Yabécédaire

Yabécédaire

Editeur : UDIR

Auteur : Jean-Louis PAYET

ISBN : 978-2-87863-102-9

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Mis en ligne par Lectivia
Dernière mise à jour 06/09/2024
Temps estimé de lecture 2 minutes
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Français Inclassable Créole Débutant(e)
Yabécédaire

26. Après moi, je vous en prie !

Il n’est point contraire à la raison de préférer la destruction du monde à l’égratignure de mon doigt.

David Hume


Césaire a obtenu son permis de conduire au bout de la cinquième tentative et aujourd’hui, soixante ans plus tard, il n’a toujours pas passé la quatrième vitesse. Dans son jeune temps, les voitures étaient si rares, même en ville de Saint-Léon, que pour s’entraîner aux créneaux, on disposait deux bacs en tôle le long du caniveau et on essayait de se garer entre, sans rien renverser, de préférence.

Césaire, qui n’a jamais obtenu aucun diplôme, se vantait toujours d’avoir eu ses deux bacs. En effet, il les emboutissait avec une telle constance que, de guerre lasse, monsieur l’examinateur lui a accordé un beau jour le sésame, après avoir demandé pardon à Saint-Christophe. Depuis, les autres usagers de la route sont parvenus à éviter Césaire, car sa technique se distingue de très loin : il roule au milieu de la chaussée, pas vite, traînant après lui un cortège de gens normalement pressés et lorsqu’il doit croiser quelqu’un, il ralentit encore, car il en est capable, et il se range un peu à droite de la gauche pour laisser passer l’audacieux qui selon lui l’est risquab’ bourre au fond, bien fait pou lu !

Lorsqu’il rencontre un camarade, dans la rue de la boutique, il néglige les places de parking qui lui sont ouvertes de chaque côté et, coude à la portière, entame une discussion d’une importance capitale sur la culture des brèdes-mafane, que la vingtaine de malappris gros-cœur qui l’escortent, essaient au bout de cinq minutes de saboter avec leurs klaxons :

— Le chemin c’t’ à tout le monde ! plaide Césaire.

— Oui, mais là c’t’ à vous tout seul !

La réplique est constante, immédiate et tranquille : Démerde à zot’ !

Césaire a troqué, pour aujourd’hui, son antique camionnette 403 contre la R5 qui sert pour les courses de madame, et il prend la route (ce qui n’est pas qu’une expression, Césaire prend toujours la route) pour rendre visite à un ami qui tousse ses poumons de Bastos, au lieu-dit Le Trusquin.

Ce tournant à droite, sans visibilité, il l’a toujours négocié comme ça, passant confortablement deux roues de l’autre côté de la ligne continue, sans qu’il n’y ait jamais eu le moindre accroc, et voilà que Julot se pointe en montant sans prévenir au volant de sa Simca Mille. Le choc aurait pu être évité, comme celui, improbable de deux escargots dans un virage, mais à vingt-deux kilomètres par heure, les réflexes demandés aux deux chauffeurs sont restés dans leurs bottes trente ans en arrière, et chaque bolide inflige à l’autre une estafilade superficielle avant de s’immobiliser tête-bêche, bloquant ainsi les deux voies du seul accès à Pont-Les-Hauts.

Les chauffeurs descendent constater les dégâts minimes et Julot s’apprête à remonter en voiture pour dégager la route et établir un constat à l’amiable, mais Césaire ignore ce mot.

Amiable, c’est quoué ça oncore ? Non, non, on fait comme d’habitude : on appelle les gendarmes, et entre-temps on ne touche à rien surtout, tant que la loi l’est pas là.

— ‘Tontion hein !

On lui fait remarquer que les files d’attente se forment déjà dans les deux sens, il répond que démerde à zot’, ferme à clé, s’assure que c’est bien fermé, et prend à pieds nus la direction de chez Rosemay qui tient chez elle une annexe téléphonique. Il remonte ainsi, sans forcer le pas, dix, puis quinze voitures à l’arrêt, dont la dernière arrivée, la camionnette pilotée par le jeune et impétueux Jean-Lucien qui donne des coups d’accélérateur impatients, puis se décide à doubler toute la file pour voir ce qu’il se passe devant.

Il aurait vu, même sans aller si vite. Il débouche dans le virage en faisant crisser les pneus et, ne s’attendant pas à ce que les obstacles soient si proches, le voilà debout sur la pédale du frein, le voilà qui braque désespérément en tous sens, et le voilà qui percute l’arrière de la R5 et la propulse dans la cuvette où elle vient précisément s’encastrer dans les racines du pied de jacques. La camionnette de Jean-Lucien s’immobilise derrière comme un chien impudique, et sur ce qui reste de tôle intacte, on distingue un peu l’éraflure faite par la Simca Mille.

La voie descendante est maintenant libre. Julot, lui, n’a toujours pas osé bouger mais la circulation se fait de nouveau et quand les gendarmes arrivent, ils ont au moins le sentiment de n’être pas descendus pour rien. 

Césaire en a profité pour se fâcher avec tous les macros que l’a crase son auto. Il voue, aujourd’hui encore, une haine tenace aux descendants de Jean-Lucien, de Julot, des témoins, des gendarmes, et comme toute personne persuadée de son bon droit, il continue d’agir en tous lieux comme si la terre n’appartenait qu’à lui.

Il est loin d’en être à son coup d’essai.



- Fin du chapitre - 


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Yabécédaire
26. Après moi, je vous en prie !

Il n’est point contraire à la raison de préférer la destruction du monde à l’égratignure de mon doigt.

David Hume


Césaire a obtenu son permis de conduire au bout de la cinquième tentative et aujourd’hui, soixante ans plus tard, il n’a toujours pas passé la quatrième vitesse. Dans son jeune temps, les voitures étaient si rares, même en ville de Saint-Léon, que pour s’entraîner aux créneaux, on disposait deux bacs en tôle le long du caniveau et on essayait de se garer entre, sans rien renverser, de préférence.

Césaire, qui n’a jamais obtenu aucun diplôme, se vantait toujours d’avoir eu ses deux bacs. En effet, il les emboutissait avec une telle constance que, de guerre lasse, monsieur l’examinateur lui a accordé un beau jour le sésame, après avoir demandé pardon à Saint-Christophe. Depuis, les autres usagers de la route sont parvenus à éviter Césaire, car sa technique se distingue de très loin : il roule au milieu de la chaussée, pas vite, traînant après lui un cortège de gens normalement pressés et lorsqu’il doit croiser quelqu’un, il ralentit encore, car il en est capable, et il se range un peu à droite de la gauche pour laisser passer l’audacieux qui selon lui l’est risquab’ bourre au fond, bien fait pou lu !

Lorsqu’il rencontre un camarade, dans la rue de la boutique, il néglige les places de parking qui lui sont ouvertes de chaque côté et, coude à la portière, entame une discussion d’une importance capitale sur la culture des brèdes-mafane, que la vingtaine de malappris gros-cœur qui l’escortent, essaient au bout de cinq minutes de saboter avec leurs klaxons :

— Le chemin c’t’ à tout le monde ! plaide Césaire.

— Oui, mais là c’t’ à vous tout seul !

La réplique est constante, immédiate et tranquille : Démerde à zot’ !

Césaire a troqué, pour aujourd’hui, son antique camionnette 403 contre la R5 qui sert pour les courses de madame, et il prend la route (ce qui n’est pas qu’une expression, Césaire prend toujours la route) pour rendre visite à un ami qui tousse ses poumons de Bastos, au lieu-dit Le Trusquin.

Ce tournant à droite, sans visibilité, il l’a toujours négocié comme ça, passant confortablement deux roues de l’autre côté de la ligne continue, sans qu’il n’y ait jamais eu le moindre accroc, et voilà que Julot se pointe en montant sans prévenir au volant de sa Simca Mille. Le choc aurait pu être évité, comme celui, improbable de deux escargots dans un virage, mais à vingt-deux kilomètres par heure, les réflexes demandés aux deux chauffeurs sont restés dans leurs bottes trente ans en arrière, et chaque bolide inflige à l’autre une estafilade superficielle avant de s’immobiliser tête-bêche, bloquant ainsi les deux voies du seul accès à Pont-Les-Hauts.

Les chauffeurs descendent constater les dégâts minimes et Julot s’apprête à remonter en voiture pour dégager la route et établir un constat à l’amiable, mais Césaire ignore ce mot.

Amiable, c’est quoué ça oncore ? Non, non, on fait comme d’habitude : on appelle les gendarmes, et entre-temps on ne touche à rien surtout, tant que la loi l’est pas là.

— ‘Tontion hein !

On lui fait remarquer que les files d’attente se forment déjà dans les deux sens, il répond que démerde à zot’, ferme à clé, s’assure que c’est bien fermé, et prend à pieds nus la direction de chez Rosemay qui tient chez elle une annexe téléphonique. Il remonte ainsi, sans forcer le pas, dix, puis quinze voitures à l’arrêt, dont la dernière arrivée, la camionnette pilotée par le jeune et impétueux Jean-Lucien qui donne des coups d’accélérateur impatients, puis se décide à doubler toute la file pour voir ce qu’il se passe devant.

Il aurait vu, même sans aller si vite. Il débouche dans le virage en faisant crisser les pneus et, ne s’attendant pas à ce que les obstacles soient si proches, le voilà debout sur la pédale du frein, le voilà qui braque désespérément en tous sens, et le voilà qui percute l’arrière de la R5 et la propulse dans la cuvette où elle vient précisément s’encastrer dans les racines du pied de jacques. La camionnette de Jean-Lucien s’immobilise derrière comme un chien impudique, et sur ce qui reste de tôle intacte, on distingue un peu l’éraflure faite par la Simca Mille.

La voie descendante est maintenant libre. Julot, lui, n’a toujours pas osé bouger mais la circulation se fait de nouveau et quand les gendarmes arrivent, ils ont au moins le sentiment de n’être pas descendus pour rien. 

Césaire en a profité pour se fâcher avec tous les macros que l’a crase son auto. Il voue, aujourd’hui encore, une haine tenace aux descendants de Jean-Lucien, de Julot, des témoins, des gendarmes, et comme toute personne persuadée de son bon droit, il continue d’agir en tous lieux comme si la terre n’appartenait qu’à lui.

Il est loin d’en être à son coup d’essai.



- Fin du chapitre - 


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Yabécédaire
25. Bal lontan

Dance me to your beauty…

Leonard Cohen


Vous avez vu Sophia Loren danser le flamenco, sous les regards qui en disent long de Sinatra et de Cary Grant. Vous l’avez revue, la Sophia, dans sa robe rouge au décolleté incandescent, danser Mambo Italiano avec De Sica, pour rendre jaloux son soupirant.

Vous avez vu Gina Lollobrigida, sur le parvis de Notre-Dame, incarner une radieuse et envoûtante Esméralda qui danse, danse en robe rouge elle aussi. La même Gina, reine de Saba, après une danse païenne voluptueuse et torride, entraîne Yul, le roi Salomon près du ciel mais loin de son Dieu.

Vous avez vu Brigitte Bardot quand Dieu créa la femme dérider le placide Curd Jürgens avec ses jambes nues et son mambo cha-cha-cha. Et Rita Hayworth en noir et blanc, mais quel noir sur blanc, danser Gilda en faisant savamment glisser ses longs gants. Et Cyd Charisse, dans sa robe verte à franges, qui erotic dance avec Gene Kelly. Et Ginger Rogers quand Fred l’enlace pour danser avec elle en lui chantant Heaven, I’m in heaven. Vous avez vu la sublissime Ava Gardner, Comtesse aux pieds nus, lascive et magnifique, captiver la planète entière, et surtout moi.

Si vous avez vu tout ça, vous auriez aussi adoré voir danser Marcelle d’Andrée au salon de bal Chez Coco, à Pont-Les-Hauts.

Plantons le décor et remontons le temps jusqu’à mille neuf cent soixante-quatre. Dans la rue de la boutique, la boucherie-charcuterie est une case en bardeaux ; à l’arrière et un peu en contrebas, les propriétaires ont rajouté une sorte de hangar en bois et tôle ondulée qui ne paraît pas trop de travers, et dont le sol en béton brut semble presque plat. C’est le salon de bal où tous les samedis soir un orkesse entraîne jeunes et moins jeunes dans les tourbillons de la danse jusqu’à ce que dan’ poulailler n’a pu volaille.

Tandis que sur la petite estrade, les musiciens font leurs derniers réglages, les amateurs de danse s’attroupent devant le guichet d’entrée où nous apercevons une silhouette connue, qui en veut pour son argent et ne tient pas à rater une seule danse de toute la soirée. Marcelle, ce soir encore, l’a casse l’armoire, bien décidée à se trouver un fiancé, parce que, annonce-t-elle à la ronde, elle l’est fatiguée d’couve zœufs clairs.

Sa robe à volants, bleue avec des fleurs blanches, un peu ajustée, laisse plus que deviner ses formes généreuses et la marque de son slip, et son décolleté grandiose vient souligner la naissance des aréoles. Ses yeux brillent derrière la charge de rimmel, son rouge à lèvres déborde, son parfum n’est pas discret, et sa maman qui l’accompagne en tenant le phare, le paletot et le payaka semble si tellement fière de sa fille, qui n’est pas grosse, non-va, faut pas dire ça, simplement elle l’est en santé et son appétit y fait pleusir.

Elle est prête à en découdre, comme un boxeur sur le ring, elle trépigne et fait du regard le tour de la salle. Les samedis précédents, elle évaluait ainsi les cavaliers possibles et faisait souvent tapisserie, avouant avec un mélange d’amertume et d’incompréhension que si, à-soir, elle avait apporté son paquet de brèdes, elle aurait eu le temps de tout trier.

Mais ce soir elle n’attend qu’un seul homme, et quel homme ! Sylvain de Louloute avec qui elle a causé dans son caro de tomates mardi, en remontant des commissions et qui lui a promis de venir au bal, ce soir. Quel beau garçon ! Peut-être pas très grand, pas gros du tout, mais si tellement gentil et un peu timide, ce qui ne gâte rien. Mardi, tandis que Marcelle lui parlait, il était presque aussi rouge que ses tomates.

Le voilà qui fait son entrée, rouge cette fois comme ses souliers ; il porte un large paletot bleu dont les manches lui tombent sur les phalanges et un pantalon kaki. L’orkesse entame un cha-cha-cha : Pepito mi corazon, et que ce soit interprété par Los machucombos ou par Ze zerbes dur’s comme ce soir, personne ne peut résister, et surtout pas Marcelle qui fonce vers Sylvain en martelant le sol en cadence. Elle le cueille en passant et l’entraîne sur la piste où elle donne toute la mesure de sa passion.

Tout est mouvement, les jambes et le fessier, le buste qui roule en tous sens, en grand danger de sortir de son contexte, la tête frisottée, les bras qui décrivent de larges arabesques. Autour du couple se crée un no man’s land, car une claque est vite prise. Sylvain, les coudes collés au corps, sautille sur place, car il ne sait faire que ça, mais il sourit, il admire sa cavalière qui soutiendra le rythme jusqu’à la dernière note.

Vient la série des slows, les lumières s’éteignent sur la piste, Marcelle refuse l’invitation d’un pommadé prétentieux et cherche des yeux son cavalier qui arrive comme le slow, lentement, car comme il aime à le dire, il vaut mieux arriver en retard qu’arriver en corbillard ; elle l’enlace et ils dansent joue contre sein en se dirigeant imperceptiblement comme tous les autres vers le coin le plus sombre, qui est aussi le coin du cabinet et de ses effluves.

L’épreinte est proche de l’étreinte mais l’amour se moque de ces subtilités. Sylvain se hausse sur la pointe des pieds et ils s’embrassent fougueusement, à croire que dans cette zone, le bouche-à-bouche est vital, car tous les couples sont encastrés.

Les lumières se rallument et sans transition on passe au séga pour donner aux danseurs le temps d’apaiser leurs passions, d’accoutumer leurs yeux et que le cavalier ne ramène pas sa cavalière à sa maman à elle avec en son sud à lui une protubérance inopportune. Il y aurait comme une gêne.

Toute la soirée, on a dansé le twist et Marcelle martelait et Sylvain sautillait, idem pour la valse où quelques personnes sont tombées sous les assauts du couple qui occupait tout l’espace ; le calypso s’est effectué aussi sur le mode marteau-sautoir ; ni sirtaki ni madison n’ont posé de problème à nos amoureux, pas plus que toutes les autres danses, à part la danse atomique où le cavalier doit soulever sa cavalière et que l’inverse serait mal vu.

Non, vraiment, vous auriez dû voir Marcelle ce soir-là, Marcelle et Sylvain qui formaient un beau couple. N’écoutez pas les médisances de quelques jaloux qui, vu les difficultés de madame avec l’épilation de ses jambes, et vu le gabarit de monsieur, ont trouvé qu’il ressemblait à un caméléon dessus ain palmisse-zépines.

Après cette soirée de folie, les œufs que Sylvain lui a donné à couver, sans sautiller, n’étant pas des œufs clairs, elle s’est occupée de sa nouvelle famille sans plus penser au bal, sauf lors des mariages-famille où elle retrouvait un peu de la passion et de la folle énergie qu’elle avait déployées dans sa parade prénuptiale.


- Fin du chapitre - 


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Yabécédaire
24. Cyclone ou coup d’vent, quand y casse, l’est pareil.

Le superflu des riches devrait servir 

pour le nécessaire des pauvres.

Jean Domat


Monsieur Mario s’est choisi un coin près de la porte de la salle à manger, il a calé son fauteuil pliant contre le zarboutan et son vase (encore appelé pot de chambre) à côté. Il a son tabac à rouler, son litre d’eau, la bougie et les allumettes, il est prêt à affronter la nuit du cyclone. Lui et sa famille, c’est-à-dire sa femme et leurs six enfants, ont demandé à leur voisin, monsieur Louis, s’il aurait la bonté de les héberger jusqu’à la fin du gros temps, même s’il n’a pas voté pour le bon parti, même si monsieur Louis est troisième adjoint.

— Parce vi gnore pas que dans not’ case, le soufflage na plein de trous et la tôle y coule, alorsse nous l’a v’nu sauver chez vous ; la place y manque pas !

Bien sûr qu’il y a des trous puisque des fois, les grands couillons de fils, plutôt que de faire cinq cents mètres pour aller chercher du bois sec, trouvent plus intelligent d’arracher sur la case ain’ pongnée de bardeaux et d’aller jouer toupie après.

Mais monsieur Louis est un bon voisin, il a la case qui convient, l’habitude aussi ; il peut accueillir trois fois le voisinage en une seule saison cyclonique, sans que son moral soit pour autant affecté ; et même si sa femme n’arrête pas de lui répéter trop bon, trop couillon ! il lui sert sa réplique qui lui vaudra au moins un passe-droit dans l’au-delà, d’autant plus qu’elle est dite en français : Pour être bon, il faut l’être trop.

Saint-Pierre a sans doute déjà jugé.

Le bulletin météo n’ayant pas encore été inventé, l’arrivée du météore était lue par les anciens dans la couleur du ciel, l’air étouffant, et cette lointaine galaxie double dont ils savaient décrypter les signes, on se demande bien comment :

— Le Magellan l’est mal viré.

Les premières pluies commencent à tomber et les rafales de vent font siffler et se vriller les feuillages des arbres, les tôles mal fixées claquent et chacun s’affaire, un gouni sur la tête, à « garantir » ses animaux et le bois-feu, à cueillir les fruits verts qui de toute façon sont perdus, à calfeutrer les trous du soufflage et à fermer toutes les bascules.

Les enfants sont à la fête dans cette atmosphère inhabituelle où les parents ont d’autres soucis que d’être sur leur dos ; et puis, on dormira par terre, on pourra jouer dans la case, et même dans le salon planchéié où d’habitude on n’est pas les bienvenus.

Ce soir, il y a également ce vieux couple de la ruelle Tata qui a pris ses quartiers dans la tite chambre en bas qui est celle de la matante. Ils ont apporté leurs gamelles empilables en fer-blanc, ainsi que la tite lampe-alcool pour réchauffer tout ça. Matante a étalé pour eux, à même le béton ciré, un matelas en kapok, et elle se fera encore plus petite dans son petit lit en fer forgé pour que la cadette puisse y dormir aussi.

Le vent et la pluie s’abattent sur la tôle tandis que les enfants jouent loup-cachette dans toute la case, jusque dans le cabinet de toilette où la grande fille de monsieur Mario, à la lueur d’une bougie, essaie de se débrouiller et de se débarbouiller avec la bassine et le broc. Il n’est pas certain que ce dindain de Jean-Hugues soit entré là par erreur.

Il en ressort à grands coups de balai à moulales.

— Lu l’est hardicieux ! s’indigne la baigneuse.

Les éléments se déchaînent, les enfants aussi, et on ne s’entend presque plus jouer. Quelques zocs dans le coco de tête ne calment pas leur excitation ; ils commencent à avoir faim. Chacun fait la queue, son assiette émaillée à la main pour se faire servir depuis le pas de porte de la salle à manger : riz, zembériques et sauce-sardines préparés dans la cuisine-dehors par la matante et madame Mario. On finit de manger, assis par terre où on peut, puis les assiettes vides sont plongées dans la bassine sous la gouttière, en attendant demain et un temps plus joli pour la vaisselle.

Il faut maintenant envisager de caser tout le monde pour la nuit, tandis que les bourrasques se font plus violentes et que la pluie redouble d’intensité. Sur le matelas, sous la table de la salle à manger, on a réussi à placer, tête-bêche dans le sens de la largeur, quatre marmailles qui rouspètent parce qu’il y a un pied dans leur figure et que Maurice y baise toute la couverte pou lu.

La maisonnée finit par s’endormir dans le vacarme intermittent des éléments déchaînés. Mario, de temps en temps, entrebâille la porte-bascule pour mesurer l’étendue des dégâts, se roule une cigarette et boucane ferme en espérant un improbable sommeil.

Le vent faiblit au lever du jour. Dans la cuisine-dehors, on prépare le sosso de maïs et le riz chauffé, tandis que peu à peu les dormeurs émergent de leur mauvais sommeil. On peut aérer la case et se risquer à sortir parmi les feuilles, les branches et les débris divers qui tapissent le paysage d’apocalypse.

Mario, anxieux, se dirige vers sa case et se détend un peu en constatant qu’elle est toujours debout et, semble-t-il, entière, si ce n’est la porte-bascule à l’arrière qui claque sous les dernières rafales. Il ne croit pas se tromper, c’est bien la lueur d’une bougie qui éclaire faiblement la salle. Quel est ce mystère ?

— C’est quoué ça ?

Il voit arriver Antonin qui traîne ses savates-goni jusque sur le pas-de-porte, bâille large et se gratte la tête sous son chapeau mou.

Mario n’est pas peu surpris de trouver là son voisin du bout de l’impasse.

— Mario, dit simplement l’invité, nous l’a trouve vot’ clé sous la grosse roche à côté d’le capillaire, alorsse nous l’a rentré chez vous pou sauver, à cause not’ case l’est pas solide, y coule, et ici la place y manque pas.

Ce cyclone-là n’a pas été trop violent. 

Antonin a retrouvé lui aussi sa paillote intacte (vide de tout occupant) et les tôles noircies de son boucan-cuisine juste déplacées contre le parc cabris.


- Fin du chapitre - 


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