Yabécédaire
Editeur : UDIR
Auteur : Jean-Louis PAYET
ISBN : 978-2-87863-102-9
Mis en ligne par | Lectivia |
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Dernière mise à jour | 11/10/2024 |
Temps estimé de lecture | 3 minutes |
Lecteur(s) | 5 |
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46. Moi je sais, puisque je suis institutrice
Monsieur et madame ont passé la journée chez leurs enfants à Le-Tang-Salé-les-Bains. En attendant le dîner, toute la famille se retrouve sur la plage à quelques pas de la maison pour admirer le soleil couchant. Marie-Paule, qui ne supporte pas de perdre son temps, a apporté ses aiguilles à tricoter et le cache-cœur qu’elle doit terminer avant l’anniversaire de son amie et collègue. Du haut de sa chaise de plage, et de sa voix d’amontreuse du haut de son pupitre, elle écrase l’auditoire de toute sa supériorité de maîtresse d’école ; elle relate par le menu les aventures de tous les personnages de tous les feuilletons-télé qu’elle a gobés goulûment durant la semaine. Heureusement que les autres s’en moquent parce que même le scénariste ne reconnaîtrait pas sa création si c’est Marie-Paule qui raconte.
Quand, il y a de cela bien longtemps, elle est parvenue à devenir institutrice, elle s’est sentie instantanément auréolée de tout le savoir du monde, nimbée de science infuse et le front ceint de palmes académiques, encouragée en ce sens par sa mère qui répétait à l’envi que si on ne savait pas, il fallait s’adresser à Marie-Paule, quel que soit le sujet, même en chinois, elle vous donnera la bonne réponse, puisqu’elle est essitutrice. Elle s’est alors empressée de s’entourer de tous les attributs de sa profession : un air condescendant, un mari non-fonctionnaire, une baguette de bambou, une règle en fer, une Peugeot 403 et une sœur quasi-analphabète pour s’occuper du ménage et des enfants à venir.
Chez ses collègues masculins, à part l’auto et la maîtresse (pas celle d’école), le plus gros de la panoplie se devait d’être en or : lunettes, stylo, montre, gourmette, épingle de cravate et au moins une dent, au besoin en se faisant arracher une canine saine. On pouvait se passer du jaseran, qui ne se voit que dans des circonstances particulières.
Revenons sur la plage, où ce soir-là donc, le soleil fait aux gens normaux l’ineffable cadeau de toute sa magnificence et Marie-Paule râle parce qu’elle ne distingue plus sa rangée, bécalu !
Bécalu est avec tabouret, le juron le plus soft de la langue créole.
Son mari, qui n’est pas instituteur, profite d’une accalmie dans la logorrhée conjugale pour faire part, avec une émotion à peine contenue, de son émerveillement et de son humilité devant ce spectacle féerique, toujours renouvelé et pourtant jamais semblable, qui depuis l’aube de l’humanité, jette comme un voile somptueux devant l’éternité, et puis cet insondable mystère…
Marie-Paule, en épouse raisonnable, le stoppe net dans ses élucubrations :
Ah vouzote,
ça d’là y fait des vers,
en plein air,
dans la touffe galabert…
Dans sa poésie-moucatage, elle cherche en vain d’autres rimes en air.
Se taire, peut-être ?
- Fin du chapitre -
Tous les contenus du site internet de Lectivia sont protégés par la loi sur les droits d'auteur. L'utilisation, le partage ou la reproduction de toute partie du contenu sans l'autorisation du titulaire du droit d'auteur ou des ayants droits ou de Lectivia sera punis par la loi en vertu des règlements sur la violation du droits d'auteur et la propriété intellectuelle.
Monsieur et madame ont passé la journée chez leurs enfants à Le-Tang-Salé-les-Bains. En attendant le dîner, toute la famille se retrouve sur la plage à quelques pas de la maison pour admirer le soleil couchant. Marie-Paule, qui ne supporte pas de perdre son temps, a apporté ses aiguilles à tricoter et le cache-cœur qu’elle doit terminer avant l’anniversaire de son amie et collègue. Du haut de sa chaise de plage, et de sa voix d’amontreuse du haut de son pupitre, elle écrase l’auditoire de toute sa supériorité de maîtresse d’école ; elle relate par le menu les aventures de tous les personnages de tous les feuilletons-télé qu’elle a gobés goulûment durant la semaine. Heureusement que les autres s’en moquent parce que même le scénariste ne reconnaîtrait pas sa création si c’est Marie-Paule qui raconte.
Quand, il y a de cela bien longtemps, elle est parvenue à devenir institutrice, elle s’est sentie instantanément auréolée de tout le savoir du monde, nimbée de science infuse et le front ceint de palmes académiques, encouragée en ce sens par sa mère qui répétait à l’envi que si on ne savait pas, il fallait s’adresser à Marie-Paule, quel que soit le sujet, même en chinois, elle vous donnera la bonne réponse, puisqu’elle est essitutrice. Elle s’est alors empressée de s’entourer de tous les attributs de sa profession : un air condescendant, un mari non-fonctionnaire, une baguette de bambou, une règle en fer, une Peugeot 403 et une sœur quasi-analphabète pour s’occuper du ménage et des enfants à venir.
Chez ses collègues masculins, à part l’auto et la maîtresse (pas celle d’école), le plus gros de la panoplie se devait d’être en or : lunettes, stylo, montre, gourmette, épingle de cravate et au moins une dent, au besoin en se faisant arracher une canine saine. On pouvait se passer du jaseran, qui ne se voit que dans des circonstances particulières.
Revenons sur la plage, où ce soir-là donc, le soleil fait aux gens normaux l’ineffable cadeau de toute sa magnificence et Marie-Paule râle parce qu’elle ne distingue plus sa rangée, bécalu !
Bécalu est avec tabouret, le juron le plus soft de la langue créole.
Son mari, qui n’est pas instituteur, profite d’une accalmie dans la logorrhée conjugale pour faire part, avec une émotion à peine contenue, de son émerveillement et de son humilité devant ce spectacle féerique, toujours renouvelé et pourtant jamais semblable, qui depuis l’aube de l’humanité, jette comme un voile somptueux devant l’éternité, et puis cet insondable mystère…
Marie-Paule, en épouse raisonnable, le stoppe net dans ses élucubrations :
Ah vouzote,
ça d’là y fait des vers,
en plein air,
dans la touffe galabert…
Dans sa poésie-moucatage, elle cherche en vain d’autres rimes en air.
Se taire, peut-être ?
- Fin du chapitre -
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Que ton poème soit, dans les lieux sans amour,
où l’on trime, où l’on saigne, où l’on crève de froid,
comme un air murmuré qui rend les pieds moins lourds,
un café noir au point du jour,
un ami rencontré sur le chemin de croix.
Ce que dit Elsa (extrait), Louis Aragon
Restons dans les bals-mariage et changeons de lieu. Nous allons à la Rivière-Saint-Julien (prononcer Rivir) qui se trouve à une portée de galets de Pont-Les-Hauts. Ses habitants s’expriment exactement comme nous, paroles et musique, mais ils disent que nous chantons, ils en rigolent (là nous l’a ri là ! Nous, à terre pou rire !) et leurs jeunes gens adorent cogner sur les nôtres, et réciproquement. Les coups n’empêchent pas les coups de foudre et l’on voit parfois quelques pionniers-pionnières de l’entente cordiale s’unir devant Dieu et les hommes afin que leur postérité fraternise enfin. Nous sommes sur le bon chemin.
Avant la cérémonie du mariage, on attribue à chaque cavalier une cavalière qu’il ne connaît pas forcément, mais c’est l’occasion de tisser des liens et on a vu des couples éternels se former à partir de ces rencontres. L’usage veut que, si on ne se plaît pas mutuellement, ou si on est déjà amoureux hors cortège, on fasse ensemble au moins une danse de courtoisie et le reste de la soirée vous appartient.
Je ne sais plus qui m’a « attribué » cette jeune fille, jolie au demeurant, mais déjà entre les mains calleuses d’une sorte de taureau qui n’arrêtait pas de me fixer, l’œil globuleux, l’écume aux naseaux pendant tout le cortège ; et au plus il écumait, au plus ma cavalière se pendait à mon bras en imitant le sourire de la Joconde. Je crains les taureaux. Quand un bœuf vous fonce dessus, on dit qu’il charge ; chez nous on dit : Le bœuf y bourre. Je n’étais pas prêt et ne le suis toujours pas, à être bourré par qui que ce soit : après la première danse, je lui ai laissé la fille, qui continuait de sourire comme Mona Lisa, que Jackie Kennedy a si merveilleusement imitée.
Et maintenant, ou je rentre à la case, ou j’en trouve une autre.
Les lumières s’éteignent sur la piste et les premières notes du slow font se lever tous les jeunes gens qui s’en vont faire des courbettes aux quatre coins de la salle. J’avise une table en bord de piste : une petite un peu rousse, un peu pas mal, qui me détaille de la tête à l’ourlet, regarde sa maman et me dit non, merci. Non, ça suffit. Pourquoi merci, je n’ai rien fait. Je ne suis pas goujat, aussi ne l’ai-je pas priée, comme font certains jeunes malappris que l’on rembarre, d’aller pluche l’ail.
Je change de quartier : on ne prospecte pas dans la même zone après un refus parce que les voisines immédiates, même si elles sont intéressées par le beau jeune homme que voilà, ne vont jamais accepter ce qu’une autre, pour des raisons qui sont les siennes et elle ne sait pas ce qu’elle perd, vient de repousser d’une moue dédaigneuse sur sa figure qui n’est pas si jolie que ça.
Plus au nord, celle-là a accepté, bien qu’un peu gênée quand sa maman a braqué le faisceau de son phare dans ma figure :
— Par l’fait’, vous c’est le garçon de qui vous ?
J’ai donné la bonne réponse et elle m’a prêté sa fille, que j’ai entraînée sur la piste, que j’ai enlacée, à qui j’ai demandé son prénom et qui m’a répondu :
— Elsaaa, à cause ?
À cause margoze, mais l’occasion est trop belle d’étaler une noisette d’Aragon dont je viens de refermer le recueil de poèmes. Les lèvres collées à l’oreille de ma cavalière, je susurre, car il m’arrive de susurrer :
« Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire,
j’ai vu tous les soleils y venir se mirer… »
Elsa (la mienne) s’est un peu éloignée de moi pour mieux m’examiner, les mains sur mes épaules, prête à prendre la fuite en cas de récidive, puis, les sourcils froncés sur ses yeux noirs, elle s’est adressée à elle-même à haute et chantante voix :
— Quoué ça d’là y veut ec moin lu là ?
Pour mon lecteur zoreil :
— Qu’est-ce qu’il me veut celui-là ?
Alors, pour que les regards se détournent de notre couple et pour faire vers elle un bout de chemin sans l’aide d’Aragon, avec des mots à moi qui, j’en ai bien peur, sont parfois un peu crus, un peu lestes, je lui ai expliqué en gros ce que je voulais d’elle et elle n’a pas sursauté. Elle s’est plaquée contre moi et tout le reste de la soirée, j’ai déglingué les lyres et fait fuir les poètes à grands coups de trivialités dans les muses.
Ça fait du bien parfois.
- Fin du chapitre -
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« Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,
pour sortir le matin, tu changeas de coiffure. »
Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand.
La mémoire de l’éléphant est légendaire, celle de Maxeau l’est un peu moins parce qu’aucun scientifique ne l’a étudiée jusqu’à présent. Il ne serait pourtant pas déçu des résultats de ses recherches pour peu qu’il se donne la peine de se déplacer jusqu’à Pont-Les-Hauts, au numéro trois du chemin Galabé.
Durant toute sa scolarité, Maxeau n’avait ramassé que des moques en histoire-géo. Des moques en tout d’ailleurs. Ce qu’on voulait lui faire croire, c’est qu’il y aurait eu des époques antérieures à la sienne (fais pas rire à moin, couillon, ma lèvre l’est pétée), ainsi que d’autres lieux que La Rénion où des gens pouvaient exister. Alors, forcément, ça l’avait dégoûté de l’école et avec les encouragements de son père, il était venu aider ce dernier à cultiver la canne et à songner les zanimo.
Cependant il avait développé, dès son enfance, une forme de mémoire assez exceptionnelle qui lui permettait de dire avec précision ce qu’il s’était passé la veille ou même un an auparavant. Il n’avait rien eu à faire pour cultiver ce don, ça lui venait, c’est tout.
Certains sont incollables sur les noms des médicaments, d’autres ont, à propos des visages, des noms propres et des liens de parenté, une véritable machine dans la tête, d’autres encore n’oublient jamais un anniversaire, même chez la famille lointaine ou les amis de passage. Maxeau était un peu tout ça, et avec le temps, il était devenu la référence et l’arbitre dans tout conflit ou contestation relatifs à un fait ou à un événement dont il avait été témoin. Certains le surnommaient le magnétophone. Si vous lui parliez de quelque chose aujourd’hui et que, six mois plus tard, vous changiez ne serait-ce qu’une virgule à votre récit, il rectifiait illico.
— C’était pas un douze, mais un treize sectamb. Augusse y venait de charger sa charrette manger-bœuf, la plue y farinait et vous l’était en pantalon beige et chemise bleue (c’est pourtant vrai) ; après ça, l’était huit heures moins le quart pile quand Joseph l’a arrivé et l’a dit à vous comme ça que lu peux pas rembourse à vous ce mois-ci et si y dérange pas vous d’attendre l’année prochaine et si vi peux arprête à lu oncore trois mille francs, comme ça y fait ain’ compte rond et si vi sava Saint-Léon jordu, oublie pas emmène à lu parce que lu n’a trois quatre commissions pou faire, et ar dépose à lu sa case après, parce que les gounis l’est risquab être un peu lourds et si lu remonte par le car, ça va prendre su’ son argent de remboursement et c’est vous-même qui sera perdant.
Il était passionné de foot, ayant lui-même évolué quelques années comme défenseur dans l’équipe locale, et il était capable, longtemps après, de vous restituer dans le détail, toutes les phases de tel ou tel match, mieux qu’une rediffusion ou qu’un Vincent Gendolor dans le posse-radio.
Avant le mariage de Maxeau, la vie de sa fiancée n’avait déjà plus aucun secret pour lui. Il connaissait bien sûr la date et l’heure de sa naissance, mais aussi ses premières dents, sa varicelle, la fois où elle l’a tombé dans la baille, quelle robe elle portait pour sa première communion, ses amoureux, ses serviettes et tampons, ses notes en classe de fin d’études ainsi qu’une tralée de détails qui n’auraient absolument aucune importance pour le commun des mortels, mais Maxeau, bien que mortel, n’était pas commun.
Jenny avait d’abord été subjuguée par le phénomène Maxeau ; il devait avoir à ses yeux un certain charme, puisqu’elle ne lui en voulait pas de se moquer de son prénom de cyclone. Elle s’amusait à lui poser des questions de plus en plus précises en remontant le temps et en variant les sujets ; il faisait toujours un sans-faute et si les jeux radiophoniques de ladilafé existaient, il aurait été champion toutes catégories.
Toute médaille a son revers. Le don de Maxeau lui collait dans son quotidien un côté maniaque et une intolérance à tout ce qui n’était pas précis, pesé, exact, juste, sans bavure, minuté, cuit à point, repassé, pas trop chaud (le manger), pas trop froid (elle), à sa place.
Lorsqu’après quelques mois d’absence, j’avais revu Maxeau, il m’avait donné sans attendre, avec la voix neutre d’un comptable qui expose son bilan, la nouvelle la plus importante de l’année :
— Ma femme m’a quitté le lundi neuf mars à quatorze heures trente-cinq minutes (14 h 35 min), juste après le café et le gâteau-patates. Y faisait à nous sept ans, trois mois et douze jours de mariage.
Là tu nous déçois Maxeau. Et les heures, et les minutes ?
- Fin du chapitre -
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Au mariage d’un de ses collègues, monsieur Maxime, l’instituteur de Pont-Les-Hauts a pour voisine de table, sous la salle verte, Micheline qu’on surnomme la grosse Micheline parce qu’elle est un peu plantureuse mais ce n’est pas méchant, c’est la réalité.
Monsieur Maxime, qui a du savoir-vivre, s’évertue depuis les amuse-gueules à entretenir une conversation sensée avec elle même si elle embaume le patchouli et la Pompeïa dans sa robe montgolfière. Il ne doit pas compter sur son voisin de droite qui, en plus d’être un peu sourd, est déjà bien imbibé pour avoir sous-estimé le pourcentage de rhum blanc dans le punch letchis. D’ailleurs il n’a d’attentions que pour « sa » vis-à-vis derrière le bouquet d’hortensias ; il la comble de ses borborygmes postillonnants qu’il prend pour des compliments. Il ne devrait pas se donner tant de peine parce qu’il s’agit de sa propre épouse qu’il ne reconnaît pas. Elle lui lance des regards en zoboc et il glousse : elle est partante, reste plus qu’à conclure.
On raconte que son réveil a été mouvementé.
Monsieur Maxime, en homme attentionné, déverse vers Micheline une pleine soubique de lieux communs et de questions bateau. Les réponses lui reviennent sous forme de bruits de mâchoire et de déglutition et le regard morne de Micheline fait des navettes entre son plat vide et la porte de la cuisine d’où sortiront bientôt les merveilles roboratives qui vont caler son estomac de gros oiseau qui n’a que faire de ces broutilles servies en entrées.
L’orkesse en cuivre joue Ti fleur fanée, que les invités reprennent en chœur et notre instituteur profite de l’occasion pour dithyramber (il ne craint pas les néologismes) sur Georges Fourcade, ses compositions, ses poèmes qui sont les fleurons et la fierté du patrimoine créole réunionnais qu’il faut sauvegarder, comme le proclame la devise sur nos armoiries :
« Je fleurirai partout où je serai porté(e). »
Micheline semble approuver par un rot à peine étouffé, suivi d’un léger souffle de samoussas au thon.
Le maître d’école, qui en a vu d’autres, enchaîne sur notre Leconte de Lisle et, quand même un peu ébranlé, commence à déclamer :
« Perdu sur la montagne, entre deux parois hautes,
il est un lieu sauvage au rêve hospitalier… »
Micheline se redresse, ses yeux s’illuminent, elle se trémousse sur sa chaise-gol et tourne vers Maxime un visage radieux, presque transfiguré…
On vient de poser devant elle un rôti de cochon gras et une salade palmisse.
— Parle à moin de mon manger !
Sorti du Bernica, on peut aussi trouver de la poésie dans le rôti de cochon, en mâchant bien la couenne pour en extraire la substantifique moelle.
- Fin du chapitre -
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Mes amis yabs, lorsqu’ils entrevoient ce qu’est la poésie en développent une forme qu’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui repose essentiellement sur le moucatage. Voilà bien la chose qui ne sert à rien, mais ar-ien. Passe encore pour les livres sans images, écrits fins que des gens inventent et que d’autres achètent, c’est leur droit, mais ces gribouillages qui finit pareil et qui faut roder quoi y veut dire, ça dépasse la comprenure.
Celui qui m’a fait cet aveu m’a confié également que pour lui, un oiseau qui chante, c’est un oiseau pas cuit.
- Fin du chapitre -
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L’estime vaut mieux que la célébrité,
la considération vaut mieux que la renommée
et l’honneur vaut mieux que la gloire.
Nicolas de Chamfort
Enfant, Victor avait déjà fait preuve de caractère en quittant l’école peu de temps après y être entré, tout juste après avoir acquis les bases de l’écriture et du calcul. Il avait compris qu’il serait plus utile aux siens en s’adonnant aux travaux pratiques, plutôt que de tenter de résoudre sur son ardoise des problèmes qui ne débouchaient sur rien de concret, ou de déchiffrer des lignes entières de zaffaires compliqués qui ne pourraient jamais remplir son garde-manger.
C’est d’abord l’agriculture qui a aiguisé son sens de l’observation : le cycle des saisons, la qualité de la terre, la lune et ses quartiers qui vous indiquent quand semer, planter, récolter. Il a appris comment réussir les greffes et les margottes (que en France y dit marcottes) et s’est intéressé aux outils, au point de fabriquer lui-même, à partir de lames d’amortisseurs et sur une forge rudimentaire, les pioches, les piques, les grands couteaux dont il avait besoin.
D’abord taillandier, il s’est attiré plus tard une petite clientèle en tant que maréchal-ferrant et il a appris du dernier charron du village, tous les secrets de fabrication des roues de charrette qui sont un réel casse-tête mathématique.
À partir de ses calculs et de son sens de l’observation, il était capable de découper, assembler, souder tous les éléments en cuivre qui composaient un alambic. Lorsqu’on examinait ce « simple » vase florentin qui séparait l’hydrolat de l’huile essentielle, on voyait tout un montage de cylindres et de cônes tronqués qui ne semblait poser aucune difficulté à monsieur Victor, puisqu’il arrivait à la solution en même temps que son employeur-instituteur qui gribouillait fébrilement ain’ tas de grimaces sur la feuille-papier.
Bien sûr, sa case en bois sous tôle, il l’a entièrement construite de ses mains, avec les assemblages traditionnels tenons-mortaises, les goussets, les zarboutans, les planches de bardage qu’il préparait sur son établi à la varlope-galère et au bouvet pour les rainures et les languettes. De sa collaboration avec monsieur Gaëtan l’ébéniste, il a réalisé en bois nobles des armoires, commodes et autres fauteuils, de facture comparable à celle des artisans chevronnés.
Il se détendait en jouant du saxophone. Il était tombé amoureux de l’instrument, à la fois pour sa forme et pour les sons qu’il produisait. C’était laborieux au début et le voisinage avait l’impression qu’on égorgeait un animal mais son sakcho, comme il disait, a fini par se plier à la volonté et à l’opiniâtreté du jouar, au point qu’ils ont souvent tous deux égrené dans l’air du soir d’harmonieuses mélodies qui concurrençaient l’ORTF et ses disques préférés.
Un réveil matin, un moteur de 403, une machine à coudre attiraient sa curiosité et il ne les lâchait jamais avant d’avoir tout compris de leur mécanisme, même si dans son vocabulaire, le gicleur devenait jugulaire et l’enjoliveur la jolie verre.
Toute sa vie, monsieur Victor, en génial touche-à-tout, a construit ou réparé pour lui et pour les autres les objets les plus divers, et il a trouvé des solutions là où parfois même les professionnels balbutiaient.
Comme les compagnons à la fin de leur apprentissage, monsieur Victor s’était mis en tête de construire son chef-d’œuvre : une charrette roues-en-bois, cercles-en-fer.
Il y a travaillé des mois sans relâche, choisissant avec soin les essences pour les moyeux-banoir, les rayons-bois-de-gaulette. Il a apporté un soin particulier à l’ariage, c’est-à-dire l’enrayage frein qui l’a fait transpirer longtemps dans le feu de sa forge, comme disait Hugo, qui n’a pas eu la chance de connaître son homonyme monsieur Victor.
Un beau matin, le chef-d’œuvre était là, resplendissant et complet jusqu’au fanal, au joug, au reculoir et même au chabouc.
L’artiste a dressé l’œuvre au milieu de sa cour, puis est mort le soir même.
Comme la dépouille des héros sur un fût à canon, comme celle du Grand Général sur un engin blindé, celle de monsieur Victor a parcouru sur sa charrette, tirée par ses parents et amis, le court chemin d’ici-bas qui l’a mené à l’église, puis au cimetière avant de prendre enfin les éternels chemins de traverse vers des contrées inconnues.
- Fin du chapitre -
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Beaucoup d’autres mots et expressions sont tombés aux oubliettes. J’en ai sorti quelques-uns.
Survoquer
Survoquer, signifie déborder, en parlant par exemple du trop-plein d’un récipient ou de l’eau que la terre ne peut plus absorber. C’est la déformation de ce qu’on disait d’un bébé qui régurgitait son lait : Attention, il suffoque ! De prononciation mal maîtrisée en maman qui répète, nous voilà avec : Tontion, y survoque !, puis la dérive vers le sens du débordement :
— Moin mi arrose jusqu’à temps y survoque.
Si vous trouvez un double sens, je vous en fais cadeau.
Comment y l’est ?
Grand-mère avait, pour parler de ses états de fatigue, d’abord le mot gibou, qui rendait compte d’un état général plutôt vaseux ; mavouze signifiait juste pas en forme ; lasse c’était simplement fatiguée :
— Moin l’est lasse dire à vous allez balier le devant d’porte !
— Vous l’est pocore lasse d’être aussi couillon ?
Quand elle était exténuée, elle disait être rendue, comme le voyageur d’antan qui, après un interminable parcours arrivait à destination et s’affalait dans un fauteuil en soupirant : Enfin, je suis rendu !
Enfin, il était arrivé à destination !
Grand-mère n’avait pas besoin d’être arrivée pour être rendue.
Enfin, le stade ultime d’usure avant le grand repos, cerné de sapin, c’était devenir escran, dont les mots souffreteux et cacochyme ne donnent qu’un pâle aperçu.
Jean-Valère se sentait si tellement escran qu’il se demandait, dans un soupir, si un jour, il ne lui faudrait pas mourir.
Mi d’mande si ain’ jour mi meurs pas, moin !
Décartiller
Moin va plume ton tête comme volaille crevée.
Menace sans équivoque adressée à Pauline qui, selon notre folklore, ne veut toujours pas rendre le mari qu’elle a emprunté.
On écarquille les yeux, on écartèle un supplicié, et lorsque vous débitez la volaille que vous venez de plumer, il vous faut séparer la carcasse du bréchet où se trouve le blanc ; vous détachez les omoplates, puis une main tient le cou, l’autre les clavicules, et vous écartelez, crrr, ça ne fait pas mal, mais ça demande une certaine force, surtout s’il s’agit d’un vieux coq. Faites-le, vous aurez ainsi décartillé votre volaille et vous pouvez être fier maintenant. Dosez quand même votre effort à hauteur du fiel qui, en se déchirant, répandrait son liquide vert, ainsi qu’en approchant du croupion, sinon vous risquez de trouer le cloaque, et là, je ne peux rien pour vous. Beurk !
Déchouner
Sans doute la déformation du verbe décharner.
Prenez par exemple le poulet que vous venez de débiter ; vous allez sûrement vouloir le cuire, de préférence au feu de bois. L’est pas pareil, oté ! Eh bien si vous allumez dessous un feu d’enfer et que vous allez taper une partie de dominos avec les autres travailleurs, il se peut qu’en rentrant, pour peu que vous ayez rempli d’eau la marmite comme vous vous êtes remplis de rhum, vous trouviez votre viande trop cuite, en charpie. Vous direz alors y déchoune.
Bon appétit quand même ; il ne faut pas gaspiller.
Filocher
Toué l’a rode chemin pou filocher,
mon foulard-payaka l’a maille à toué.
Benoîte Boulard et Maxime Laope ont joliment chanté ce verbe dont le sens, le même qu’en bon français est ficher le camp, se sauver, prendre ses jambes à son cou, mais ça ne rendrait pas bien l’état d’esprit de ce boug qui cherche à s’échapper du pétrin dans lequel il s’est fourré en voulant mettre sa main dans un certain panier.
À moin-même le guêpe (bis),
avage pas moin dans mon nid.
Nos deux compères priaient également Madina de leur prêter sa grègue et de se dépêcher un peu d’aller chercher du sucre chez le Chinois, avant que ne s’en aillent toutes zinvités débarqués par la micheline la veille au soir.
T’à l’heure la boutique y sava fermer,
toute bandla va filocher.
Actuellement, on utiliserait plutôt les expressions baise chemin, chier ec ça ou bourre en montant, mais nos jeunes générations ne les emploient plus, soit par ignorance, soit parce que leurs parents, souvent à coups de fouète-pèche et de chapelet, leur ont fait croire que c’était inconvenant, alors ils disent platement allons barrer !
Filocher dans l’expression mi filoche à ou ain’ tapain dans vot’ tête prend le sens de flanquer, comme disait Gilbert lorsque Gilles n’arrêtait pas de l’embêter en répétant tout ce qu’il disait, comme un écho depuis dix minutes. Ça aussi, Gilles a voulu le répéter mais il a été interrompu par une grande claque.
Après ils se sont battus.
Dégommatage
Maintenant les gosses jouent à des jeux
tellement compliqués qu’on dirait des boulots.
Brève de comptoir
Nous autres, jeunes lycéens internes, en plus d’être invincibles et immortels, avions des jeux d’une haute teneur intellectuelle dont le plus drôle était sans conteste le dégommatage, qui faisait mourir de rire tous les participants.
Il suffisait, pour bien pratiquer le dégommatage, de se munir d’un tube de dentifrice ou de cirage noir ou les deux, d’attendre que les quarante-neuf autres pensionnaires du dortoir dorment profondément, pour déposer sur les cheveux du joueur désigné un tacon des deux pâtes. La récompense, à la sonnerie du réveil, c’était le superbe casque que portait le perdant qui se dirigeait vers la salle de bains, en poteau de tente, c’est-à-dire avant même d’avoir maîtrisé son érection matutinale, en margongnant toutes les injures du répertoire créole et on dit qu’il y en a pas mal.
Le verbe dégommater, de la même famille sans doute que le gommage et le gommatage, a disparu en même temps que cette jolie distraction qui, à ma connaissance, n’est plus à la mode dans les internats. Reste l’armée peut-être, mais comme il n’y a plus de conscription…
Débouziquer
Piment y poique la bouche en premier.
Le piment commence par brûler la bouche.
Adage de ceux qui suivent leur idée jusqu’au bout.
Enfin, il y a un verbe particulièrement cher à mes oreilles qu’on n’a sans doute jamais entendu ailleurs qu’à Pont-les-Hauts, c’est débouziquer. Imprégnez-vous-en bien avant que je n’explique, car même monsieur Daniel Honoré ne le mentionne pas dans son Semi-lo-mo.
Chez nos agriculteurs, la cueillette des piments est l’affaire des femmes et constitue un revenu complémentaire, mais c’est un travail qui vous prend du temps et le temps, les femmes en ont à ne plus savoir qu’en faire et si on ne les occupe pas un peu, leur imagination peut les mener à tous les débordements, tous les maris-yabs vous le diront mieux que moi.
Revenons aux vrais piments :
Après la cueillette, l’étape suivante nécessite l’aide de tous les enfants, car pour vendre les piments par pintes, il faut les équeuter mais dans le quartier du Bras-Jonc, on n’équeute pas, non-va, on débouzique. C’est quand même plus haut en couleurs. En effet, ne trouvez-vous pas que les équeuteurs font pâle figure à côté des débouziqueurs ?
Comme j’aimerais que ce magnifique verbe ne disparaisse pas ! Aussi, pensez bien à débouziquer chaque fois que vous prendrez pilon et calou pour crazer les piments de votre rougail.
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Il paraît que chaque année, au moins une langue vernaculaire disparaît de la planète parce que les autochtones la délaissent de génération en génération, au profit de la langue mère ou véhiculaire.
En Yaberie, certains mots, qui nous concernent directement, nous sont pourtant totalement étrangers. Nous ignorons, par exemple, que nous sommes et parlons litone et que beaucoup d’entre nous sont malaye, c’est-à-dire à la peau claire.
Malgré ces lacunes, nous essayons de garder le parler de nos grands-parents, alors même que beaucoup de leurs expressions sont tombées dans l’oubli, c’est le lot de tout langage, et que fleurissent des nouvelles et multiples façons d’aborder la langue créole. Multiples, sans doute pas pour longtemps, puisque les communications via tous les écrans qui défilent sont en train de tout niveler. Ce qui reste inchangé, ce sont les mots qu’on cherche, qu’on ne trouve pas et qu’on remplace au pied-levé par les grands classiques comme machin, truc, chose, bidule. À La Rénion en général, et ici à Pont-Les-Hauts, nous avons d’autres mots de substitution passe-partout, qui parsèment de nombreuses conversations et les rendent originales, à défaut de les rendre compréhensibles.
Exemple :
Pou aller trape le bandège dans le magasin, y fallait passe devant ain’ espèce train en machicroque, avec ain’ tralée de bistraques dessus, que si vi touchais ain’, toute y dématait. Avec ain’ anspec, moin l’a capote plein de goguenots pou gaingne ain’ chemin. Le zaffaire y pendillait avec ain’ zarganeau, et quand moin l’arrive pou traper, moin l’a maille dans ain’ gogote que l’a leuve ain’ gobe’ su mon gros doigt de pied.
L’est pas foutant ça ! Totoche !
Osons une vague traduction :
Pour aller prendre la bassine dans le débarras, il fallait passer devant une sorte d’établi bancal, avec toutes sortes d’objets dessus ; tu en effleurais un seul et tout se disloquait. À l’aide d’un levier, j’ai déplacé tout un fatras pour me frayer un passage. L’objet était accroché à un anneau et, au moment de le décrocher, je me suis pris le pied dans un tasseau qui m’a fait une blessure ouverte au gros orteil.
Si ce n’est pas malheureux ! Saperlipopette !
- Fin du chapitre -
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Les années rident la peau. Renoncer à son idéal ride l’âme.
Douglas Mac Arthur
Le jourdlan est celui que l’on attend tout le reste du temps, car il va tourner une grande page raturée-barbouillée, effacer par magie tous les déboires, tous les coups d’congne, tous les boubous de l’année qui s’achève et sonner le départ vers mille et une félicités, comme si on avalait cul-sec un elixir d’oubli de derrière les fagots célestes.
Ça, c’est quand on est grand et que la vie vous a déjà un peu totoché, mais pour les marmailles qui n’ont à se soucier que de leurs jeux et de quoi nana comme dîner moman, c’est le jour où, ayant déjà cassé leurs jouets de Noël, ils envisagent dans l’euphorie les deux mois de vacances qui les attendent.
Les vacances ont commencé en Noël flamboyant, elles trouvent leur point d’orgue dans un jourdlan pétaradant pour se prolonger par deux mois de bonheur, malgré les menaces cycloniques et les devoirs de vacances à effleurer à la rentrée.
La yaberie n’a pas encore fait la connaissance de ce saint nommé Sylvestre que personne chez nous ne célèbre, donc la journée du premier janvier s’ouvre tôt, sans gueule de bois ou presque, sur les préparatifs de la fête qui a lieu chez les grands-parents et qui réunit les oncles et les tantes, les cousins et les cousines que l’on voit rarement, et pour ce jour exceptionnel, le nombre des convives l’est aussi, tous âges confondus, du nouveau-né à la presque centenaire.
La case devant, en bardeaux-sous-tôle, est séparée par deux bons mètres de la cuisine-feu-de-bois à l’arrière. C’est dans cet espace couvert, ainsi que dans la salle à manger, que sont dressées les tables en planches-sapin. On y a déployé les plus belles nappes dépareillées et sorti du vaisselier en bois de natte tous les couverts disponibles, complétés par ceux de matante-à-côté qui a aussi fourni les chaises et les bancs.
Tout le monde s’active pour faire de ce jour un jour mémorable, sauf les jeunes mâles qui ne savent pas encore faire deux choses à la fois et se concentrent sur leur apparence, de la pointe des souliers à la pointe des boutons, avant l’ouverture de la course aux filles qui commence pendant la messe et se prolonge toute la journée, avec plus ou moins de succès.
Les jeunes filles ont, pendant l’office, un regard sur l’hostie, un autre plus assidu et perspicace sur l’assemblée. Il faut dire que Vatican II, qui vient de s’achever, a répandu sur l’église un souffle de modernité et de liberté dont semble déjà profiter la jeunesse. Elles ont repéré celui à qui elles pourront dire d’un air pincé : « Voui, comme si moin na l’temps ! », en s’assurant du coin de la paupière que celui-ci les suit bien quand même jusque chez grand-mère où elles sont attendues pour le couvert, la décoration et les amuse-bouche.
Matante Rosette, assise à l’ombre sur la chaise-gol près du magasin, a protégé sa belle robe à tizizites par une grande serviette de table et joue des deux couteaux-collés pour battre les mangues carotte pour le rougail. Il lui reste un plein grand bol à préparer et elle s’essuie le front du revers du poignet. Partout ailleurs, il y a des miettes de mangues vertes. Elle discute à voix basse avec une autre matante, sa cousine Francine qui resse à Saint-Julien ; elles semblent bien s’amuser, pouffent souvent, mais se taisent quand passent les enfants qui jouent à qui criera le plus fort et fera le plus de bêtises dans et autour de la case, sur et autour des pieds de bois.
— Marmailles, allez jouer loin !
Rosette voudrait avoir l’avis de sa cousine à propos de la folie qu’elle vient de s’offrir chez le Zarabe, mais qu’elle n’ose pas encore porter : une mini-jupe. C’est tellement la mode, toutes les filles en portent et comme Julien, son mari, se retourne toujours pour admirer sur les autres, elle s’est dit qu’elle pourrait lui faire la surprise. Francine ne semble pas convaincue et, très diplomatiquement, sans faire allusion le moins du monde au tour de taille, aux tours de cuisses, aux varices et vergetures, aux cinquante ans sonnés de sa cousine, elle lui conseille plutôt d’en faire cadeau à sa fille parce que, vi comprends, Julien y sera trop jaloux de voir que tous les bonhommes y rogarde à vous.
Ce que Francine ne dit pas, c’est qu’elle avait eu la même tentation à Noël, que son mari avait alors beaucoup ri avant de passer aux menaces et de clore le sujet. Rosette ne semble pas se résigner, elle termine sa mission mangue en réfléchissant aux grandes manœuvres mini-jupe, tandis que Francine s’occupe de la salade-chou-pommé qu’elle hache patiemment en cheveux fins ; elle est un peu handicapée par son pouce enveloppé de leucoplasse.
— Quoi l’arrive vot’ doigt, matante ?
— C’est rien ça, mon enfant, moin l’a gagne ain’ canari.
Le panaris de Francine ne l’empêchera pas de mener à bien sa tâche jusqu’à la dernière feuille de chou, puis de s’occuper de trier le riz, de le laver trois fois avec ses deux mains et tous leurs doigts et de mettre la marmite sur le feu.
Bonne année, santé et convivialité !
Les hommes sont affairés autour de la dernière acquisition de Francis, qu’il vient de garer dans l’allée sous la tonnelle-raisins, parce que dans le chemin il n’a pas confiance, déjà qu’il en a encore pour quatre ans à payer sa merveille. Touche pas marmailles !
— L’est gaillard vot’ Floride !
Francis a son petit air blasé d’instituteur égaré chez les ignares, il rectifie assez sèchement et en français :
— C’est une Caravelle, c’est écrit sur le capot, neuf cent cinquante-six centimètres cubes, cinquante et un chevaux, freins à disques et boite de quatre vitesses synchronisées, allez loin marmailles !
Il s’agit pour lui d’une merveille de l’esprit français qui a été capable également de concevoir et de faire évoluer un satellite dans l’espace, tout ça grâce au grand général président qu’il vient, lui et quelques autres, de réélire pour sept ans.
Cousin Baptiste, qui n’a pas bien écouté comme d’habitude, fait remarquer à Francis que ça, c’est une voiture de fanme et qu’à sa place, il aurait plutôt acheté une R8 Gordini.
— Avec quoué ain’ gratteur comme vous y achète ain’ auto ? Chape à zot marmailles !
On ne sait pas, dans la grammaire de Francis, si « gratteur » se rapporte à la fesse ou à la pioche. Baptiste devait le savoir, puisqu’il a tourné le dos en margongnant comme de quoi les maîtres d’école, avec zot estylo en or, y devraient recopier tout le livre sur le bien-élevage ; on peut être instruit, mais c’est pas parce qu’on s’habille en pantalon blanc qui voit toutes les poches à travers et le bas de chemise et la moresse, que vous l’est plus intelligent.
Ça peut se discuter.
La sœur de Baptiste, par exemple, après avoir fréquenté l’école jusqu’en fin d’études dans des vêtements décents, se vantait d’avoir eu de l’instrument.
Bonne année, santé, fraternité et instruction !
Une ribambelle d’enfants endimanchés, mais déjà sales, fait la ronde autour de la belle Renault blanche en laissant traîner leurs mains ; deux d’entre eux ont passé leur buste sous le hard-top, avec l’intention de tester les sièges rouges, mais le soulier droit de Francis, avec son pied dedans les en dissuade, et Francis se demande si finalement son bien ne serait pas plus en sécurité dans le grand chemin, malgré les grappes de pétards que les marmailles balancent au gré de leur fantaisie, quand ils n’en fourrent pas un dans la gueule d’un crapaud ou d’un caméléon afin que la tradition ne se perde pas.
Il y a près du baro un bouquet de jeunes filles qui minaudent et se poussent du coude parce que deux garçons de la messe sont arrivés, l’un en vespa, l’autre en florett. Ils coupent le contact, se recoiffent de la main et restent sur leur monture pour chercher la phrase de circonstance.
— Bonjour ! Bonne année !
Voilà un bon début puisqu’il fait rire tout le parterre et encourage les visiteurs à poursuivre la conversation qui s’anime de plus en plus jusqu’à ce que, depuis le salon planchéié, la voix de mamère rappelle aux filles qu’au lieu de rire pour des bêtises comme des jacavoles, elles feraient mieux de venir faire leur part de travail.
Les chevaliers démarrent à grands coups d’accélérateur inutiles après avoir promis de revenir le soir même. Prochaine halte : les filles de ravine Bigarades, que le jeune à la vespa compte bien épater, car c’est lui qui a remporté le deuxième prix du radio-crochet de fin d’année en criant Aline, pour qu’elle revienne et qui a pleuré, pleuré, oh, il avait trop de peine, parce que le premier prix est revenu à ce podfès de ti-Karl avec Laisse mes mains sur tes hanches.
Pendant ce temps, dans le foyer improvisé près de la cuisine, le gâteau-marmite cuit dans les braises rougeoyantes dessus-dessous et les odeurs mêlées du rôti de cochon, du cari de canard bâtard et des lentilles de Cilaos commencent à mettre en appétit la famille maintenant au complet, dans un brouhaha permanent ponctué d’éclats de rire, de cris d’enfants et de pétarades dans le grand chemin tout proche. Ne parlons pas du transistor que personne n’écoute et que tout le monde entend ; il est là pour qu’en semaine, l’aïeule frissonne en écoutant Les maîtres du mystère, et qu’elle ne rate, avant la sieste, aucun soupir de Noëlle aux quatre vents, mais parfois on oublie de l’éteindre le transistor qui, à cet instant-là, amène Johnny aux portes du pénitencier qui vont bientôt se refermer, puisqu’à Loconville, avec Sylvie, ils se sont mariés dans la plus stricte intimité de trois mille personnes.
Bonne année, bonne santé et fidélité !
On se place à table, et c’est un ballet de bénévoles au féminin qui s’activent à servir les apéritifs et les zakouskis qui vont avec, mais surtout cette magnifique pâtisserie dorée sans laquelle personne ne peut commencer décemment l’année nouvelle : le pâté créole à la viande cochon. Trois tontons suffisent pour venir à bout, en un temps record, d’un Johnny Oualkère en bouteille. Pour les moins délicats, il reste le rhum, blanc ou arrangé, tandis que la gent féminine trempe son rouge à lèvres dans le vin de Cilaos, en l’honneur du truculent premier maire de la toute nouvelle commune. De leur côté, les marmailles boudent l’eau sucrée de tamarin pour se remplir des jus de chimie de la boutique.
Bonne année, beaucoup de bonheur et de civilité !
Il fait bon déjà, même un peu chaud, et le niveau sonore monte d’un cran. Francis s’est choisi une place près de la fenêtre, afin de s’assurer toutes les deux minutes que le bijou blanc est encore entier et son épouse, en face, en conçoit un peu d’amertume :
— Vous l’a jamais regarde à moi comme ça !
Monsieur le maître d’école croit faire le bel esprit en lui disant qu’il la regardait pareil quand elle était neuve. Elle n’apprécie pas la blague, se lève d’un bloc de son bout-du-banc et manque de faire tomber ses voisins privés de contrepoids ; les invectives, de moins en moins feutrées, volent en tous sens et le grand-père est forcé d’intervenir en leur expliquant vertement que les querelles, c’est comme les pots de chambre, ça se vide chez soi.
La formule créole est moins alambiquée.
Francis en sera quitte pour quelques semaines de cul-tourné et une breloque en plaqué or pour hâter la réconciliation.
Les rôtis dorés sont servis, accompagnés d’une farce de canard et de la belle salade de chou-panaris dont il ne restera pas un brin. Puis on passe aux choses sérieuses avec le pana-riz blanc fumant et les plats dits de résistance arrosés de vin blanc et de rouge-qui-tâche. Trois tontons sont presque cramoisis, ils sont dressés sur leurs ergots comme coqs bataille, parce qu’ils sont tous les trois d’accord sur la priorité des travaux que la commune a engagés, mais qu’ils l’expriment différemment.
— Mi dis pas ou le contraire, mais simplement…
Les épouses lèvent les yeux au ciel qui ne les entend pas tout de suite, mais les éclats de voix du trio attirent l’attention du grand-père qui menace de s’occuper de leur fondement à coup de bois fendu, s’ils ne ferment pas leur berloque. Ils se rasseyent et se resservent d’un tidégou de vin et d’un peu de canard que l’est pas mauvais ; ‘ton Maxime farfouille dans le plat :
— Quoi vi chersse ? lui demande matante, un peu agacée.
— Mi chersse le gisier.
— Le gisier l’est dans l’farci ! Vous n’aurait aperçu si vous l’étais pas bu !
Les derniers mangeurs reposent leurs couverts et tapotent leur ventre en gonflant les joues, ce qui est une façon de rendre hommage aux cuisinières pour la qualité de leurs plats. Ils ajoutent, protocolaires, qu’ils sont pleins, mais qu’il restera quand même une tite place pour le dessert. En attendant, s’il y a des volontaires pour une belote, le temps que les femmes desservent et préparent le café. À cette époque, c’est encore normal mais les choses peuvent changer, car depuis le mois de juliet, le gouvernement a voté une loi autorisant les femmes mariées à travailler et à ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari. C’est un bon début.
Bonne année, santé et féminité !
Les beloteurs sont autour de deux tables en billot, sous le pied de letchis, pour une sorte de tournoi qui tournera court. Depuis le début de la partie, ‘ton Maxime se fatigue à faire des signes discrets à son partenaire qui semble ne rien comprendre puisqu’ils sont capots une fois sur deux. À ce rythme, il n’y aura même pas la belle, c’est pourquoi Maxime décide de prendre les choses en main en déchirant rageusement son jeu avant de se lever puis de s’abattre sur la table en maudissant les tricheurs. Comme la table d’à-côté a déjà, dès la revanche, foutu dans les braises du gâteau les cartes toutes neuves, cadeau de jourdlan, tout le monde s’en retourne à la table à manger pour le dessert-café avec des commentaires débriefing qui s’entendent du grand-chemin et que personne n’entend, d’autant que tonton Ignace l’a tire chemise et tient absolument à terminer la partie à coups de poing.
— Largue à moin, largue à moin, hurle-t-il, tandis que personne ne le retient.
Rebelote et dix de der !
Il ne restera que des miettes du gâteau fourré de crème pâtissière qu’on rehausse d’un dé ciselé de maribrizar. Les grègues coulent un café noir à réveiller un tonton saoul. La fin d’après-midi se passe pour les enfants crottés, à jouer partout en évitant la Caravelle et son garde-choune, le pliant où dort l’aïeule, ainsi que le salon où siestent les moins résistants. Quant aux jeunes, ils tentent de sortir pour transformer leurs amours platoniques en baisers brûlants, et plus si coin tranquille. La vieille garde est là devant le baro, mais l’esprit inventif des amoureux est sans limite et la clôture a des brèches. Les femmes cueillent et trient les brèdes pour le bouillon du soir.
Le ballot de letchis cueillis la veille, et posé à l’ombre dans un coin du magasin, a été visité toute la journée ; quelques fruits gisent encore au fond du sac de vacoa, mais on peut toujours se rattraper avec la salade de fruits-maison : pour cela vous prenez environ un kilo de piments-crazés, du vinaigre, du sel, un bac de sucre roux, vous mélangez et vous y ajoutez de la mangue jaune, des ananas, des pêches croquantes ; des certains y met aussi ain’ ti dégout de liqueur. Il ne vous reste plus qu’à vous régaler, renifler, souffler, pleurer, tellement c’est bon.
Tout le monde ou presque est rentré, ne manque que cette coquerelle de Marie-Camille qui est encore allée vanguer avec son fiancé et qui serait bien capable de faire Pâques avant carême, y ressemb’ à elle, la tite toupie ! On ne les attendra pas pour se mettre à table, le bouillon est chaud et beaucoup doivent se risquer à rentrer chez eux sans tarder, car une goutte de plus et le vase risque de déborder dans la Caravelle.
Quelques petits, à peine reconnaissables, se sont endormis là où ils sont tombés ; ils ne dîneront pas mais qu’importe, les réserves faites tout au long de la journée, essentiellement en sucreries diverses saisies en passant, à pleines poignées, leur permettront bien de tenir jusqu’à la Chandeleur.
Bonne année, santé et satiété !
La fête est finie. On dégage les derniers résistants de derrière leur bouteille, on fait péter les derniers pétards et c’est l’heure des au revoir, merci, au plaisir, passe voir à nous, l’était bien bon, dis au revoir pou nous à Marie-Camille, l’est drôle qu’elle l’est pocore rentrée, mais enfin, nous l’étais jeunes nous aussi, hein !
‘Ton maxime ne peut s’empêcher de servir sa blague favorite :
— Oublie pas, prochain jourdlan y tombe le deux janvier !
On sourit poliment en bâillant et la case se vide peu à peu. Restent les préposées d’office au rangement-nettoyage qui s’acquittent de leur mission avec grâce et sans presque pester contre leur sort, jusqu’à l’année prochaine.
Quand Marie-Camille est rentrée avant la rosée du matin, toutes les lumières étaient éteintes et les portes-bascule fermées ; elle a osé congner, s’est fait enguirlander comme un sapin des Hauts : en tant que petite dernière de la famille, autant dire un vieux rêve, du même âge que ses nièces, il ne fallait quand même pas qu’elle se croie tout permis et que l’est pas trop tard pou trape deux calottes, espèce d’estravaguée.
De l’eau su’ la feuille songe !
Elle est allée se coucher, béate, les yeux remplis d’étoiles, elle était heureuse et comblée, bien que n’ayant pas, au cours de son escapade nocturne, dégusté le même bouillon que les autres.
Elle s’est mariée début mars et a donné naissance, en septembre, à un magnifique prématuré de trois kilos quatre cent cinquante.
Santé, prospérité et maternité !
- Fin du chapitre -
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Dans le village, on a toujours vu ce couple autour du bénitier, partageant la même foi, la même ferveur, la même constance, qu’il pleuve ou qu’il vente. Issus tous deux d’un milieu catholique pour qui toute cérémonie était une occasion de sortir de son quotidien, ils ont été baptisés, ont fait leurs communions, et après leurs fiançailles célébrées comme il se doit, se sont volontiers pliés à ce qu’on appelait judicieusement la préparation au mariage, qui consistait, pendant plusieurs semaines, à suivre les conseils d’un autre couple qui avait déjà quelques années aux compteurs civil et religieux et parlait donc avec la voix de l’expérience et de la sagesse qu’il se devait de transmettre, un peu comme on se transmet la recette du boucané-baba-de-figue.
« Faites ce que je dis et non pas ce que je fais. » Leurs tuteurs ont divorcé peu de temps après, mais cela n’a affecté en rien les habitudes de notre couple pour la messe du dimanche qu’ils n’auraient manqué pour rien au monde. Ne leur parlez pas de la messe du samedi soir qui n’en est pas une, puisqu’elle n’est dite que pour les feignants qui font la grasse matinée le dimanche.
Bon dieu l’est risquab punir à zot.
Ils avaient l’inébranlable conviction que la pratique religieuse, c’est un peu comme le catalogue de le redoute : on passe commande et on réceptionne le colis ; on demande et on reçoit, comme il est dit dans le Grand livre, en respectant scrupuleusement la procédure qu’on appelle parfois liturgie. Aussi, quelle n’a pas été la déception de madame quand, après une neuvaine à Sainte-Rita, patronne des causes désespérées, après neuf déplacements à la Salette et les chapelets qui vont avec, son vœu n’a pas été exaucé.
— L’a pas gagne rien, dit-elle amèrement à son amie qui s’apprêtait à avoir recours à la Sainte, non ma fille, vaudrait mieux vi choisis ain’ aut’, ça d’là y donne pas rien ! Pourtant nous l’a fait toute comme y faut !
Ils ont ainsi traversé tous les dimanches de chaque année, ont vu et entendu devant l’autel, en cinquante ans, un grand nombre d’officiants de tous âges et de tous accents, ont porté leurs trois enfants (je parle de ceux du couple) sur les fonts baptismaux, les ont menés à la première communion et à la solennelle, les ont mariés tous les trois, puis un jour, n’ayant pourtant rien décidé en ce sens, monsieur est quand même mort subitement d’une counicherie foudroyante.
— Ben là, comment lu va faire devant le Bon Dieu sans l’estrêmonction ?
L’année précédente, au bar de chez Chane-Chang, nous discutions de choses sérieuses et d’autres, et je lui tirais mon chapeau-feutre pour n’avoir, de sa vie entière, manqué aucun office religieux cinq décennies durant, sans compter les deux de sa jeunesse.
— Vi connais, me dit-il, c’est plutôt pou faire plaisir à Jacqueline parce que, si l’était rien que moin-même, mi restais à la case.
Surprenant aveu, cri du cœur, et qui ne devait rien aux trois-quatre tout petits verres que nous avions vidés ce soir-là.
À quelques temps de là, sur le chemin qui me mène vers ma balade dominicale, je passe devant la case de sa veuve, et lui fais part de mon étonnement, à l’heure de la messe, de la voir s’occuper de son jardin.
— Vi connais, me dit-elle, mi partais l’église pou pas contrarier Gérard, mais si l’était rien que moin tout-seule, mi restais plutôt dans mon jardin.
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Si elle déplace les montagnes, voilà un mot qui doit donner bien du mal aux étrangers qui apprennent notre langue (de Molière) : au féminin, il prend un s ou perd son e ; au masculin, il en a un.
Il était une fois, dans la ville de Foix, un marchand de foies qui se dit ma foi, c’est la dernière fois… mais là n’est pas mon propos.
- Fin du chapitre -
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Agis avec gentillesse, mais n’attend pas de la reconnaissance.
Confucius
Bienveillance, attentions, empathie, compassion, autant de mots que nos yabs ne connaissent pas forcément, mais qu’ils mettent en pratique au quotidien et surtout à leur manière, mâtinés de cet humour particulier que leurs ancêtres leur ont transmis : la sauce créole, qui n’est pas des plus faciles à réussir, mais peut devenir un vrai régal, si elle est servie à point.
Ils se sont fiancés dimanche à Piton-Margoze où ils habitent, et aujourd’hui il vient la présenter à sa marraine, ainsi qu’à toute sa famille de Pont-Les-Hauts. Elle a mis sa robe blanche qui couvre un peu le haut de ses cuisses, s’est coiffée-laquée, maquillée sans outrance et porte des talons hauts sur lesquels elle avance avec grâce. La famille est sous le charme, et le naturel timide de la fiancée, sa délicatesse et sa voix douce contrastent quelque peu avec l’allure, le timbre, l’attitude et les habits désinvoltes de son futur mari.
L’amour a bien des mystères et les contraires s’attirent, c’est comme ça, vous n’allez pas refaire le monde ou alors tout seul.
Pendant le déjeuner, elle s’est montrée intéressée par tous les sujets abordés : les liens familiaux et les histoires qui vont avec, les recettes de gros-marraine (compliments pour le cari volaille et le gâteau la rouroute), l’école, les goûts et les amours des nouveaux cousins-cousines ; elle a évoqué les circonstances de leur rencontre et, après le café, pendant que son fiancé allumait sa troisième gauloise et se curait la prémolaire de son ongle un peu noir, elle s’est naturellement proposée pour la vaisselle.
— Ec vot’ jolie tite robe là, ben non, mi voudrais voir ! Allez assir au salon et après ça nous va faire ain’ tour dans la cour.
Dans la cour, il y a des arbres fruitiers, parmi eux un papayer sur lequel des fruits mûrs d’un jaune orangé, donnent au fiancé la belle idée de les cueillir, ce qu’il veut faire sans attendre, malgré les protestations de sa future qui se voit déjà de corvée de lessive. Il a largué ses savates-doigts-de-pied et se met à grimper comme on grimpe au cocotier ; on perçoit sur sa chemise des traces différentes de celles de la sauce de poulet et des haricots rouges. Juste en dessous des fruits, il noue ses jambes autour du fût et cueille d’une main la papaye la plus mûre.
— Empare, lui dit-il.
Elle recule de trois pas et proteste en montrant sa robe blanche et la grosseur du fruit mûr. Ses arguments ne touchent pas l’acrobate qui montre un peu d’impatience :
— Mi fous la papaye dans vot’ gueule !
Cinquante ans après le jour radieux de la papaye, ils ont fêté leurs noces d’or, car, cet humour-là fait le ciment et le conservateur de beaucoup de couples de yaberie, mais n’est pas bien perçu par un public peu averti, voire quelque peu zoreil-nouveau. Le mari yab n’aime pas les effusions publiques, mais en privé, il lui arrive de s’adresser à son épouse en l’appelant ma vieille charrette. Il n’y a pas matière à s’offusquer parce qu’il le dit en souriant, la tête penchée sur son épaule, et qu’elle sourit aussi comme la complice de ces cinquante années où la charrette, il l’a tirée.
Elle lui répond, avec dans ses yeux toute la malice du monde, en laissant sa main s’affaler puis pendouiller devant elle.
Il rit de toutes ses dents éparses, la tête en arrière, puis, avec un doux sourire caressant chaque mot tombé de ses lèvres amoureuses :
— Mon espèce vieille macrelle !
- Fin du chapitre -
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