Les Brouillons Interdits

Les Brouillons Interdits

Editeur : Ozril Editions

Auteur : Catherine Coulombel

Couverture : Les Ailes de l'Océan Edition

ISBN : 978-2-487542-03-7

Description : 
« J'ai besoin d'être seule. Je reviendrai quand j'irai mieux... »

Ce sont les derniers mots qui restent à Franck après la soudaine disparition de sa femme. Comment expliquer à sa fille, Audrey, que sa maman ne rentrera pas ce soir, ni demain, ni peut-être jamais ?

Comment annoncer ça à sa famille ? À ses amis ?

Dans ce roman poignant, colère, incompréhension et culpabilité se mélangent. Tout comme les voix des personnages, pour venir démêler le fond d'une existence, celle d'Alice, partie sans un bruit.

Quand on écrit sa propre histoire, les brouillons sont interdits...

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Dernière mise à jour 11/10/2024
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Français Débutant(e) Tranche de vie
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Les Brouillons Interdits
Partie 1

À celles qui ont quitté

un pays, une ville, un homme

et à celles qui en ont rêvé…


Jeudi 3 août 2006, 13 h 46. Une Volvo S60T5 noire s’arrête au dépose-minute de la gare SNCF de Rouen, suivie de près par une Ford Fiesta blanche. À l’intérieur du premier véhicule, Alice et Franck Piétrowitz échangent quelques mots. Ils s’embrassent rapidement. Alice Piétrowitz ouvre la portière côté passager et sort, un sac de voyage à la main. La jeune femme se dirige vers le hall d’entrée, tête baissée. La Volvo s’éloigne immédiatement.


– Bonjour Maman. C’est Franck. Tu peux me passer Alice s’il te plaît ?

– Alice ? Mais elle n’est pas là.

– Elle est sortie ?

– Non, elle n’est pas là. Tu as oublié qu’elle arrive demain matin ?

– Comment ça demain matin ?

– Tu n’es pas au courant ? Elle m’a téléphoné hier, pour me prévenir qu’elle viendrait plus tôt que prévu.

– Plus tôt, c’est-à-dire cet après-midi.

– Mais non, demain matin, j’en suis sûre.

– J’ai… j’ai conduit Alice à la gare de Rouen en début d’après-midi et je suis parti travailler. Elle m’a envoyé un texto disant qu’elle était bien arrivée et qu’elle me rappelait ce soir de chez vous. C’est ça qui était convenu… Elle devait arriver chez vous aujourd’hui.

– Ah ?

– Elle vient juste de me téléphoner… Elle m’a dit : « Il faut que je sois seule… Je dois partir… Ce n’est pas grave… » J’entendais mal. Je ne comprends rien à rien.

– Tu devrais la rappeler sur son portable.

– Ça fait dix fois que j’essaie, elle ne décroche pas.

– Essaie encore. C’est sans doute juste un malentendu. Vous vous êtes disputés ?

– Pas du tout.

– Vous avez des soucis ?

– Mais non !

– Elle va te rappeler. Ne t’en fais pas. Si elle me contacte, je t’appelle.

– O.K… Maman ?

– Oui ?

– Tiens Audrey en dehors de ça.

– Bien sûr.


*


– Audrey, qu’est-ce que tu fais ?

– Je joue avec Gratouille, mamie.

– Viens manger.

– Elle arrive quand maman ?

– Demain.

– Demain c’est vendredi. Et papa ?

– Il arrive dès qu’il peut. Il a dit samedi midi au plus tard. Viens manger, mon chaton !

– Je suis pas ton chaton. C’est Gratouille le chaton. Moi, je suis Audrey, tu dis n’importe quoi.

Ma maman aussi dit n’importe quoi. Mais, papa non, papa dit jamais n’importe quoi, papa sait tout et je suis sa grande fille chérie dans son cœur.

– Mamie ? Quand il était petit, il avait un chat, papa ?


*


– Franck ? Tu as du nouveau ?

– Non, maman. Enfin si… J’ai regardé dans notre chambre. Alice a pris quelques vêtements… Mais aussi tous ses papiers.

– C’est normal, non ?

– Elle n’avait pas besoin de son passeport pour venir au Havre.

– Elle a peut-être emporté son portefeuille sans trier.

– Non, nos passeports sont à part. C’est vraiment bizarre. Elle ne décroche toujours pas. Et puis, la dernière fois que je lui ai parlé, il y avait des bruits. J’ai eu l’impression d’entendre des annonces, comme dans un aéroport… Audrey, ça va ?

– Oui. Elle dort. Elle vous attend. Ne t’en fais pas, ça va s’arranger…

– Sans doute… Je vais téléphoner à quelques amis, on ne sait jamais.


*


– Clara ?

– Salut Franck ! Justement on parlait des vacances avec Saïd. Eh eh ! Dans une semaine ! Si tu ne t’es pas encore mis au grec, ça va être juste !

– Euh… Le grec… Pas vraiment non… Saïd est là ?

– Oui. Je l’appelle : « Saïd ! »

– Mets plutôt le haut-parleur.

– O.K.

– Est-ce que vous avez des nouvelles d’Alice ?

– Saïd me fait signe que non. Moi non plus. Pas depuis qu’on vous a vus. Pourquoi ?

– Je… Je me demandais… Je n’arrive pas à la joindre sur son portable… Et elle devrait être chez mes parents au Havre. Je me demandais si elle avait essayé de vous téléphoner.

– Tu veux qu’on lui téléphone ?

– Le problème c’est qu’elle ne décroche pas.

– Qu’est-ce qu’on peut faire ?

– Je ne sais pas. Elle va finir par m’appeler.

– Tiens-nous vite au courant.


*


Je me range sur le bas-côté du dépose-minute. Je dis à Alice : « Fais vite, il y a quelqu’un derrière moi. » Elle m’embrasse. Légèrement, sur la bouche, sans un mot. J’ajoute : « À ce soir. » Alice sort de la voiture et prend son sac sur le siège arrière. Elle marche vers la porte d’accès à la gare et je démarre en trombe. Les pneus crissent dans le virage.

Fin de la séquence.


Toute la nuit, je rembobine. Je repasse au ralenti chaque gros plan. Je me range sur le bas-côté du dépose-minute. Je dis à Alice : « Fais vite, il y a quelqu’un derrière moi. » Je dissèque les menus indices qui auraient dû m’alerter. Elle m’embrasse. Légèrement, sur la bouche, sans un mot. Le film saute, se brouille. « À ce soir. »  Il faut que je trouve. Qu’est-ce que je n’ai pas vu ? Alice sort de la voiture… marche vers la porte… Alice a-t-elle pris le train pour Le Havre ? Ou pour ailleurs ? Alice a-t-elle pris un train ? Pourquoi cette embrouille avec mes parents ? Pourquoi ne leur a-t-elle pas donné l’horaire prévu ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas parlé de ce changement de programme ? Qu’est-ce que j’ai pu oublier ?


Son dernier texto : « Bien arrivée. Biz. À ce soir. »


Bien arrivée où ? Et les bruits que j’ai entendus lorsqu’elle m’a téléphoné plus tard, ce jingle caractéristique avant une annonce. D’aéroport ou de gare ? Pourquoi a-t-elle emporté son passeport ? Réécouter son message précisément. « C’est Alice ». Elle dit toujours ça quand elle appelle. C’est ridicule parce que son nom s’affiche sur l’écran de mon portable, je me suis moqué d’elle mille fois, elle dit toujours « C’est Alice ». J’ai laissé tomber. C’est con, mais j’aimerais tellement l’entendre là, maintenant, me dire, « C’est Alice. »

Appelle ! Appelle-moi ! Dis-moi que tu rentres, que c’est fini, qu’on va parler, tranquillement… Alice, qu’est-ce que je n’ai pas senti venir ? Un petit chagrin qui t’a pris le cœur ou un truc monstrueux qui t’a broyée ? « Il faut que je sois toute seule un moment… » C’est long comment un moment ? Quelques heures ? Toute une nuit ? Quelques jours ? Alice, décroche !

« Je dois partir. Pardon. Je reviendrai… Je reviendrai quand j’irai mieux. »


*


Alice-lisse. A-Li-Ce-Lis-Se. Alice-tout-glisse. Alice-pain-d’épices. Je tremble trop. J’ai l’air d’une folle. Je ne suis pas folle. M’en tenir aux gestes, faire les gestes un par un. S’asseoir. Alice-pisse-de-trouille. Non, je ne pisse pas. La trouille, oui. Alice-lisse. Alice-pain-d’épices. Cesser de secouer la jambe. Respirer. Respirer et ne pas penser. Tout le monde me regarde, quelqu’un va me reconnaître, me demander où je vais. Non, personne ne me regarde ; je regarde juste mon sac ; je regarde aussi mes chaussures. Elles sont grises. Je suis grise et noire. Noire et morte. Alice-dévisse. Non, pas morte, je respire. Arrêter ! Arrêter ce jeu stupide de la rime ! Je suis Alice ; je suis Alice, un point c’est tout.

J’ai réussi. J’ai pris le train ; le train m’a prise. Je l’ai fait.

M’en tenir aux gestes. Respirer et ne pas penser. Prendre un calmant, un seul.

M’en tenir aux gestes… « Bien arrivée. Biz. À ce soir. » J’ai menti à Franck. J’ai menti aussi à ma belle-mère. J’ai brouillé les pistes pour gagner du temps, pour qu’ils ne me rattrapent pas. Ne plus mentir. Partir pour ne plus mentir. Alice-pleine de vices. Alice-malice. Arrêter les rimes. Respirer. S’en tenir aux gestes, s’en tenir au programme. J’ai pris le train. Je l’ai fait.

Qu’est-ce que j’ai dit à Franck ? Je ne sais plus ! Qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Ne pas paniquer.

Ne pas pleurer, ne pas penser, je l’ai fait, c’est bien, j’ai téléphoné à Franck.

Je devais me débarrasser de mon téléphone tout de suite après lui avoir laissé mon message, m’en tenir aux gestes, mais cette fille qui me regardait, le téléphone qui sonnait… Elle allait croire que j’étais folle, je ne suis pas folle, j’ai décroché. Et c’était Franck bien sûr.

– Alice, c’est quoi ce message ? Je n’ai rien compris.

– Je pars… Je dois partir… Il faut que je sois toute seule un moment.

– Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je reviendrai quand j’irai mieux.

– Alice ? Je t’entends très mal. Je te rappelle.

Je l’ai jeté dans la poubelle des toilettes et j’ai couru pour ne plus l’entendre. Plus l’entendre et ne pas penser. Salle d’embarquement. S’asseoir. Comme les autres. Attendre.

Prendre un calmant, un seul.

Le train rugit en sortant du tunnel. Il m’engloutit, il m’aspire. Je suis maintenant assise dans ce train avec mon sac. Non, je ne suis plus dans le train, je suis dans l’avion, dans un ciel inconnu et plein d’étoiles. J’ai réussi. Je l’ai fait.

« Éloignez-vous de la bordure du quai ! » Je me suis éloignée du quai, éloignée de Franck, éloignée d’Audrey…

Audrey va se réveiller demain en pensant que j’arrive.

Audrey ! Qu’est-ce que je t’ai fait ? Pardon ma petite fille ! Pardon !


*


– Mamie, elle arrive quand maman ?

– Elle a eu un empêchement, Audrey. Elle va venir… avec ton papa, samedi… ou dimanche.

– Tu avais dit qu’elle arrivait aujourd’hui !

– Oui, c’est vrai. Mais… Elle n’a pas fini de préparer vos bagages. Tu sais ce qu’on va faire toutes les deux ? On va partir à la plage et ce midi on ira manger des frites, et puis papy sortira le cerf-volant. D’accord ?

– Ouais, chouette, chouette, chouette !

– C’est joli ton tee-shirt avec les petits ours.

– C’est Clara qui me l’a acheté. Tu la connais Clara ?

– Bien sûr mon chaton ! Clara, Saïd, ta maman et ton papa, ils sont amis depuis longtemps, avant même que tu sois née.


*


– Qu’est-ce qu’elle t’a dit exactement ?

– Je ne sais déjà plus, merde ! Clara, pourquoi on oublie si vite ?


– C’est normal Franck, on oublie, on oublie pour entrer de nouvelles informations.

– Elle m’a dit : « Il faut que je sois seule un moment. Ne t’inquiète pas. Je dois partir. Je reviendrai. »

– Elle a dit qu’elle reviendrait ?

– Oui, elle l’a dit.

– Ah bah, tu vois, elle va revenir.

– Elle a dit : « seule, un moment ». C’est quoi un moment ?

Elle avait besoin de s’aérer ? Elle avait besoin de prendre du recul ? Elle voulait faire le point ? Le point sur quoi ? Pourquoi déballer tout ça devant Clara et Saïd ? Parce qu’ils sont mes meilleurs amis évidemment, je déconne vraiment !

– Elle a déjà fait ça ? me demande Saïd.

– Non, jamais.

– Tu as remarqué un changement ? Quelque chose de bizarre ?

– Bizarre ? Non, pas plus que d’habitude. Alice, elle a toujours eu un petit côté… bizarre, non ?

– Non, je ne suis pas d’accord, elle n’était pas comme ça au Havre, affirme Saïd.

– C’est vrai, elle a changé petit à petit… Après votre mariage ? reprend Clara.

– Pourquoi après notre mariage ? Mais non !

– À la naissance d’Audrey ?

– À la naissance d’Audrey, elle était radieuse.

– Oui, au début, quand la petite est née, mais très vite…

– Très vite ?

– Enfin ! Elle avait des absences quand même.

– Des absences ? Tu dis n’importe quoi.

Saïd s’interpose :

– Calmez-vous tous les deux ! On essaie d’y comprendre quelque chose, soyez constructifs au lieu de vous énerver.

– De toute façon, ça n’avance à rien, on discute, on discute… Si ça se trouve elle a agi sur un coup de tête et dans une heure, elle rentrera, dit Clara.

– Je ne crois pas ; elle a prémédité ce… ce… Elle a téléphoné à ma mère pour changer son horaire d’arrivée au Havre et elle ne m’en a pas parlé. Elle a pris son passeport…

– Elle a pris son passeport ? Pour aller au Havre ?

– C’est ça qui m’inquiète, plus encore que le reste.

– Ne vous emballez pas ! C’est peut-être juste pour avoir une pièce d’identité.

– Mais non, elle a aussi emporté sa carte d’identité.

– Elle ne va pas laisser sa fille indéfiniment sans nouvelles.

– Elle sait que l’on part samedi prochain. Elle va revenir.

Quelqu’un d’autre que nous est au courant ? Elle voyait quelqu’un en cachette ? Elle a un amant ? Il doit bien y avoir des traces quelque part ? Regarder sa messagerie. Fouiller dans ses affaires. Est-ce qu’il faudrait que je le fasse ? C’est ridicule. C’est dégueulasse. On ne devrait jamais en arriver là…

– Tu as appelé les hôpitaux ? me demande Saïd.

– Non, pourquoi ?

– Elle… Elle a peut-être…

– Qu’est-ce que tu risques ? Saïd a raison, si elle était encore à Rouen et qu’elle ait tout simplement fait un malaise ?

– On m’aurait déjà averti. Non ?

– Tu veux qu’on reste avec toi cette nuit ?

– Non, c’est gentil d’être venus, rentrez chez vous.

– Demain, on verra…

– Prends un truc pour dormir ! À bientôt Franck.

– Merci. Au revoir Clara, au revoir Saïd.


*


– À ton avis, est-ce que Franck prend sur lui ou est-ce qu’il n’est vraiment pas tracassé ?

– Pourquoi tu dis ça ?

– Parce que si tu disparaissais plus d’une journée, je serais complètement paniqué. J’aurais déjà alerté la moitié de la planète. Je ne resterais pas chez nous à cogiter.

– Mais Alice lui a dit qu’elle reviendrait.

– D’accord, mais elle n’est jamais partie avant. C’est quand même pas normal. Elle avait peut-être l’intention de partir et elle a fait une mauvaise rencontre et…

– C’est les polars que tu lis qui te font tout voir en noir. La vie est un peu plus subtile, heureusement… Mais il aurait dû appeler les hôpitaux.

– Ah tu vois !

– Saïd ! Je dis juste qu’il vaut mieux agir que se morfondre. Y a rien de pire que d’attendre les bras croisés.

– Et puis, je n’ai pas voulu noircir le tableau, mais je suis d’accord avec toi, Alice n’était pas… elle était… Elle n’était plus…

– Elle était bizarre. J’ai dit à Franck qu’elle avait des absences et tu nous as répondu de nous calmer, t’es pénible hein ! Si tu pensais comme moi, tu n’avais qu’à le dire. Tu joues toujours l’arbitre et on ne sait jamais le fond de ta pensée. Et Alice, elle te ressemble. Elle pourrait tout à fait avoir une double vie et qu’on n’en sache rien.

– Une double vie ?

– Un amant par exemple.

– Ah ? Mais Franck aurait des doutes, non ?

– Il serait le dernier à s’en apercevoir avec le temps qu’il passe à son boulot ! Bon, tu m’as foutu la trouille maintenant. Merde, c’est vrai, j’ai peur pour Alice… …

– Moi aussi. J’ai repensé à Claude…

– Ah non, pas ça ! Claude et Alice, ils n’ont rien en commun. Elle n’a pas pu se volatiliser, laisser Audrey sans que ça lui brise le cœur, et puis on a ce voyage en Grèce ensemble… Je téléphone illico aux urgences de Rouen et du Havre.


- Fin du chapitre - 


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Les Brouillons Interdits
Partie 2

C’est la deuxième nuit et puis la troisième, la quatrième, et puis d’autres encore, suivies de jours, tous aussi longs, aux contours flous, mous, exaspérants. Je flotte dans une espèce de brouillard poisseux duquel je tente en vain d’émerger. Parfois s’insinue une angoisse inconnue qui me souffle, goguenarde :

– Tu trouves normal que ta femme se barre sans rien te dire ?

Je ne suis pas le genre de type à me tracasser :

– Elle a ses raisons. Elle a besoin d’être seule, un peu.

L’angoisse s’éloigne en haussant les épaules. Je continue à bosser. Pas un mot à mes collègues.

– T’as l’air crevé, Franck !

– Ouais, la petite est malade, elle nous réveille la nuit.

– Dis donc, il est temps que tu prennes des vacances, t’as une de ces têtes ! Vous partez quand ?

– Samedi. On part samedi.

Si j’y crois, Alice reviendra avant samedi.

Audrey a mal encaissé qu’on ne vienne pas au Havre. Mes parents assurent. Ils trouvent de quoi l’occuper. « On lui change les idées. » Qu’on me change les miennes ! Je m’abrutis de travail, j’ai toujours su me raccrocher au boulot. Le portable dans la poche. Au cas où…

Entendre « c’est Alice », en finir avec cette attente qui me bouffe. Mais non, elle n’appelle pas. Le soir, quand je rentre à la maison, c’est le moment le plus difficile. J’espère qu’elle sera revenue, en douce. Elle est douce Alice, très douce. Mais non, pas de lumière allumée, pas d’Alice, dans aucune pièce…

Il a fallu téléphoner à ses parents, à son frère. Enquêter discrètement, le ton léger, des questions badines, pour ne pas propager mon inquiétude. J’ai téléphoné à des connaissances de plus en plus lointaines. Pour arriver à cette conclusion : Alice n’a pas donné de nouvelles à qui que ce soit, Alice ne s’est réfugiée chez personne de notre entourage. J’ai téléphoné aux pompiers, aux hôpitaux, aux cliniques, à tous les services. Je marche dans Rouen une partie de mes nuits ; j’ai traîné près des bars, dans les quartiers glauques, même à l’Armée du Salut ! Je me dis que ça n’a pas de limite, que c’est ridicule, mais je continue.

Où est-elle ? À Rouen, à Paris, à l’étranger ? Ça commence à me rendre dingue. Mais si je ne fais rien, ça me rend dingue aussi. Non, si j’y crois, Alice reviendra. Chercher partout, ne négliger aucune piste même les plus folles. Ne pas baisser la garde. Être prêt à la revoir maintenant, tout à l’heure, demain. Ouvrir les bras, la serrer contre moi. Juré, je ne te demanderai rien, juré, je m’occuperai de toi. Alice, reviens-moi !

La neuvième nuit se termine et samedi se pointe. Sur le calendrier de la cuisine, à la date du 12 août, Alice avait écrit : Départ Grèce.

Clara et Saïd ne veulent plus partir.

– On l’avait préparé ensemble ce voyage, dit Clara. Ça n’a pas de sens de le faire à deux.

– Je sais Clara, mais c’est assez compliqué comme ça, non ? Profitez ! Vous n’allez pas passer toutes vos vacances à la maison ! Je crois sincèrement qu’Alice va revenir bientôt… Vous partez et on vous rejoint quand elle arrive.

« Que vous restiez ou pas, ça ne fera pas revenir Alice », je le pense, mais ne le dis pas. Qu’est-ce qui peut faire revenir Alice ? Si seulement je le savais !

– Franck, ajoute Clara, tu devrais avertir la police.

– Les flics ne peuvent rien faire si la personne est majeure, qu’il n’y a pas de suspicion d’enlèvement ou de meurtre. C’est son droit de disparaître quelques jours.

– Oui, mais quand même, ils ont des moyens de recherche, ils peuvent savoir si elle est montée dans un avion, si elle a passé des frontières, non ?

– Je ne sais pas.

– Ça ne coûte rien. Appelle-les s’il te plaît !

Je ne réponds rien. Au fond, au plus profond de moi, je me sens complètement désemparé. Il me répugne de livrer mon intimité en pâture à des étrangers, mais je ne dois négliger aucune piste. Cet après-midi, j’irai à la gendarmerie.


*


– Vincent, ce Franck Piétrowitz que tu as reçu samedi, le mari de la femme qui a disparu, il t’a paru comment ?

– Ambigu… Sur ses gardes. À la fois sûr de lui et inquiet. Il avait l’air prêt à mordre, mais quand je lui ai parlé d’abandon de domicile conjugal, il a failli pleurer.

– Je viens de lire son audition. Elle n’a pas donné de nouvelles depuis le 3 août et c’est seulement le 12 qu’il passe à la gendarmerie ? C’est louche !

– Je le lui ai fait remarquer. Il m’a répondu qu’elle lui a dit qu’elle reviendrait, alors il l’attendait.

– Qu’est-ce qu’on a ?

– Un dernier appel de son portable. J’ai demandé une géolocalisation. J’ai téléphoné, la boîte vocale est saturée ; le mari dit qu’il a laissé plein de messages. On a eu l’autorisation du proc’ pour ouvrir l’enquête préliminaire.

– T’as téléphoné aux urgences, hôpitaux, tout le toutim ?

– Oui. T’as la liste des appels que j’ai passés en annexe. J’ai faxé une photo de madame Piétrowitz que son mari avait apportée. Ça n’a rien donné. Personne correspondant à son signalement, pas d’admission à son nom.

– Tu pars ce soir ?

– Oui, trois semaines en Bretagne.

– Je prends la suite. Je vais aller chez les Piétrowitz. Cuisiner le gars…

– Stéphane, l’adresse est…

– Je connais, j’y suis déjà passé.


*


– Monsieur Piétrowitz ?

– Oui.

– Gendarmerie nationale, adjudant-chef Stéphane Lalois. Je voudrais vous poser quelques questions concernant la disparition de votre épouse.

– Je vous en prie, entrez !

– Rien de nouveau de votre côté ?

– Non.

– Le collègue qui vous a reçu m’a exposé votre situation. C’est moi qui suis en charge du dossier maintenant. Est-ce que madame Piétrowitz avait… fugué, je veux dire, est-ce qu’il lui est déjà arrivé de quitter votre domicile quelques jours ?

– Non, jamais.

– Est-ce que vous pensez qu’elle a prémédité sa fuite ?

– Euh… oui. Elle a pris son passeport et aussi de l’argent.

– Combien ?

– Elle a vidé un compte épargne sur lequel nous avions environ trois mille euros… Je m’en suis aperçu en rentrant de la gendarmerie ; votre collègue m’avait posé la question, mais je ne savais pas. On ne s’en servait jamais.

– Est-ce que vous avez une idée de ce qui a pu l’inciter à agir de la sorte ?

– Non, rien du tout. Pas la moindre idée.

– Vous vous êtes disputés ?

– Non.

– Vous aviez des ennuis ?

– Non.

– Est-ce que quelque chose s’était… dégradé entre vous ?

– Qu’est-ce que vous voulez dire ? J’ai déjà répondu à ce genre de… d’insinuations, à la gendarmerie. Vous avez lu ma déclaration, non ?

– Si, si. Mais c’est mon rôle de m’assurer que rien n’a été négligé.

– Ma femme et moi nous entendons très bien. Il n’y a pas de problèmes de ce côté.

– Il y a des problèmes ailleurs ?

– Non, mais non ! Pourquoi ?

– Pourquoi pas ?

– …

– Vous diriez de votre femme qu’elle était heureuse ?

– Oui…

– Vous diriez qu’elle paraissait heureuse ?

– … Oui… Je ne comprends pas vos questions…

– C’est simple, moi je cherche à comprendre les raisons qui l’ont poussée à abandonner sa petite fille de six ans sans explication, à ne pas partir en vacances comme c’était prévu avec vous et vos amis, à laisser le confort de cette belle maison pour s’évaporer soudainement dans la nature… et peut-être que la réponse est dans la relation qu’elle entretenait avec vous, monsieur Piétrowitz.

– Je… Je ne peux rien vous dire d’autre que « vous faites fausse route. » Alice et moi nous connaissons depuis treize ans et si elle avait eu des problèmes, j’aurais été le premier à le savoir.

– Vous êtes un mari fidèle ?

– Oui.

– Attentionné ?

– Oui.

– Votre femme se confie à vous ?

– Oui, bien sûr.

– Votre femme vous a parlé d’un contrôle routier à la sortie est de Mont-Saint-Aignan en mars dernier ?

– En mars ? Je ne sais pas… Oui, sans doute. Un contrôle ? Mais pourquoi m’en aurait-elle parlé ?

– Elle vous en a parlé ou pas ?

– Il s’en est passé des choses depuis mars ! Et plutôt graves ces derniers jours, vous ne l’ignorez pas. Alors, excusez-moi de ne pas me souvenir d’un contrôle routier qui date !

– J’effectuais un contrôle de routine et votre femme téléphonait au volant.

– Ah !

– Elle n’avait aucun papier sur elle.

– Ça ne ressemble pas à Alice. C’est étonnant…

– Ce qui m’a le plus étonné, moi, c’est qu’elle s’est effondrée en larmes. Elle n’arrêtait plus de pleurer. Elle semblait, je veux dire, elle paraissait très mal en point, très inquiète… Paniquée. Elle tremblait.

– Elle avait sans doute peur d’avoir une amende.

– C’était une réaction… un peu démesurée, monsieur Piétrowitz. Elle vous a parlé de cela ? Ça vous revient ?

– Oui… Une amende… Un retrait de points… Oui…

– Non, absolument pas, je n’ai pas verbalisé. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas conduire dans cet état de… de… fatigue. Elle est passée à la gendarmerie le lendemain présenter ses papiers. Votre femme avait l’air, je veux dire, dépressive, monsieur Piétrowitz. C’est ma conviction personnelle. Pas heureuse, dépressive. Et très inquiète. Je vais poursuivre l’enquête. Il est possible que vous soyez convoqué à la gendarmerie. Restez dans la région, je pourrais avoir besoin de vous contacter. Vous nous permettez de voir votre fille ?

– Audrey ? Mais je ne lui ai rien dit encore ! Elle est toute petite… Elle n’a que six ans. Elle ne peut pas être tenue à l’écart ?

– Ne vous tracassez pas, nous avons l’habitude… Si j’étais à votre place, je commencerais à lui parler. Je veux dire, l’absence de sa mère pourrait… durer. Combien de temps pensez-vous lui cacher cette situation ?

– Elle est chez mes parents, à Sainte-Adresse…


*


– Franck ! Un gendarme nous a téléphoné.

– Il vous a téléphoné ?

– Il fait son travail, il interroge la famille. Il a raison, il faudrait que tu parles à Audrey. Elle commence à s’inquiéter. Tu sais bien qu’elle se repère dans les jours de la semaine et qu’elle est intelligente. Elle sent que quelque chose n’est pas normal. Quand vous la laissez chez nous d’habitude, vous téléphonez plus souvent et tous les deux surtout. Tu tournes autour du pot pour trouver des excuses à l’absence d’Alice, mais elle commence à en souffrir. Ça fait presque quinze jours qu’elle n’a pas entendu la voix de sa maman ! Elle a du mal à s’endormir, elle boude.

– D’accord maman. Tu pourrais conduire Audrey jusque chez nous ? Ce Lalois qui soi-disant mène l’enquête, un petit fouille-merde, il m’a dit de ne pas quitter la région. Il en fait des tonnes, mais il se goure complètement. Il pense qu’Alice est dépressive !

– Il se fie à quoi pour dire cela ?

– Il l’a croisée lors d’un contrôle d’identité. Elle aurait pleuré et ça lui suffit pour affirmer qu’elle est dépressive. Franchement, quand ils se mettent à faire de la psychologie dans la police, c’est n’importe quoi !

– Ne le prends pas mal mon grand, mais moi aussi parfois je me dis qu’Alice ne va pas bien.

– Oui, je sais, elle est très sensible, assez fragile moralement, mais de là à être malade. Toi, dans ton boulot tu en vois des dépressifs, c’est autre chose, non ?

– J’y pense souvent depuis… depuis… Il y avait des signes physiques que j’ai mis de côté. Quand vous êtes venus nous voir dans le sud, l’été dernier, elle était épuisée. Je m’en veux, j’aurais dû être plus vigilante. Peut-être qu’elle est vraiment malade Franck, peut-être que l’on a fermé les yeux, peut-être qu’on n’a pas été assez attentifs à elle.

– Tu crois qu’elle est où maintenant ?

– Je ne sais pas. Tu le revois quand le gendarme ?


*


– Allô ! Monsieur Piétrowitz ? Adjudant-chef Lalois ! Nous avons du nouveau concernant madame Piétrowitz.

– … Je vous écoute.

– Le dernier appel de son portable, celui que vous avez reçu, a été localisé dans l’aéroport d’Orly. Nous avons fait une recherche auprès des compagnies aériennes. Votre femme a voyagé le jeudi 3 août sur le vol de nuit Air France à destination de New Delhi. Nous avons vérifié auprès de la Police aux Frontières. Elle a bien pris l’avion.

– New Delhi ?

– Oui. New Delhi, en Inde. Elle connaît quelqu’un là-bas ?

– Non… Je ne crois pas… Je ne vois pas…

– En l’état actuel de l’enquête, madame Piétrowitz n’étant pas une terroriste, je veux dire que sa seule faute étant l’abandon du domicile conjugal, je ne peux pas demander un mandat de recherche international.

– Bien sûr.

– Elle est inscrite au fichier des personnes recherchées. Cela veut dire que si elle circule sous sa réelle identité en Europe, nous le saurons immédiatement. Par contre, en Asie nous n’avons pas les moyens de la localiser. L’agglomération de Delhi c’est environ seize millions de personnes, sans compter les touristes ! Et il est possible que ce ne soit qu’une escale, elle est peut-être déjà ailleurs… Au moins, cela écarte l’hypothèse qu’il lui soit arrivé quelque chose d’inquiétant. Je veux dire, pour nous l’enquête s’arrête là.

– … Ça s’arrête là ? Et moi ? Qu’est-ce que je fais maintenant ?

– Communiquez régulièrement avec vos connaissances, vos amis. Demandez-leur qu’ils vous informent si elle entre en contact avec eux. C’est bien souvent ainsi que l’on remonte la piste des personnes disparues. Essayez de vous souvenir de ce qu’elle a pu vous dire à propos de l’Inde, de l’Asie… Pourquoi elle a choisi cette ville, si vous y aviez projeté un voyage. Pourquoi elle a choisi d’aller si loin. Pourquoi cette distance avec vous, avec sa fille. Vous êtes un mari attentionné, n’est-ce pas ? Fouillez votre mémoire, votre passé, vos discussions avec votre femme, recherchez des indices. C’est à vous de mener l’enquête.

– Et vous, vous fermez le dossier ?

– Oui, en l’absence de tout nouvel élément, nous ne pouvons rien faire de plus.

– Mais comment voulez-vous que je la retrouve avec si peu d’indices ? Et Audrey ? Vous êtes en train de me dire qu’une mère peut abandonner sa fille, comme ça ?

– Vous ne pensez pas qu’elle va vous joindre ou vouloir parler à Audrey, lui donner des explications sur sa fuite ?

– Je ne sais pas, vraiment, je ne comprends pas. Il y a quelque chose qui m’a échappé…

– La vérité n’est pas toujours ce que l’on croit, monsieur Piétrowitz.


- Fin du chapitre - 


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ALICE
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Les Brouillons Interdits
Partie 3

Elle est là, Audrey, dans les bras de Clara. Aujourd’hui, 27 janvier 2000, elle a quitté mon ventre douillet et est venue « au monde ». Le fruit de mes entrailles, ma fille. Je m’affole sans comprendre pourquoi. Hier encore, nous étions deux et nous voilà trois. À tout jamais. Je suis sa mère. À elle et aux yeux de tous. Elle qui n’a rien demandé, elle est ma fille, notre fille, à Franck et moi. Clara, Saïd, Franck et moi étions quatre inséparables et désormais nous serons cinq. Cinq, comme les doigts d’une main. Clara a accepté d’être la marraine d’Audrey. Pas celle du catéchisme, pas celle de la morale chrétienne, mais celle du cœur, une marraine laïque et féministe.

– Elle est belle votre fille ! Tu lui ressemblais, bébé ?

– Ah pas du tout ! Moi je louchais, je n’avais pas de cheveux, j’étais maigrichonne et j’avais une vilaine peau.

– Quel tableau ! Tu n’exagères pas ?

– Non, je t’assure Clara. À la naissance de mon frère toutes les fées étaient conviées, mais pour moi, trois ans plus tard, elles n’ont pas daigné revenir. Il restait quelques sorcières et tu vois le résultat.

– Je ne te crois pas. D’accord, Maxime est canon, mais toi tu as tellement de charme ! Tu te vois toujours comme le vilain petit canard ?

– Toujours.

– Tiens ! Elle ouvre les yeux. Coucou Audrey ! Moi, c’est Clara. N’écoute pas les bêtises de ta maman, ma chérie, viens avec moi ! Je peux la prendre un peu, tu permets Franck ? Que je commence son éducation féministe.

– Oh là ! Elle est née il y a à peine… vingt-deux heures, c’est pas un peu tôt pour être féministe ?

– Jamais trop jeune pour bien faire ! N’écoute pas ton père non plus ma chérie. Un vrai macho celui-là ! Viens dire bonjour à Saïd, c’est le meilleur.

– Franck, prends-les en photo s’il te plaît.

Une photo et la vie se fige un instant. Dans cette chambre du service maternité.

– Vous vous rendez compte, elle est née avec ce nouveau siècle.

– Qui n’est plus le nôtre.

– Qu’est-ce qu’il inventera ?

– Et de quoi se débarrassera-t-il ?

Nous voilà pensifs. Je frissonne. La vie à venir… L’à-venir d’Audrey, qui peut le deviner ?


*


Audrey dort. Elle est allongée sur le dos dans sa grenouillère, les jambes un peu arquées. Elle bouge et gémit dans son sommeil. Quelles images défilent dans sa tête ? Quels rêves viennent la déranger ? De quoi peut-on avoir peur si petit ?

J’effleure son visage. Elle grimace et ça me fait sourire. Je referme la porte de sa chambre doucement.

Je vide le lave-vaisselle, fais un peu de rangement, consulte les mails, monte le chauffage. J’ai froid. Je regarde les infos sans vraiment les écouter. Je m’assoupis.

Je me réveille en sursaut. Audrey pleure. Je la sors de son couffin et la berce contre moi. J’enfouis mon nez dans ses cheveux, qu’elle a drus et noirs comme son père. Elle sent la sueur et le lait de toilette mêlés. Toute sa chambre est imprégnée de ce parfum. Elle se calme, dodeline de la tête et se rendort paisiblement.

Franck rentre tard. Il était en déplacement à Paris :

– Ça a été, Audrey ? Elle a bien mangé ? … Super ! Il fait chaud, non ? Alice, il fait vingt-trois ! … C’est pas très bon pour les bébés les températures élevées. Ma mère a une théorie là-dessus…

– Le dîner est prêt.

– Désolé chérie, je voulais te prévenir, mais j’ai oublié. On a mangé au restaurant avec toute l’équipe pour ne pas perdre de temps. Ah oui ! On fait les réunions sur le temps des repas, mais ça m’arrange. Sinon je ne sais même pas à quelle heure je serais rentré… Ils ont de bonnes idées au siège, mais il va falloir les appliquer maintenant, ça, c’est une autre histoire. Rentabilité, rentabilité ! D’accord, mais ils oublient un peu vite qu’il y a des hommes derrière les économies drastiques et que mon équipe n’est pas des plus faciles…

À Hambourg, deux boîtes à bébés viennent d’être mises en service. Des femmes, ou des jeunes filles, presque des enfants elles-mêmes, peuvent y abandonner leur nouveau-né. Comme on le faisait au pied des églises autrefois. Des boîtes à bébés… J’étais en train de faire ce cauchemar cet après- midi, quand Audrey a pleuré : j’abandonnais ma fille dans une boîte de conserve.

– Alice ! Je suis en train de te parler et tu te barres !

– Je vais voir si Audrey dort…

– Mais oui, elle dort ! Tu crois qu’elle danse sur son lit ou qu’elle fume un joint en cachette ? Qu’est-ce que tu es inquiète !


*


– Clara a appelé ce matin. Alanis Morisette passe au Parc des expos dans un mois. Elle m’a demandé si ça nous intéressait d’y aller. Ça te fait envie Franck ?

– C’est le week-end ?

– Samedi soir.

– Ce serait génial de sortir à nouveau tous les quatre, ça fait un bail.

– Oui, c’est ce que je lui ai répondu. Mais il y a Audrey maintenant.

– On peut l’emmener passer la nuit chez tes parents ou les miens ?

– Ah non, on ne l’a jamais fait.

– Justement, ce sera la première fois.

– Non ! Je préfère qu’elle reste ici, dans un endroit qu’elle connaît bien. Ce sera moins compliqué, il y a tout sur place, je suis sûre de ne rien oublier. Je vais demander à maman si elle peut venir. Ou bien Élodie ?

– T’affole pas, c’est juste pour quelques heures.

– En quelques heures, il peut s’en passer des choses avec un bébé. On n’est jamais assez prudent.

– OK chérie… Comme tu veux. Si tu es complètement rassurée, on profitera mieux de la soirée !


*


– Franck, tu as entendu les déclarations de Jean-Claude Méry à propos de Chirac ?

– Oui, Clara. Encore doit-il apporter des preuves… La calomnie, ça ne suffit pas.

– J’ai l’impression que ça ne sent pas bon cette affaire.

– On verra.

– Toujours indéboulonnable, hein ? Ton Chirac !

– « Mon » Chirac, mais non ! Tu connais mon opinion, Clara. La cohabitation, ça ne marche pas. Un président de droite avec un gouvernement de gauche, c’est bâtard. Alors tous les coups sont permis, surtout les plus tordus.

– Et la réduction du mandat présidentiel, tu en dis quoi ?

– Tout à fait d’accord !

– Et toi Alice ?

– Oui, oui…

– Eh bien, fêtons ça ! Pour une fois qu’on est tous les quatre au diapason au sujet de la politique ! On a aussi une bonne nouvelle à vous annoncer qui concerne Saïd.

– Je viens enfin de signer mon premier CDI.

– Super !

– Il était temps qu’ils officialisent notre longue histoire d’amour. Je leur avais fait comprendre que j’allais divorcer si rien n’évoluait.

– Tu aurais démissionné ?

– La mort dans l’âme. Tu connais mon attachement à Arobase Paris. Je pense qu’on fait du bon boulot et qu’il y a de beaux jours devant nous, vraiment. Mais j’en avais marre qu’on change l’intitulé de mon poste tous les six mois, juste pour contourner la loi et me maintenir en CDD.

– T’as raison !

– Et toi Clara, ton nouveau job ?

– Je prends mes marques. C’est gros Delmas. Mais ce sera toujours mieux que Carrefour. J’en ai soupé de la grande distribution. Et puis je suis contente de revenir au Havre. Je passe devant l’E.I.C.H. tous les jours, moi. Ça me rappelle notre jeunesse.

– On n’est pas si vieux quand même.

– Non, mais n’oubliez pas que nous avons fêté nos vingt ans là-bas. Et après vingt ans, on vieillit. C’étaient des années cool. J’ai poussé quelques gueulantes, mais on ne m’en a pas tenu rigueur. Fallait argumenter pour dépoussiérer cette vieille dame. En tout cas, grâce aux stages, j’ai vite réalisé qu’il y a des boulots que je ne ferais jamais. Ça m’a plu. Vous aussi non ? Saïd ?

– J’étais un étudiant parmi les autres. On m’a enfin laissé en paix. C’était la différence notable avec ce que j’avais connu au lycée, au délit de sale tête, aux soupçons en tous genres sur ma nationalité, sur mes origines.

– Toujours aussi modeste ! Tu as fini major de la promo, tu étais le meilleur, pas un étudiant parmi les autres. Saïd Hamlaoui, je suis sûr qu’ils s’en souviennent encore, alors que si tu dis : « Franck Piétrowitz », ils doivent froncer les sourcils. « C’est qui celui-là ? Connais pas. »

– Pas étonnant avec le nombre de cours que tu séchais !

– Franchement, c’était très inégal les cours à la « Lèche », comme je disais pour plaisanter. Deux, trois profs pas trop mal ? Le reste vraiment chiant ! Ça sentait le renfermé. Bon, c’est vrai, j’ai séché tout ce que je pouvais sans me faire virer. Et puis leur diplôme… si je n’avais pas eu le carnet d’adresses de mes parents, je serais encore en train de chercher du boulot.

La conversation roule et rebondit. Entre Franck et Clara, c’est souvent comme dans une partie de ping-pong. D’un argument à un autre, ils s’amusent à marquer des points. Le set se termine ? Ils entament la revanche, vont jusqu’à la belle s’ils sont en forme. Parfois ça tient plutôt du poker, ils bluffent et dévoilent leurs cartes petit à petit. Saïd les tempère. Et ça se termine généralement par un éclat de rire.

L’E.I.C.H, personne ne me demandera maintenant comment je m’y suis sentie, mais j’aurais pu répondre que j’y ai vécu les meilleures années de ma vie. Oui, les meilleures. Est-ce que ça les aurait étonnés ? Tout y était si simple. Une bulle d’oxygène. Cours, stages, examens, aucun souci. J’ai travaillé, j’ai réussi, j’ai été diplômée. Simple et à ma mesure. Après, il a fallu se vendre. Je n’ai jamais su. C’est trop compliqué de répondre du tac au tac à des questions tordues, de déjouer des pièges en restant naturelle, je bredouillais, je rougissais, j’étais trop timide ou pas assez confiante ou entre les deux…

Pour arrêter de m’infliger ces entretiens qui ne menaient à rien, j’ai proposé à Franck : « Si nous avions un enfant ? » et le mois suivant, j’étais enceinte. Franck travaille tellement ! Heureusement que je suis là pour m’occuper de notre bébé. Finalement, élever un enfant s’avère bien plus contraignant qu’un CDI. Cet « emploi » absorbe la totalité de mes journées et une partie de mes nuits. Pas de jours fériés, ni de vacances. Improvisation constante, prise d’initiative, ajustements, décisions dans l’urgence sont les compétences que je développe quotidiennement sans aucune formation préalable et pas la moindre rémunération. Et sans y gagner ne serait-ce que l’estime de la part de ceux qui m’entourent. Quand nos amis parlent ensemble des joies ou des soucis liés à leur travail, personne ne s’enquiert de mes activités domestiques ni de ce que je fais avec et pour Audrey, heure après heure. Je suis devenue « mère au foyer », exclue du monde économique, donc quantité négligeable. Mes diplômes ? L’E.I.C.H. ? Rien que de vieux souvenirs.


*


« Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire, Audrey, joyeux anniversaire ! Elle a l’air contente. Ça lui passe complètement au-dessus de la tête à mon avis. Elle ne va pas tarder à s’endormir, non ? Tu l’as changée ? On dit qu’on fête ses un an, c’est bizarre, non ? On devrait dire “son un an.” C’est pas faux ! Oh là là ! Les discussions d’intellos ! À toi papa. Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire ! Joyeux anniversaire, Patrice, joyeux anniversaire ! Toi, tu peux souffler tout seul, on n’a pas besoin de t’aider. Soixante-trois bougies, heureusement que vous ne les avez pas toutes mises sur le gâteau, ça aurait été un vrai carnage. Tu les as eues à Monoprix les bougies en chiffres, comme je t’avais dit ? Il est super bon ce moka. C’est pour toi papa, on sait que c’est ton préféré. Oui, on se sacrifie une fois par an, on mange de la crème au beurre au café alors qu’on déteste ça, rien que pour te faire plaisir ! »

« C’est normal, petit morveux, moi je t’ai torché le cul un paquet d’années, tu peux bien me faire plaisir à ton tour. Toujours aussi poète Patrice. Jeanne, vous me connaissez maintenant, on ne se refait pas, ce que j’ai à dire je le dis. »

« Arrête de me prendre en photo, j’aime pas. Élodie et Maxime, un sourire ! Alors, ça vous tente pas de faire un bébé ? D’abord on se marie. Ah ah ! Ça se précise. Les jeunes s’en foutent du mariage aujourd’hui et ils ont bien raison. On se marie et puis zou ! On divorce deux ans après, ça rime à quoi ? Autour de nous, c’est l’hécatombe, on entend parler d’une séparation ou d’un divorce par mois. On se quitte pour un oui, pour un non, une broutille. Tant qu’il n’y a pas de gosses ! »

« Excusez-moi, j’ai des problèmes de digestion. C’est dégoûtant, papa. Un rototo, pour Audrey on s’extasie et pour moi on s’offusque. À un an, c’est pardonnable. Moi aussi j’ai eu un an. Mais vous avez grandi depuis Patrice, du moins on l’espère. Maxime, tu peux servir à boire, s’il te plaît. Mollo ! Si y a un contrôle ce soir sur la route, on est bon ! Qui veut de l’eau ? De l’eau ? Ça fait rouiller les articulations, pas vrai Jeanne ? »

« Ça marche bien votre nouveau salon Isabelle ? On ne se plaint pas. Vous ne l’avez toujours pas visité Jeanne. Non, j’aimerais bien, mais je suis débordée. Et vous Ludovic, le travail ? La dernière passion de mon mari, ce sont les implants. Il est devenu agriculteur ? Ah ah ! Non, non, une nouvelle façon de remplacer les bridges. Très prometteur. J’ai vu une émission là-dessus, ça a l’air terrible. »

« Un soin visage, tu devrais en faire régulièrement ma fille, ta peau est sèche, sèche, sèche ! Oui maman, je sais. Passe me voir. J’ai pas le temps, Franck rentre après vingt heures tous les jours. Viens un samedi. Même le samedi il bosse… À ton âge, une peau fatiguée, c’est dommage ! »

« Tu l’as changée ? Mais oui, il y a une demi-heure. Ça pue ! Elle fait de la diarrhée. C’est pas déjà les dents ? Bien sûr, c’est les dents. Tu vas chez quel pédiatre ? »

« Qui veut un morceau de gâteau ? Merci, je n’en peux plus. C’est pas de refus. Un tout petit bout alors, non, plus petit. On va marcher un peu ? Surtout pas, merci ! Qui veut faire un scrabble avec nous ? Le dimanche, moi je me repose. On peut mettre la télé ? C’est qui l’invité de Drucker ? Tu veux qu’on fasse la vaisselle, ma fille ? Mais non maman, on a un lave-vaisselle. C’est vrai, je ne m’y fais pas, je n’ai jamais aimé ça. Ça sent mauvais ! Qui ça, Audrey ? Mais non, je te parlais du lave-vaisselle. Je trouve qu’il y a toujours de mauvaises odeurs là-dedans. C’est faux. On n’en a jamais eu et ça ne m’a jamais dérangée de laver la vaisselle à la main. Eh bien, tu dois être la seule en France. N’importe quoi ! »

« Franck, tu commences à avoir du bide ou je rêve ? Hélas non, c’est la triste réalité. Boulot, bouffe, dodo, pendant des mois et voilà ! Reprends le sport mon gars avant que tes artères et ton cœur ne crient au secours ! Même pas le temps de me faire masser par les mains expertes de ma maman chérie. Une mère kiné, une belle-mère esthéticienne et t’as vu dans quel état tu es mon pauvre Franck ! Ajoute un beau-frère prof de sport et le tableau est encore pire. Celui qui le voit le plus, finalement c’est moi. Comment ça Patrice ? Eh oui ! Il s’occupe pas de lui, mais sa bagnole il la bichonne, et pour ça il passe à mon garage une fois par mois. Ah ah ah ! Toujours le mot pour rire papa ! On s’ennuie pas sœurette, mais on va y aller. Nous non plus, on va pas traîner. C’était très bien les enfants, merci. Reposez-vous, vous avez une petite mine. On fait un bisou à Audrey avant de partir… »

Une éponge dans la main, je m’acharne autour d’une tache de chocolat au beau milieu de la nappe. Franck me propose :

– Ne t’embête pas, mets-la dans la machine. Tu veux que je passe l’aspiro, chérie ?

– Non, je le ferai demain. Je range juste la table.

– C’était sympa cette journée.

– Oui. Ton père n’a pas beaucoup parlé.

– Un peu. Il n’est pas très bavard quand il y a du monde.

– Et puis, le mien parle pour deux…

– Ils ont l’air de bien s’entendre Élodie et ton frère.

– Ça semble sérieux pour une fois. Ils envisagent de se marier.

– Ah super !… Mais c’est ma fille qui sent mauvais comme ça ? Viens là mon bébé. Il est plus que temps de changer cette couche, ça déborde !


Franck quitte le salon avec Audrey. Je l’entends gazouiller sous les chatouilles de son père. Et cette tache qui ne part pas…

Enlever des taches, vider des pots, laver des biberons, remplir la baignoire, enlever des couches, laver des pots, vider des biberons, enlever des couches, vider la baignoire, remplir des pots, enlever des couches, remplir des biberons, laver la baignoire, remplir des couches, enlever des pots… Mes jours sombrent dans la routine des corvées ménagères.

– Qu’est-ce qu’il y a Alice ? Pourquoi tu pleures ?

– Je… J’en ai marre de faire tous les jours la même chose ! Je passe mon temps à… à… des trucs nuls ! À enlever le caca des fesses de ma fille ! Je veux… Je voudrais… J’en peux plus !

– Doucement, ma chérie, doucement. C’est normal avec un bébé, t’affole pas, ça va pas durer. Elle va grandir, elle n’aura plus besoin de couches.

– Je sais, mais…

– Tu es fatiguée, c’est tout. Tu as des cernes sous les yeux.

– Oui et j’ai la peau sèche aussi ! Tu vas pas t’y mettre comme ma mère ?

– Oh là là, mais c’est la grosse crise !

– Et ça te fait rire ?

– Non ! Enfin si, un peu. Alice, y a rien de dramatique. Tu es juste fatiguée. Tu te réveilles toutes les nuits, c’est logique. Tu ne vas pas pleurer parce que tu en as marre de changer Audrey ? Y a autre chose ?

– … Non…

– C’est pas grave ma chérie.

Pas plus grave qu’une tache qui ne s’efface pas.


- Fin du chapitre - 


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