait refaire le monde. Si leurs divergences l’agaçaient, elle tranchait en s’enfermant dans le silence.
Depuis qu’elle vivait sous le même toit que Léopold, ce dernier privilégiait sa femme, sa famille. Et sur ce point, Pa Tangrain, le vieux croûton — comme son ami l’appelait parfois — n’avait pas à s’en mêler.
Le croûton rassis, mais succulent, avait sa vie, rangée. Sa madame était morte. Ses deux fils, désormais logés dans de bons draps aux côtés de leurs épouses, avaient pris leurs distances, non pas de coeur, mais de corps, étant donné que pour relier Saint-Pierre à Saint-Denis, les moyens et les occasions étaient rares.
Et à ses deux fils qui n’avaient manqué ni d’amour ni d’attentions, l’argent et le temps manquaient.
À ce propos, au lieu de s’en attrister, Pa Tangrain affirmait :
« S’ils ne viennent pas me voir, cela signifie qu’ils m’ont emporté avec eux, dans leur tête, dans leur coeur. »
Lui, Pa Tangrain, il menait grand train avec le temps, l’occupant à sa guise.
Assis sous le tamarinier de l’Inde, Pa Tangrain se remémore les jours qui ont suivi la disparition de Léopold, le camarade pour qui il aurait donné sa chemise.
Chemise délavée, trouée, raccommodée par ses soins. Un cadeau de son premier garçon.
Après l’avalasse, après avoir repris ses esprits, il se rendit chez M’a Noémie. Elle refusa de le recevoir. Une lueur indéfinissable emplissait son regard. Sans doute, la conscience que le sol qui se dérobait sous ses pieds ne serait plus jamais stable. Ignorer quand son homme rentrerait bombardait sa tête de doutes et d’incertitudes.
Dans la cour, réserve d’eau et manguier gisaient, un champ de désolation, de bataille ; un crève-coeur pour Pa Tangrain qui savait l’amour qu’avait Léopold pour son jardin, entretenu avec soin. Avec acharnement. Cela le nourrissait.
Pour le délimiter, Léopold avait tassé des cailloux, des galets, puis enfoncé des piquets autour de sa case. Tous les jours, il en faisait le tour. Cueillant. Nettoyant. Savourant.
Un garde-manger. Le bonheur ; et qui se sustente nage dedans.
Aussi, Léopold tardant à réapparaître, Pa Tangrain grouilla calebasse. Il proposa son aide.
Un peu de graisse ou d’huile de coude, cela ne se refuse pas. Pour lui, soutenir était dans l’ordre des choses. Mais pas pour M’a Noémie, qui le repoussa.
Que pouvait-il faire d’autre ? Ordonner le micmac ambiant. Ou tout au moins, essayer, lui parut être une idée, bonne et belle. Mais, M’a Noémie, d’ordinaire calme et sereine, paraissait agitée.
Aussi, il n’osa promettre, ni s’engager davantage.
Devant le barreau, indécis, il attendit. Après tout, c’est elle qui choisit d’ouvrir ou de fermer les portes, les coeurs, les conversations. Lui, il ne désirait être ni commandeur ni commandé, ni insistant, ni assister le moune contre sa volonté.
Mais, n’est pas ordonnateur qui veut, surtout quand l’autre ne plie pas.
Son intention qui était donc d’aider la famille de son compagnon sembla se muer en un désordre des coeurs, insoluble et douloureux.
Alors, il n’insista pas.
Il balança depuis le barreau, assez fortement pour qu’elle se présente sur le seuil :
« M’a Noémie, je peux m’associer à ta douleur, Léopold était mon camarade ! Lui le col, moi la chemise, tu le sais ça ! Mais, je ne peux supporter les yeux durs que tu me lances ! »
Il s’arrêta un instant en voyant qu’à deux mains, elle tirait la porte. Ne saisissant pas ce que cela signifiait, il continua :
« Je ne suis pas l’auteur si le vent a soufflé et si l’arbre est tombé. Si tu veux qu’il reste là par terre, pour te rappeler ta souffrance, libre à toi. L’esclavage est fini ! Tu es libre ! »
La porte tapa contre le bois de la case. La voilà, la réponse de M’a Noémie.
Claire. Efficace. Retentissante.
De ses bras, le long de son corps, il ne sut plus quoi faire. Fort désemparé, il éclata :
« Et moi, je suis fou, c’est ça ? C’est toi qui as besoin d’aide, et c’est moi qui tombe à terre ! »
Ces paroles tombées dans le vide marquèrent le début de la fin de leur entente. Ils entamèrent, non sans peine, les jours sans. Sans se parler. Sans se revoir comme avant, quand Léopold veillait au grain. Sans offrir, sans recevoir, sans donner les restes des fonds de marmite. Sans demander des comptes à la vie qui continuait à durcir les coeurs et leurs rapports. Sans s’adresser reproches ou explications. Avaient-ils à se pardonner ? Tous deux, et surtout M’a Noémie, ignoraient, réfutaient, exécraient ce verbe capable de souder les fêlures. Plongés dans la solitude, ils comprirent qu’ils étaient le fer et Léopold l’aimant. Ce dernier disparu, une fissure de taille descella point par point ce qui les avait rapprochés. Comment réparer, combler, avancer du côté où l’herbe verdoie ? Trop fiers pour changer, ils restèrent braqués, sur le point du non-retour.
Pa Tangrain monte sur une roche et observe.
Un peu plus bas, dans la cour de M’a Noémie, la vie reprend son cours. Il aimerait connaître la teneur des mots qui s’échangent sous le mûrier.
Ainsi, les voilà revenus, Jean Élio, et sa femme.
Une bien belle personne qui l’avait salué avec la main lorsqu’ils avaient quitté M’a Noémie, la veille, au soir presque tombé. Les voilà, ils sont là, et même s’il n’est ni sorcier ni devineur, Pa Tangrain s’imagine que Jean Élio le sondera. Le rusé qu’il est n’ignore pas que les paroles qui se réveillent après tant d’années ne se rendorment pas facilement. Hier, ses mots ont frappé comme des poings.
La nuit est redoutable, et si elle a été bonne, elle retire les pièces mal agencées ou écornées des puzzles, pour les questionner. Il en est presque certain, Jean Élio a encaissé un uppercut, et il s’apprête à chercher des comptes.
Aussi, lorsque ce dernier arrive à sa hauteur, Pa Tangrain n’a pas l’air surpris. Il l’attendait :
« Adieu, mon garçon de coeur ! Quand le vent ramène deux fois de suite l’aventurier au port…
— Cela signifie que son port d’attache, il l’a trouvé, disait papa. Je n’ai rien oublié, ni combien vous étiez des conteurs, tous les deux.
— Oui, quand j’avais bu un bon coup de vésou, après la pêche, c’est vrai, j’avais la parole facile et ton père l’avait belle…
— On aurait pu croire qu’il tirait les histoires sous les roches bord de mer, tant il y en avait.
— Disons qu’il les tirait sous les roches et dans le
doux vésou, alors. »
Tous deux éclatent de rire. Un court instant, Jean Élio bascule dans le temps où tout paraissait simple.
Il ignore où reprendre le cours des révélations du gramoune. Peut-être l’a-t-il rêvé, cet hier où les paroles prononcées l’ont bouleversé. Pa Tangrain semble vivre sans peine ou chagrin sur la conscience. Alors, comment évoquer ce qui s’est passé, autrefois ?
Soudain, Pa Tangrain lui demande :
« Tu es revenu pour Artémis, ça se voit.
— Oui, Pa Tangrain. Je voudrais le retrouver. Raconte-moi ce que tu sais.
— Jean Élio, hier mes mots ont trébuché.
— Comment ? Ne me dis pas que tu n’as plus rien à m’apprendre ! »
Bien malgré lui, Jean Élio a haussé le ton. Tendu, il pose la main sur sa cuisse, pour l’empêcher de trembler.
« Jean Élio, reste tranquille. Je vais t’expliquer. Les gendarmes n’ont pas arrêté Artémis en 1868. Ma mémoire a flanché. 1868, c’était l’année des émeutes. Artémis était un homme, alors. Je te raconterai ce qui s’est passé, promis. Mais commençons par le début.
— En 1868, Artémis avait 19 ans, comme moi.
— Ne m’interromps pas, Jean Élio. Tu me rappelles Léopold. Il me coupait sans cesse pour me prendre les mots dans la bouche ! Ceci dit, si j’étais ton père…
— … Tu aurais aimé avoir un fils comme moi ! »
Un court instant, les conversations du passé galopent dans les mémoires. Souvent, après la remontrance, Pa Tangrain finissait ainsi leurs échanges, comme si Léopold n’était pas un bon parent. Cela mettait le jeune garçon mal à l’aise. Dans le secret, il aurait souhaité avoir deux pères pour que chacun s’occupe à son tour, à sa guise, d’Artémis ou de lui, sans partage. Pa Tangrain reprend, sans remarquer le trouble de son vis-à-vis :
« Quand j’étais moins vieux, quelques mois après la disparition de Léopold, j’ai vu Artémis et M’a Noémie, dans leur arrière-cour. Regarde, d’ici, nous pouvons observer ce qui se passe là-bas ! »
Jean Élio se retourne. En effet, beau point de vue sur le jardin, la case… et les deux femmes de sa vie. Elles s’approchent de la citerne. Avec le plat de la main, M’a Noémie tapote sur la paroi froide pour voir si le bac est vide, ou plein.
« La citerne, sans elle, l’eau manquerait et le jardin serait sec en galet », disait parfois Léopold.
Pa Tangrain continue :
« Ce jour-là, M’a Noémie tenait un bois. Artémis hurlait. Puis les gendarmes sont arrivés. Ils ont embarqué Artémis.
— Alors, c’est momon qui empoigne le bâton, et c’est Artémis que la loi arrête ! Ne me dis pas que momon frappait Artémis ? J’aurai beaucoup de mal à le croire.
— Je te rapporte ce que mes yeux ont vu.
— Que ta langue soit tes yeux ! Pa Tangrain, la vérité…
— Oh ! Tu connais les langues, Jean Élio. Elles battent plus que la mer et on ne peut rien y faire. Mais ce n’est pas avec M’a Noémie, silencieuse comme la lune que tu trouveras plus de grains à moudre. J’ai cherché à comprendre, moi aussi, alors j’ai été dégoter mes informations à d’autres sources. Pour aider ta mère, mais, elle n’a jamais voulu m’entendre.
— Mais que s’est-il vraiment passé ? Pa Tangrain, tu m’inquiètes !
— Tu te souviens de Philibert ?
— Philibert, mon camarade ? Celui qui vendait des poules, des coqs, des pintades…
— Et des canards… à peine sortis de l’oeuf, qu’il proposait dans des gonis ! Et tu sais ce que je pense : « Sur la table, marchandises honorables. Dans le goni, marchandises volées. Pas vu, pas pris ».
Longtemps, Pa Tangrain n’hésitait pas à soutenir que ces paroles appartenaient à Léopold. Non pas qu’il ne les assumait pas ; mais pour retenir l’attention des jumeaux. Cette tactique, qu’il utilise encore après toutes ces années, met du baume au coeur du jeune homme.
Ainsi, Pa Tangrain serait toujours le vieux tonton protecteur qu’il appréciait.
Jean Élio sourit :
« Je ne l’ai pas oublié, ce cher Philibert !
— Eh bien, dorénavant, regarde à deux fois tes fréquentations. Lui aussi, la loi l’a capé. »
Jean Élio se contracte. Les gendarmes arrêtent les jeunes qui traînent en ville, pour les enfermer à La Providence, puis à l’Ilet à Guillaume. Un endroit redouté. Lui-même avait fui, pour échapper à la fatalité. Aujourd’hui, il regrette. Il aurait dû affronter la réalité. Cependant, une poule sous le bras, une peau foncée, et seulement douze ans sous les talons, l’affaire était mal engagée, d’après lui.
« Mais pourquoi ont-ils arrêté mon camarade ? Tire un voleur dans Philibert, il restera encore Philibert. En entier. Philibert n’était pas un délinquant !
— Et moi, je ne suis pas Pa Tangrain ! Je suis le roi des menteurs ! »
Le pied de Pas Tangrain frotte le sol. Signe chez lui d’énervement.
Jean Élio se souvient.
Un jour, il se trouvait avec Artémis et leur père, quand Pa Tangrain avait raclé son talon violemment contre le seuil de la porte, emportant, dans le mouvement, une lame de bois. Il expliquait que ses fils aux âges de ceux de Léopold n’avaient pas le droit d’écouter la conversation des grands mounes. Léopold, lui, prétendait que si les marmailles n’entendent pas leurs parents parler, ils ne sauraient utiliser les mots
à bon escient.
« Voilà pourquoi, à toute heure, et même lorsque la fatigue me jette à terre, je tricote et raconte des histoires, et ce qui me passe par la tête. »
Puis, il avait renchéri :
« Je ne l’ignore pas, certaines paroles doivent être soupesées avant de rouler sur notre langue, mais si nous gardons nos histoires dans nos têtes, que lèguerons-nous à nos enfants, de notre quotidien ? Ce qui fait de nous ce que nous sommes n’est pas dans les livres. »
Pa Tangrain l’avait interrompu :
« Je sais pour les livres ! Mon grand fils me l’a assez répété : les Blancs sont des privilégiés. Leurs histoires sont dans les livres, et notre histoire à nous, nous devons compter sur notre mémoire pour ne rien oublier.
— Ton fils a raison. Nous portons la part de nos parents, de nos Anciens. Tant que nous sommes vivants, nous devons transmettre pour que notre façon d’être traverse les dix, les cent, les mille, et tous les ans à venir que nous ne pouvons imaginer. Ne me dis pas que tu n’es pas d’accord avec moi, Pa Tangrain ? »
Au fond de lui, Pa Tangrain approuvait, mais ce qu’il avançait semblait crier le contraire :
« Porter des histoires comme charroyer de l’eau pour boire et survivre, oui ! Mais écouter et rajouter des fantaisies sur les causements des parents, non ! »
Voyant que Pa Tangrain voulait avoir le dernier mot, Léopold avait haussé la voix :
« Comprends bien, Pa Tangrain, tu avais tes petits, tu les as élevés selon ton désir. Moi, ces deux garçons-là, Artémis et Jean Élio, ce sont les miens. Et je fais d’après mon envie. À chacun son nid de poule, et chacun caquète comme il souhaite, c’est bon ? »
Sur ces mots, Pa Tangrain ne trouva rien à rajouter, ou à découdre ; il avait même baissé les yeux, ménageant ainsi leur amitié.
Pour finir, Artémis s’était mis à lancer des roches en l’air, ce qui avait fait réagir son père :
« Artémis ! Ti-coulou-tête-dure ! Arrête de déranger le monde ! »
Ti-coulou-tête-dure ! Ces mots cognent sous le crâne de Jean Élio.
Le voisinage, la famille, tous appelaient Artémis Ticoulou- tête-dure, et lui Ti-tête-la-soie !
En y repensant, il se demande si Artémis l’était vraiment, coco dur ! Car, ensemble, et seuls, tous les deux se comportaient pareillement. Son frère n’était pas plus difficile que lui ; il avait des gestes affectueux qui contrastaient avec ce qu’il entendait dès qu’ils s’éloignaient l’un de l’autre. Alors, des histoires, en tralée, arrivaient à ses oreilles : Artémis avait cassé le barreau, Artémis avait tapé l’enfant de monsieur Untel, Artémis avait chapardé. Si ses souvenirs sont justes, sa mémoire a effacé la teneur et la valeur des larcins. Sans doute étaient-ils vraiment dérisoires.
« Pa Tangrain, sans vouloir chercher les puces sur la patte du chien, voler… »
Pa Tangrain lit-il dans les pensées du jeune homme ?
Il le coupe, il l’arrête, il le tance :
« Prendre en douce mes feuilles de tabac, ou les affaires du gros monsieur dans sa boutique, l’action reste la même : accaparer ce qui appartient à l’autre, sans demander, sans payer. En cachette. C’est du vol. Léopold aurait dit pareil. »
Voyant Pa Tangrain disposé à réécrire le passé, Jean Élio demande :
« Pa Tangrain, raconte-moi pourquoi Philibert et Artémis se sont fait prendre par les gendarmes. »
Pa Tangrain aspire une longue bouffée. Le rouleau de tabac, entre ses doigts, grésille.
« Le soir était tombé. Je n’y étais pas, voilà comment les mots, de bouche en bouche, sont arrivés jusqu’à moi… »
… La nuit n’allait pas tarder à rentrer.
Depuis le pont de l’embarcadère, Artémis et Philibert observaient la manoeuvre pour décharger les boeufs. Fasciné par les palans au bout desquels des cordes suspendaient un animal tétanisé par la peur du vide, Artémis proposa à un marin un coup de main pour la mise à terre du bétail. En échange, quelques poissons aperçus dans un panier calé dans les roches feraient l’affaire.
« Une moque, c’est une mesure correcte, et vous n’aurez pas une sardine de plus. Celles-là sont très grosses. »
Et le marin poussa les deux jeunes vers le pont.
Une moque pour deux, l’affaire conclue comme une bataille à qui perd gagne ne fit pas plus de vagues. Les deux jeunes gagneraient des sardines appétissantes ; même si les mouches ronflaient autour.
De fortes senteurs remplissaient les narines, mais ne repoussaient pas les badauds habitués aux odeurs rudes. Certains, en haut des pontons, déambulaient, chapeaux vissés sur la tête, malgré l’heure tardive. Sur le rivage, entre les chaloupes, les boeufs parqués faisaient l’admiration des propriétaires en quête de bonnes affaires. La mer d’huile et la fraîcheur de la fin de journée semblaient calmer les esprits. Mais
pas celui du marin qui pressa ses deux nouveaux travailleurs. Il voulait quitter le port avant la nuit tombée. Le froid mordait ses joues et ses lèvres bleues de fatigue.
Artémis et Philibert s’activèrent pour le satisfaire.
Après le débarquement, les deux amis se rendirent sur la place du Gouvernement et empruntèrent la charrette d’un des promeneurs. Puis ils remontèrent jusqu’au Jardin du Roy, où ils la laissèrent. Mais, dans la foule présente, un dénommé Piondène connaissait Philibert. Il avait vu les deux jeunes sauter dans la charrette. Il héla son cousin, un dénommé Jim dit l’éberlué, que tout le monde pensait possédé, car ce dernier affirmait qu’il voyageait par la pensée.
« Regarde ! C’est bien Philibert, là-bas ? Je vais lui faire payer la fois où il m’a frappé ! »
Il dénonça donc Philibert, qui entraîna Artémis avec lui dans ses déboires.
Les voilà tous les deux arrêtés, jugés, reconnus coupables. D’après les dires des uns, des autres, ils furent conduits à La Providence puis à l’Ilet à Guillaume.
« Mais pourquoi l’Ilet ? Pourquoi ne les a-t-on pas emprisonnés à La Providence ? Momon aurait eu plus de facilité pour visiter Artémis.
— M’a Noémie ne se serait pas rendue à La Providence non plus. Elle croit qu’Artémis a disparu pendant les fortes pluies de 1863, en même temps que Léopold.
— Je ne comprends pas à quoi tient son obstination à déformer la réalité.
— Elle ne biaise pas. C’est le choc. Elle affirmait que le Bon Dieu la punissait. Retrouver son fils au pénitencier de La Providence ou de l’Ilet à Guillaume, pour une mère, c’est l’enfer. M’a Noémie n’en dormait plus. Je dis ça, parce que je voyais bien son chagrin, sa peine, sa déconvenue. Elle n’acceptait pas mon aide. J’étais moi-même bouleversé.
— C’est loin l’Ilet à Guillaume. Traverser les bois, grimper les montagnes. Il faut du courage pour monter là-haut.
— Avoir envie d’y aller, surtout. Autrefois, c’était un repaire de marrons. Ils s’y réfugiaient pour vivre en liberté. Aujourd’hui, nos jeunes sont là-haut et sont privés de liberté.
— Le monde à l’envers ! Un monde de fous !
— Je pense que l’épidémie de typhus a fait réfléchir les responsables de La Providence ! En transférant les gosses là-haut, ils les sauvaient de la maladie, de la mort.
— C’est un casse contour dans le chemin droit, alors ?
— Voir les choses sous cet angle équivaut à les arrondir, d’après moi. Car, isoler les jeunes dans les montagnes a créé d’autres misères, d’autres problèmes pour les familles.
— Quels genres de problèmes ? Emprisonné à l’Ilet ou ici en bas, à la geôle, dans les deux cas le jeune est privé de liberté.
— Tu as raison. Mais construire une prison dans une prison, dans les bois, c’est un double enfermement. Les religieux ont fait fort. Et n’oublions pas que ce sont les marmailles qui ont transpiré, sué, pour dresser leur propre prison.
— C’est assez incroyable comme idée : construire sa propre prison.
— Moi, je trouve que c’est une double, une triple peine pour nos jeunes que d’être enfermés dans les montagnes. À l’Ilet, toute injustice devient démesurée ! »
La démesure ! Jean Élio est surpris et intrigué. Les mains de Pa Tangrain tremblent. Il tâte ses poches, s’agite, et dans sa voix, les trémolos, il essaie de les refouler :
« Voir les montagnes qui sont belles, et ne pas pouvoir les admirer, c’est une punition ! Car, là-haut, j’y suis allé, je peux donc le dire, on passe son temps à les détester, elles nous encerclent, elles vident nos têtes. On ne voit plus qu’elles, immenses, imposantes… écrasantes. Encore une punition ! Car les sommets doivent nous élever, pas nous écraser ! Nos enfants, même délinquants, ne méritent pas d’être envoyés dans cette geôle. »
Sur ces mots, Pa Tangrain se lève et décroche un goni du tamarinier de l’Inde sur lequel il était suspendu. Jean Élio l’observe. Ses gestes sont vifs, et en moins de deux, il récupère du tabac, il le roule, et les volutes s’envolent.
Puis, il reprend :
« J’ignore si c’est le hasard ou pas. Mais dans l’année où ton père a disparu, les frères du Saint-Esprit et du Coeur de Marie ont acheté le terrain en friche, à l’Ilet. Les religieux pensaient que dans les bois, dans la nature, ils mettraient nos marmailles dans le droit chemin.
— D’où tiens-tu ça, toi ? En plus, là-haut, il n’y a pas de chemin !
— Justement, ils comptaient sur la force de nos jeunes pour construire une route reliant l’îlet à La Montagne. Si tu voyais les montagnes autour du pénitencier ! Ça fait froid dans le dos. Le silence, et soudain le tapage des coups de pics sur la roche.
Comme je te l’ai dit, j’y suis vraiment monté, un jour. J’entends encore les pics qui tapent. Et paf, la roche qui roule et bascule dans la rivière, en contrebas. Mon coeur saigne quand j’y repense.
— Je suis désolé, Pa Tangrain, je ne voulais pas réveiller les douleurs…
— Non mon garçon, ne sois pas triste. Les douleurs, je vis avec. Tu veux que je te dise pourquoi je suis allé voir ce qui se passe là-haut ?
— Raconte-moi Pa Tangrain. Mais tu n’étais plus tout à fait en état pour ce genre d’exploit !
— Il y a quelques années, j’avais la force, le courage, et surtout l’envie que les choses marchent autrement. Alors, j’y suis monté. C’était un an après l’arrestation d’Artémis… Je voulais être sûr qu’il soit en sécurité, là-haut. Mais je ne l’ai pas aperçu, hein ! Pas même son ombre. »
Pa Tangrain se tait. Ses paupières tombent, son visage se ferme. Évoquer le passé convoque parfois les douleurs que l’on croit oubliées.
Cette fois-là, s’il avait retrouvé Artémis, il serait vite redescendu apporter la nouvelle à M’a Noémie. Pour qu’elle se fasse une raison. Pour qu’elle admette la réalité. Artémis reviendrait après avoir purgé sa peine, cela valait mieux que de supporter l’idée d’un grand départ, le non-retour, le passage au-delà des étoiles.
Jean Élio observe les doigts aux ongles jaunes de Pa Tangrain. Ils tremblent quand ce dernier évoque cet épisode qu’il n’a pas élucidé.
Le jeune homme se souvient que son frère et lui étaient proches du vieil homme. Ce dernier n’hésitait pas à s’opposer à Léopold, lorsqu’il était un peu trop sévère avec eux. Mais jamais il n’aurait pensé que Pa Tangrain aimait Artémis autant que lui. À l’époque, il lui semblait être le préféré, son garçon de coeur, comme il le répétait, les jours où le vésou déliait sa langue.
« Tu aimais beaucoup Artémis. »
Pa Tangrain ne relève pas l’affirmation.
Puis, ce dernier continue :
« Quand je suis monté là-haut, les gosses avaient déjà construit une chapelle en bois de natte, et un bâtiment pour héberger tout le monde, prisonniers comme religieux. Et ils avaient commencé à paver la route.
— Artémis serait toujours à l’Ilet à Guillaume, tu crois ?
— Souvent le soir, je me dis : il vaut mieux qu’il soit dans la geôle que nulle part.
— On est en 1879, Pa Tangrain. Ce n’est pas possible qu’il soit encore en prison, quinze ans après avoir été condamné. Et condamné pour quoi ? Il n’a pas tué, il n’a pas volé ! Il a emprunté une charrette, que l’on a retrouvée aux abords du Jardin du Roy !
— Il était là-haut, une première fois. On l’a relâché une première fois. Parce que je l’ai vu, sans jamais pouvoir lui parler, pendant les cinq jours qu’ont duré les émeutes de Saint-Denis.
— En quelle année c’était ? Tu t’en souviens ?
— Oui, comme si c’était hier. En 1868, en fin d’année. J’ai même essayé d’approcher encore M’a Noémie pour lui dire que j’avais aperçu Artémis, mais elle m’a rejeté comme un malotru. J’ai toujours voulu l’aider, Jean Élio. Jamais elle n’a accepté mon soutien. »
Jean Élio ne sait quoi répondre au gramoune. Il n’est pas venu pour découdre ou recoudre la relation de Pa et M’a. Il aurait bien tenté la réconciliation, mais à une autre occasion, se promet-il. Le temps presse, sa femme Francélia lui reprocherait son rendez-vous manqué avec l’enfant tant désiré, qui fera de lui un père.
« Je suis bien désolé par la réaction de momon envers toi, Pa Tangrain. Je lui parlerai à mon retour. Nous étions une famille, avant que toutes ces disparitions ne viennent semer le trouble entre vous. Je suis vraiment accablé. »
Jean Élio croit apercevoir une larme dans les yeux du vieux bougre. Pa Tangrain détourne la tête. Son passé, remué à coups de pelle, lui appartient.
Il se reprend et continue :
« Lors des émeutes, Artémis était à Saint-Denis. J’ignore pendant combien temps il a purgé sa peine d’avant. Mais il a pris part aux émeutes. J’y étais aussi. »
Jean Élio ne peut retenir sa surprise :
« Tu fais partie de l’histoire de Saint-Denis, Pa Tangrain !
— Peut-être. Quand on vit seul, on peut se permettre d’aller et venir à sa guise. Je ne m’ennuie pas.
— Et alors, de quelle façon as-tu participé aux évènements de Saint-Denis ? Moi, j’en ai entendu parler de loin. Maintenant, je m’en souviens, j’étais dans la cour Desbassyns, au Chaudron, j’aidais à replanter les semis de canne à sucre. Et Francélia, mon madame, se trouvait à la case, au Ruisseau des Noirs. Elle, elle ne sortait pas, elle craignait pour sa sécurité.
— Elle a eu raison de rester chez elle, car dans les rues c’était le désordre. Imagine un peu, plus de deux mille personnes dans les chemins ! J’ai d’abord aperçu Artémis devant l’évêché. Comme tout le monde, il criait « À bas les Jésuites ! À bas La Malle ! »
— Mais que faisait-il à cet endroit ?
— Comme beaucoup d’entre nous, je crois qu’il a été révolté par l’attentat à la pudeur sur un fils de négociant, impliquant le directeur du journal La Malle . C’est ce qui a mis le feu aux poudres, d’après moi.
— Et tu as pu approcher Artémis, ou lui parler ?
— Non, il y avait beaucoup trop d’agitation. D’ailleurs, plus tard, alors que je le cherchais, on m’a dit qu’il se trouvait parmi les personnes qui ont saccagé l’établissement des Pères du Saint-Esprit à La Providence. Les manifestants en voulaient non pas au pénitencier, ni à l’hospice pour les vieillards, mais à l’école
professionnelle. Qui faisait de la concurrence aux particuliers, d’après eux. Les forces de l’ordre sont intervenues. Attaquées à coup de pierres, elles ont riposté par des coups de baïonnettes. Il y a eu des blessés. Et des arrestations.
— Et tu penses qu’Artémis aurait pu être parmi les personnes arrêtées ?
— Je l’ignore, mon garçon. Le lendemain, dans l’espoir de le revoir, je suis allé assister à la revue de la milice sur la place de l’Hôtel de Ville. C’était la confusion totale. Des badauds disaient que la revue était annulée, d’autres affirmaient que le
gouverneur Dupré l’avait reportée. Il y avait des cris, du désordre, les soldats ont mis la foule en joue. Je n’ai pas compris pourquoi ils nous ont chargés, nous étions désarmés, mais le fait est là, il y a eu des morts, des blessés, et des gens traumatisés.
— Pa Tangrain, ce qui s’est passé me fait froid dans le dos ! Le sang a coulé dans les rues de Saint-Denis !
— Pour ma part, je n’avais jamais encore assisté à de tels débordements. Il y avait des troupes en position à chaque coin de rue. Derrière l’hôtel de ville, à La Providence. Au collège des Jésuites, devant la prison. Partout.
— Pa Tangrain, crois-tu qu’Artémis pourrait faire partie de ceux qui sont morts au cours de l’émeute ?
— Non, Jean Élio, ce n’est pas possible. On connaît les noms de ceux qui ne se sont pas relevés. Le cousin de mon grand-oncle appartenait à la milice. Il m’a assuré qu’Artémis ne comptait pas parmi les victimes. Mais le fait est que j’ignore où il a disparu. J’ai perdu sa trace pendant les émeutes.
— Il avait dix-neuf ans, alors. Cela fait donc onze ans que tu n’as plus eu de ses nouvelles.
— Oui, Jean Élio. Onze ans c’est long, c’est une vie gâchée. Vous faisiez la paire. Moi aussi, j’espère le voir réapparaître. Comme toi, après toutes ces années. »
- Fin du chapitre -
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Comment se produit une chute, dans la ravine, sur des troncs, sur la mousse des bois, sous la pluie, dans le froid ? Jean Élio pourrait décrire cette incontrôlable perte des repères, la crainte de la blessure grave, celle de ne plus pouvoir se relever ; l’odeur chaude et âcre si particulière de la terre. Elle s’immisce sous le crâne, à jamais, et rappelle à l’homme combien le sol doit être ferme sous ses pas avant d’envisager les conquêtes, quelles qu’elles soient.
Or, ce soir-là, Jean Élio avait douze ans. Et la peur au ventre. Il ne sentait plus son pied, ou sa jambe si l’on veut localiser la douleur qui ne l’a plus tout à fait quitté depuis. À force de creuser sa chair, elle est devenue une part de lui-même.
N’affirme-t-on pas que les plus grandes souffrances sont celles de l’âme, pas celles du corps ?
Lorsque son membre lancine, Jean Élio affirmerait le contraire. Cependant, chaque pas le ramène non à sa chute, mais à l’énergie puisée en lui, et dont il ne se serait pas cru capable, avant de tomber. Il s’est redressé cette fois-là, il pourra se remettre debout quoi qu’il arrive, désormais.
Se relever, en s’appuyant sur son courage et sa volonté, signait pour lui le début de la maturité, de l’indépendance, de la liberté.
Libre et seul, il se débattait, en arpentant les sentes ; mais il n’était pas désemparé.
M’a Noémie ne peut s’empêcher de frémir lorsqu’elle imagine, à travers le récit de son fils, la terrible nuit où il s’est enfui pour échapper à l’enfermement. Un soir où le danger et l’inquiétude veillaient, tels le destin et la lune, au bord des routes.
Pour chasser les larmes qui pointent, elle se dépêche de lancer :
« Jean Élio, tu cavalais comme un cabri, autrefois. Dans les roches, dans les bois. Te voilà revenu, certes plus fort qu’avant. Avec femme et bientôt avec enfant. Mais avec ta jambe amochée, comment fais-tu pour travailler la terre ?
— Lorsque je suis arrivé dans la cour Desbassyns, au Chaudron, je ramassais les fruits et les légumes, à longueur de temps. Je me débrouillais avec la douleur. Aujourd’hui, je m’arrange avec ce que m’offre la vie. Je cours, si je peux m’exprimer ainsi, dès qu’on m’appelle. Jean Élio peut-il porter un lourd panier de patates ? Oui, mon bon monsieur. Jean Élio peut-il charroyer deux seaux d’eau jusqu’à l’habitation de monsieur Untel ? Oui, ma bonne dame.
— Tu vis de peu, à ce que je vois. Ton père grattait jusqu’au fait-noir. Son travail rapportait peu, mais nous avions de quoi manger.
— Momon, la terre, c’est elle qui donne à manger. Pa l’entretenait pour que cela nous profite, à nous. Son courage était dans ses mains…
— Et toi, tu offres le tien à des Blancs, en échange de l’argent.
— Je transpire, je sue, je gratte, et parfois cela me rapporte juste de quoi rester digne, momon. Être assis à regarder le vent dans les branches des arbres dérange ma tête. Moi, je veux bouger, tant que je peux, travailler, donner un coup de main. Et gagner la considération des autres.
— Tu as du courage plus que je ne crois, alors. Dans mon souvenir, tu ne rechignais pas à la tâche, mais tu étais plutôt chétif. Pas comme Artémis.
— Je sais, momon. Artémis a avalé la moque pleine de lait, et moi j’ai croqué la moque vide.
— N’en rajoute pas, Jean Élio. Mais si tu veux avancer, il te faut connaître ta vraie valeur. Et tes forces, aussi. Tu crois que tu vas sauver le monde si tu ignores si tu es une fourmi ou un boeuf ? Les deux travaillent différemment. Alors, tes capacités, tu
dois les éprouver avant de te lancer dans le bassin, mon garçon. Fie-toi à mon jugement, Léopold t’aurait enseigné la même chose.
— J’ai changé, momon.
— Forcément ! L’arbre grandit, puis donne des fruits. L’enfant, pareil. Et le courage le transforme en homme. Et s’il n’a ni volonté ni courage, la vie ne le change en rien du tout. »
Jean Élio croit entendre son père. Sa jambe, celle qui lancine, tremble. Il l’attrape à deux mains. Il a chaud. Il est crispé.
Francélia intervient :
« M’a Noémie, ce n’est pas Jean Élio qui est faible, c’est la fatalité qui a rajouté des tours à ce qu’il pouvait supporter. Ceux qui ont fui ne sont pas moins vaillants que ceux qui sont restés. Regarde ton fils, il est plié et il résiste, non pas pour se plaindre des manques de vos deux vies, mais pour donner à son enfant, une chance de connaître sa grand-mère.
— Et ça, ça tient du courage, crois-tu ? Je vois que c’est toi, Francélia, qui pousses, qui tires. Et lui, il fait quoi ? C’est à lui de me montrer ce qu’il a dans le ventre. »
La voix pique l’échine de Jean Élio. Il se lève et sort. Ce ton-là, après ces années, il n’ignore pas qu’il est capable de culbuter dehors l’homme le plus fort ; et dans son souvenir, c’est l’image de son père qui apparaît.
« Momon, assez ! Assez ! » crie une voix dans sa tête. Cette voix, ce fantôme qui l’étrille parfois, ne franchit pas, malgré le désordre qu’il fait, les portes de ses lèvres.
Restée à l’intérieur, Francélia ne se laisse pas faire :
« M’a Noémie, pour toi le courage de Jean Élio vaut peut-être deux pièces pleines de trous. Mais, il avait douze ans. Il a réagi comme un marmaille. Et s’il est là, à cette heure, cela montre bien qu’il a été capable de résister aux vents, au froid, aux mauvaises rencontres, aux manques. Jean Élio est un homme courageux. Tu sembles penser le contraire. Mais le courage, c’est lui ! »
— Alors, appelle-le, ton brave, ton homme ! Demande-lui de s’asseoir à côté de moi. Demande-lui de me ramener Artémis ! »
Dans sa voix, les fêlures, les blessures non soudées, suintent. Francélia pose sa main sur celle de la vieille femme. Elle tremble un peu ; et l’autre, davantage si l’on considère son âge.
« Sois raisonnable, M’a Noémie. Après toutes ces années, sous quelle roche espères-tu que Jean Élio débusque son frère ? »
Dehors, un gros nuage. Le soleil décline. Le jour s’assombrit. Jean Élio se cale par terre, contre le tronc du manguier. Les bras ballants, il gît ; ses ressentiments, pareillement, minent son âme.
Il a tout entendu.
Et sa femme qui le défend, et sa mère qui le pourfend.
La voix de son père, elle résonne dès que le silence s’installe en lui. Dans les ravines, les jours où ils allaient ramasser des branchages, elle était le murmure du vent. Et là, les paupières closes, la tête penchée contre le pied de bois que Léopold avait arrosé, autrefois ; il l’entend qui chuchote en même temps que son souffle se calme. La voix, elle est la pluie qui tapote les feuilles, la terre, et gonfle la rivière ; elle vivifie. Et son père, le drapeau qui claque, qui le réveille, qui le rend fort. Si ses traits passent, son rire, il sonne encore, claire cascade qui se mêle au chant de l’oiseau.
« Ta mère, entend-il lui dire, il ne faut pas la contrarier. Sinon, en tout temps, à toute heure, elle lancera la foudre contre toi. Pas sa colère, non, mais une espèce de rancoeur qui te titillera, qui te poursuivra, qui t’empêchera d’avoir la tête légère, sur la paillasse. »
Aussi, Jean Élio n’a-t-il jamais mécontenté M’a Noémie. Quand il s’est enfui, et qu’elle l’a vu, la poule sous le bras, il ne l’a pas affrontée non plus. Les menteurs, ils dévalaient, ils tempêtaient derrière lui. Le voleur c’était lui. Il était brisé. Comment crier quand la foule vous montre du doigt ?
Mais, aujourd’hui, elle ne le poursuit pas et sa mère ploie sous le poids des ans. Elle ne pourra plus le rattraper, s’il court ; et lui ne peut plus fuir, à cause de Francélia et de son ventre, dont il s’apprête à recueillir, à accueillir le fruit. Enfin !
Alors, Jean Elio calcule le chemin parcouru. Continuer à courber l’échine ou franchir le pas de porte de la case de M’a Noémie, qu’il a désertée, autrefois ? À présent qu’il est rentré, il ne va pas disparaître, encore. Cela ne ferait que différer l’heure où son fils lui demanderait des comptes. Où se trouve sa grand-mère, la racine de l’arbre qui l’a fait naître ? Demeurait-elle au bord des ravines où grouillent les têtards ou bien près de l’océan, là où les barques, retournées sur les roches, ne flottent que par temps d’embellie ?
Sa hantise, à présent ?
Que son enfant ignore s’il doit vivre la vie de la fourmi ou celle du boeuf, celle de l’herbe ou celle de l’arbre chargé de fruits, celle des nuages poussés au gré du vent ou celle de la rivière qui chante et disparaît en mer. Car, toutes sont différentes. Et, elle a raison, Ma Noémie, se connaître permet d’en jouir pleinement.
Jean Élio se lève et retourne dans la case.
Les deux femmes sont là. Elles n’ont pas bougé. Elles l’attendent. Sans doute savent-elles qu’il n’irait pas bien loin. Francélia attrape la main de Jean Élio. Elle est froide, mais qu’importe, elle ne la lâche pas.
« Jean Élio, M’a Noémie accepte de quitter cet endroit, ses souvenirs. Pour emménager chez nous. Dans la paillote, à l’arrière de la cour. »
Jean Élio ne réagit pas. Francélia continue :
« Nous ne pouvons pas la laisser ici, à penser, à croire qu’Artémis reviendra. »
M’a Noémie l’interrompt :
« Francélia, dis-lui la condition. »
— Quelle condition ? demande Jean Élio.
— Artémis. M’a Noémie voudrait que tu te lances à sa recherche. Comment peut-on disparaître sans laisser de traces, dans un si petit pays ? »
La vieille femme reprend, résignée :
« Tout ça c’est le passé. S’il n’a pas retrouvé son père, qu’il rentre quand même ! Il n’y a que les fous qui tournent en rond. »
Jean Élio la regarde. Pauvre momon ! De qui parle-telle ? À force d’évoquer les fous, elle finira comme eux.
« C’est bon. Il me faut réfléchir. Je vais marcher un peu, au bord de la mer.
— Ne tarde pas, alors, Jean Élio. Nous devons rentrer avant la nuit. »
L’océan, à quelques pas.
Le passé que l’on ressasse. Les vagues qui tapent.
Qui vont, qui viennent.
Le soulagement.
Respirer. Lever les bras, face aux éléments ; et se dire que la peur est comme la vague qui se renouvelle. Sempiternellement. À chaque coup de vent, sa vague, sa peur. Il faut seulement la regarder, sa hauteur, sa grandeur, sa puissance, et l’affronter. Braver son angoisse, s’en libérer, et faire un pas, l’autre suivra. Et si la lame de fond revient, nager dedans. « Saute dans le bassin des crapauds, et ne crains pas de gober quelques têtards. », disait Léopold.
Le souffle de Jean Élio est plus calme, à présent.
Rafraîchi dans les embruns de l’océan.
La mer, l’apaisement. Comme autrefois.
Dans la quiétude des soirs, sous le reflet de la lune, il venait là souvent, avec son père et Artémis, ramasser des moques de crabes dans les roches.
Jean Élio accueille ces pensées ; et l’eau coule sur ses joues. Il faut croire que le bonheur arrache aussi des larmes, mais de plénitude. Et soudain, sous ses pieds, le sable crisse, la vague roule et le déséquilibre. Les pensées affluent… et du passé, fuse un coup de pioche…
Son frère et lui, sur le rivage, et dans le sable fouillant à pleines mains.
Et puis voilà le crabe, prisonnier entre les doigts. Ils jubilaient.
Soudain, l’espace entre les dents jaunes du père. Son rire devint le tonnerre du soir qui tombe, ébranlant, glaçant leur âme, stoppant la course de la quiétude.
Léopold mit la main devant sa bouche, pour cacher le trou à la place des dents, étouffant alors son rire. Trop tard. Un trou ? L’avant-veille, un coup de manche de pioche dans la mâchoire avait ouvert les lèvres, brisé les dents, et jeté à terre un père, un gaillard, un colosse déglingué en deux temps, deux mouvements.
Des voleurs de poules.
Entendant les cris et le désordre, Jean Élio avait déboulé dans la cour. Il en fut saisi.
Son cri ? Mort au fond de sa gorge. Léopold, pendant quelques instants, le paraissait autant.
Devant le corps, étendu et raide, la terre se mit à tourner sous les pieds de Jean Élio. Il vacilla.
Il ne sut quoi faire, jusqu’à l’arrivée de M’a Noémie s’égosillant, un panier de linge sous le bras « À l’assassin ! ». Heureusement, cette fois-là, le père se releva. Et Jean Élio sut que devant les coups, les cris, les pleurs, son sang se retirait, le laissant tétanisé.
Les vagues drainent le sable jusqu’à ses pieds.
Flux, reflux. Bonheur, tristesse. La mer apporte, emporte.
La vie est semblable à l’océan, imprévisible en joies et en peines. Jean Élio inspire, expire en suivant le rythme des vagues qui roulent jusqu’à lui. Alors, il promet de prendre le bon, le mauvais, les rires, les larmes, de tomber, de se relever, et pareil aux flots qui battent, tapent et fracassent, de s’enrouler, de se dérouler et de se laisser désagréger dans les embruns.
En deux mots, de vivre.
Au retour du bord de mer, sous le tamarinier bordant la rue du Grand Chemin, Jean Élio aperçoit Pa Tangrain. Ce dernier tasse du tabac dans un vieux papier, et avec la langue, l’humidifie pour en faire un rouleau. Il le pince entre le pouce et l’index, puis entre ses dents.
Les lèvres touchent l’extrémité de la cigarette. Au bout des doigts, une étoile scintille.
Il ferme les yeux. Ses narines frissonnent.
Jean Élio aimait le regarder faire, autrefois. Et à le revoir, monte dans son nez l’âcre odeur des souvenirs.
Une fois, gamin, Pa Tangrain lui avait proposé de « tirer un coup sur le rouleau ». Mais, il avait décliné la belle occasion de connaître le secret, le plaisir que se procurait Pa Tangrain en fin d’après-midi, après les parties de pêches en mer. Ce n’est pas le manque d’audace qui l’avait refréné, mais son père qui, sans élever le ton, l’avait prévenu : « Dents Pa Tangrain-là, jaunes comme bananes mûres, ça la fumée rouleau-tabac. Après, madame pas contente, elle dit, prend charbon pour blanchir crocs-là. »
Puis, Léopold avait ouvert les lèvres, et montré ses dents. Ils avaient ri.
Mais l’idée du charbon dans sa bouche ne réjouissait guère le jeune marmaille.
« Adieu, Pa Tangrain !
— Eh ! Jean Élio ça ? Ou bien Artémis, ça ?
— Jean Élio ! Malgré la soie sur mes joues, tu me reconnais, Pa Tangrain ?
— Ça fait longtemps même, une éternité. Mais Pa Tangrain n’oublie pas un joli z’enfant comme toi !
— Moi, je suis joli et toi tu restes comme le bois vert qui refleurit !
— Oté ! Ça causement ton papa, ça ! »
Pa Tangrain est ému. Les souvenirs le submergent. Les mots arrivent pour dire l’incompréhension, l’angoisse, les pleurs, les recherches, l’attente, l’abandon.
« Je l’ai rodé partout. Dans les carreaux de bois, au fond des ravines. Au bord de la mer. Disparu comme si z’oiseau fouquet l’avait emporté.
— Et Artémis ?
— Artémis ? »
Pa Tangrain se gratte le menton. Hésitant entre rentrer muet ou hausser le ton, il choisit d’étaler aux quatre vents le désaccord qui le mine, sans passer par des chemins détournés.
« Demande à M’a Noémie. Elle soutient qu’il est parti à la recherche de Léopold, sous la pluie. Moi, je ne crois pas à ces histoires. Artémis était costaud. Pas comme toi. »
Puis, Pa Tangrain se tait. Jean Élio ne pipe mot. Pa Tangrain prétendrait-il que le courage dépend de l’épaisseur des bras et des jambes ? Non ! Le courage se loge dans la tête.
« Tu veux dire que Artémis était fort, vaillant, et…
— Et un peu voleur, si tu demandes la vérité.
— Que dis-tu là, Pa Tangrain ?
— Malgré le temps qui efface les traces, tu ne peux pas avoir oublié, toi, Jean Élio, le marmaille tranquille et bon, que c’est ton frère qui chipait mes feuilles de tabac et que c’est toi qui prenais la raclée, avec ton père. »
Jean Élio s’assoit à côté de Pa Tangrain. Une bouffée de chaleur l’assaille. D’en haut, les souvenirs dégringolent. Oubliés, peut-être pas, mais il n’y pensait plus. Et voilà, il lui revient la voix de son père, parfois grave, parfois tremblante et abasourdie, qui annonçait :
« Jean Élio et Artémis, deux garçons, deux gongons, un même bois. L’un fleurit le jour, l’autre la nuit. L’un me fait rire, l’autre pleurer. »
Jean Élio reprend :
« Pa Tangrain, saurais-tu quelque chose sur la disparition de mon frère ?
— Ce serait mentir si je disais que je connais ce qui est arrivé. Par contre, je sais ce qu’il ne s’est pas passé.
— Que veux-tu dire, Pa Tangrain ?
— M’a Noémie prétend qu’il est parti sous la pluie, pendant le cyclone, pour chercher Léopold dans les bois.
— C’est ce qu’elle m’a révélé, en effet. Quel malheur ! La mort arrive. Et plus de mari. Plus d’enfants. C’est saisissant, la mort. Momon croyait m’avoir perdu quelques mois auparavant.
— Sa tête est vide, dérangée.
— Je me souviens que tu t’entendais bien avec elle. Pourquoi tu parles comme ça, Pa Tangrain ?
— Je ne cause pas en mal. Elle s’entretient avec la lune… elle ferait mieux d’accepter la réalité.
— Laquelle ?
— La vérité a plusieurs couleurs, comme disait Léopold. Souviens-t’en. »
Jean Élio précise :
« Mais la réalité n’en a qu’une, sauf si l’on a la chassie dans les yeux. »
À cette évocation d’un ami et d’un père, les deux balancent la tête. Cela réconforte Jean Élio de penser que si Léopold avait été là, les choses seraient plus gaies.
Pa Tangrain reprend :
« Du jour où M’a Noémie prétend qu’il pleuvait et qu’Artémis est parti, ce jour-là est pure invention ou arrangement avec son esprit dérangé. Car moi, Pa Tangrain, moi qui te considère comme mon fils, je peux t’affirmer que des mois après la disparition
de Léopold, Artémis vivait encore avec M’a Noémie, chez elle-même, dans sa cour. »
Jean Élio essaie de contenir les tremblements qui arrivent. Les mots manquent pour exprimer ce qu’il ne comprend guère.
« Ce n’est pas possible, Pa Tangrain…
— Je l’ai aperçu, je te dis. Comme je te vois. Il a disparu, après. Mais pas pendant le cyclone ou les fortes pluies. Tout ça ce sont des histoires pour boucher les yeux du monde, surtout les siens.
— Je ne comprends pas. Alors momon raconte les choses selon son degré de lune ?
— Quand il s’est volatilisé, Artémis avait du poil au menton. Il était grand et M’a Noémie le sait bien. Va la retrouver, et demande-lui de t’expliquer pourquoi les gendarmes sont venus arrêter Artémis chez elle. »
Jean Élio retourne à la paillote de M’a Noémie.
Cette dernière, à l’arrière de la case, apprend à Francélia qu’autrefois, les poulaillers dans sa cour étaient comme des coffres pleins d’argent. Ils servaient de garde-manger pour les familles en ville. Puis Jean Élio a disparu. Et les poules, dans les coffres, ont commencé à manquer. Léopold ne voulait pas s’en occuper. Les gloussements l’insupportaient. Il lui rappelaient Jean Élio quand il tapait le métallique des cages pour réveiller les volailles.
Elles se mettaient alors à caqueter pendant qu’il les dirigeait avec un bâton, en les imitant.
Et quelques mois plus tard, le destin la frappait — et, aujourd’hui encore, le ventre de M’a Noémie s’en souvient, tant il est contracté et dur — en souquant Artémis et son père. Les poules et les lapins, il fallait les nourrir, deux fois par jour ; elle allait couper les herbes, les branches de cassis dans le bois alentour. Elle charroyait l’eau dans la ravine Patates à Durand. Elle était seule. Un homme voulait l’aider, un ami de Léopold, mais elle refusa sa pitié.
« Pendant des mois, des années, j’ai tenu bon, mais à présent, ce n’est plus possible. J’ai des douleurs partout. Ah mon pauvre dos ! Rien que le fait d’en causer ravive ce mal qui ne me quitte guère ! »
Jean Élio arrive sans faire de bruit. Il les surprend toutes les deux :
« Momon, je viens de discuter avec Pa Tangrain. Il est encore bien vert pour son âge. »
Francélia demande :
« Qui est vraiment Pa Tangrain ? Jean Élio me parle de lui, parfois. »
M’a Noémie sursaute :
« Pa Tangrain ? Il est tout le temps à tourner dans les parages. Il était marié à la cousine de Léopold, le papa de Jean Élio. C’est un vieux radoteur. Depuis que Léopold a disparu, il me regarde de loin. Je crois qu’il a peur de moi. Léopold et lui étaient soudés, comme banane dessus le régime banane. Mais qui portait l’autre, seul le Bon Dieu pourrait le dire.
— Je me souviens qu’il venait chez nous. C’était le bonheur. Un temps heureux.
— Dans nos têtes, le passé est toujours mieux. Surtout lorsque l’on n’a pas de mémoire. »
Puis, elle pivote, elle remonte l’allée, elle se dirige vers la case. Déterminée mais semblant fatiguée. Un moment interloqué, Jean Élio, au bras de sa femme, la rejoint :
« Momon, Pa Tangrain m’a expliqué qu’Arthémis était grand, avec des poils au menton, quand il a disparu.
— Il était costaud, oui. Mais la prochaine fois, tu diras à Pa Tangrain de se mêler de ses affaires. »
Le ton froid surprend Francélia. Elle observe Jean Élio, qui baisse les yeux.
Dans quelques heures, la nuit les enveloppera. Il entoure les épaules de sa femme, puis prend congé de sa mère qui ne s’attendait pas à ce qu’il reparte si vite, sans avoir bu au moins un verre d’eau ou une tisane. Mais il assure qu’il reviendra.
« Ne m’oublie pas, Jean Élio. Je suis usée. Je ne pourrais pas tenir encore longtemps, seule, sur cette terre-là. »
Francélia essaie de la réconforter :
« M’a Noémie, ce que nous avons convenu toi et moi, cela se fera. Avec le retour de Jean Élio, tout ira mieux. Ne t’inquiète donc pas.
— Je ne me tracasse plus, alors. Approchez-vous un peu, avant de partir. Je vais vous donner ma bénédiction, pour l’enfant. C’est bien pour ça que vous êtes ici, n’est-ce pas ? »
Et elle les prend dans ses bras. Tous les deux.
Ou plutôt tous les trois, en comptant le ventre de Francélia.
Dormir porte conseil, lorsque l’on roupille sereinement. Ce qui ne fut pas le cas de Jean Élio. Agité la nuit entière, il avait dérangé maintes fois Francélia pendant qu’il bataillait avec le sommeil. Malgré la fatigue, cette dernière avait fini par se lever en pleine nuit, pour éponger son front en sueur. Sous le crâne de son homme, les paroles de Pa Tangrain soufflaient le chaud et le froid. Les questions à propos de la santé mentale de M’a Noémie le gardaient éveillé. Il se demandait à quoi tenait la raison du refus de sa mère de voir clair dans ce qu’il était advenu de son frère.
Au petit matin, Francélia pose sa timbale de café sur la table. Il n’en boit qu’une gorgée, d’amertume et de marc mêlés.
Devant la mine renfrognée du père en devenir, elle déchante :
« Le café est trop chaud ? Tu as dormi comme un grattelle, agité et tourmenté.
— Ce retour dans le passé… momon qui essaie de cacher ses larmes… ça m’a poursuivi jusque dans mon lit. J’ai rêvé d’Artémis. Il m’a parlé… une voix sans sons… c’est la première fois que je rêve de lui…
— C’est sans doute le saisissement, Jean Élio. Avant-hier, tu ignorais tout des tracas de M’a Noémie.
— Momon a tant souffert. Je n’ai pas voulu en rajouter. Je n’ai pas osé lui apprendre… pendant toutes ces années… notre tracas à nous… ces petits que… qui…
— Ne ressasse pas le passé, Jean Élio. M’a Noémie nous a donné sa bénédiction. J’ai senti le petit en moi, pendant qu’elle nous serrait dans ses bras… Ce petit être vivra, j’en suis sûre. »
Jean Élio embrasse sa femme.
Toujours, tout le temps, après chaque drame, elle était à terre, cependant, c’est elle qui le relevait.
Jean Élio poursuit :
« Ce qu’il me reste à découvrir sur ma famille, c’est ce qui me tracasse, Francélia. Mais je ne compte pas imaginer, supposer… il me faut démailler les coeurs, les têtes, pour y voir plus clair.
— Comment comptes-tu t’y prendre ? Le passé est derrière nous, Jean Élio. Tu ne pourras rien y changer.
— Je ne veux pas changer le passé, mais le comprendre. Ainsi, mes nuits, mes journées seront plus tranquilles. »
Jean Élio tremble, ce qui contraste avec la détermination que Francélia lit dans ses yeux. Elle lui prend la main, l’embrasse, puis la pose sur son ventre.
Des bosses suivent la pression des doigts. Le ventre calebasse se tend et se détend sous la caresse du futur père. L’enfant reconnaitrait-il son monde ? Jean Élio en est certain.
« Francélia, notre enfant arrive tantôt. Regarde, il sait que je suis là ! Je dois rester à tes côtés, pour te soutenir. Mais, je ne peux pas attendre, et vivre une autre nuit pareille à celle que je viens de supporter. Je pars à la recherche d’Artémis. »
Francélia est tourmentée, elle a envie de garder son homme auprès d’elle :
« Notre enfant, nous l’attendons depuis tellement longtemps. Il est sur le point de naître, et tu files ! Je ne te comprends pas, Jean Élio.
— Je reviendrai vite ! Je serai là avant lui ! Ne t’en fais pas.
— Mais personne ne sait où se trouve ton frère. Si ! Quelque part, mais plus de ce monde, hélas !
— Francélia, je dois en avoir le coeur net. Je retourne voir Pa Tangrain. Il a trop parlé et en même temps pas assez parlé. J’ai senti comme une délivrance quand il m’a confié sa vérité. Tu aurais dû l’entendre, Pa Tangrain n’est pas quelqu’un qui sème le vent.
— Ah ! Crois-tu ? M’a Noémie a dit que c’est un vieux fou ! Pa Tangrain t’a révélé qu’Artémis n’aurait pas disparu au cours d’un cyclone, et tu prends ces paroles pour argent comptant. La mémoire des hommes n’est pas fiable, Jean Élio, et tu le sais. M’a Noémie peut se tromper de jours et d’heures, ou sur la couleur des vêtements que ton frère portait cette nuit-là. Mais s’il est mort, la mort reste la mort. Artémis est au ciel… et cela ne le fera pas revenir, qu’il y soit monté il y a deux jours, deux ans, ou vingt ans.
— Artémis n’est pas mort ! Il a disparu !
— Et quelle différence ça fait, disparu ou mort ?
— Il y a un abîme entre les deux. C’est l’espoir ! S’il avait été mort, je l’aurai ressenti au plus profond de mon être ! C’est un bout de moi-même, Artémis !
— Je te comprends, Jean Élio. Mais ne prends pas cette histoire trop à coeur, car nous allons avoir un enfant. Un autre bout de toi-même aussi. Penses-y. »
— Je pense à cet enfant tous les jours, Francélia. Mais je dois partir. »
Francélia espère que son ventre, lourde calebasse, fera pencher la balance de son côté. Du côté de la vie. De la lumière. Du monde en devenir. Elle tente encore de retenir son homme, un entêté.
« Notre enfant…
— Je sais, Francélia. Mais je ne serai pas un bon père si je me complais dans le fait-noir du passé. Je dois y voir plus clair. Je vais te ramener chez momon. Tu vas rester avec elle, jusqu’à ce que je revienne. Dans deux ou trois jours, je serai là. »
La femme est comme le moulin que le vent tourne. Elle insiste :
« Tu crois qu’Artémis, qui a disparu depuis des années, va réapparaître vraiment, parce toi, Jean Élio, tu le décides ainsi ?
— Écoute-moi, Francélia. Si je n’essaie pas maintenant de le chercher, je ne le ferai plus jamais. Et je devrai m’accommoder avec les silences et les mystères de la famille. Je veux me libérer de tout ça, tu comprends ? Je vais aller retrouver Pa Tangrain. Je te dépose chez momon avant. Profite de mon absence pour l’aider à préparer et à ranger ses affaires. Quand notre enfant naîtra, que nous soyons tous ici réunis, dans notre case !
— C’est un ordre ?
— C’est mon plus grand souhait !
— Si je n’ai pas d’autres choix, Jean Élio, je vais aller chez M’a Noémie. Mais ne tarde pas trop. J’ignore si notre baba acceptera d’attendre trois jours, trois nuits, et toutes tes fantaisies, pour pointer son nez.
— Fantaisies, d’après toi. Pour moi, c’est un besoin, une nécessité. Tu me remercieras d’avoir osé, Francélia. »
Sans plus débattre, Jean Élio se rend à l’arrière de la cour. À l’abri derrière quelques pièces de bois récupérées traîne une bassine servant pour la toilette intime. Il l’attrape ainsi que le rasoir de fortune sauvé des poubelles du temps où il logeait sur les anciennes terres des Desbassyns au Chaudron. Et le voilà à l’oeuvre pour retirer les frises drues sur ses joues, qui le vieillissent un peu.
Il se remémore le jour, où il avait utilisé cet instrument pour la première fois. C’était il y a des années, lorsque ses sentiments pour Francélia comblèrent tous les manques, dans sa tête.
Il était heureux, et il lui sembla qu’une peau nette l’aiderait dans son entreprise. Il lui avait donné rendez-vous sur la place du Barachois.
N’étant pas habitué à manier l’outil des hommes soucieux de leur apparence, il arriva devant elle avec des coupures au visage. Superficielles ; et Francélia avait ri. Il lui avoua son trouble, ou plutôt la joie, le bonheur qui le submergeait depuis qu’il l’avait trouvée. Francélia avait ri encore. La franchise étant le moindre de ses défauts, elle lui dit alors, qu’il paraissait si jeune ainsi dépourvu de poils que leur différence d’âge se remarquait mieux. Mais Jean Élio la rassura ; ses presque quatre ans de plus que lui comportaient des avantages.
« Et lesquels ? » minauda-t-elle.
Il bafouilla. Il ne pourrait plus regarder une autre femme après avoir plongé ses yeux dans ceux de sa bien-aimée.
Il promit :
« Je n’ai pas choisi de naître après toi, mais je choisis de t’aimer et de te rendre heureuse, jusqu’à mon dernier souffle. »
Oui, Francélia en fut soufflée. Jean Élio ne ressemblait pas à Albius, le moustachu à la vanille, aux doigts de magicien, qu’elle avait admiré. Un bedonnant qui avait allumé des rêves de possibles, en elle.
Mais Jean Élio savait conter, ses mots l’avaient touchée. Ils disaient l’essentiel qui rassure, et non le superflu et les promesses trop belles.
Ses yeux brillèrent. Jean Élio y plongea son âme, trop heureux de s’y noyer.
Depuis, les hauts, les bas, les coups durs, les nuits froides, les gâteaux de racines et la fatigue des journées, ils les partageaient à deux. Ils se comblaient, ils se complétaient.
Au premier coup de rasoir, et alors que la lame émoussée racle sa peau, Jean Élio se revoit comme au premier rendez-vous avec Francélia. Aujourd’hui, il a rendez-vous avec son destin. Ses mains tremblent, il est tendu. Il n’ignore pas qu’il doit vaincre toutes ses peurs. Pour que la réalité, tapie sous les couches de non-dits, se dévoile aussi nettement que l’eau qui tape contre la roche et finit par l’éclater.
- Fin du chapitre -
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