Yabécédaire

Yabécédaire

Editeur : UDIR

Auteur : Jean-Louis PAYET

ISBN : 978-2-87863-102-9

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Mis en ligne par Lectivia
Dernière mise à jour 11/10/2024
Temps estimé de lecture 3 minutes
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Français Inclassable Créole Débutant(e)
Yabécédaire

46. Moi je sais, puisque je suis institutrice

Monsieur et madame ont passé la journée chez leurs enfants à Le-Tang-Salé-les-Bains. En attendant le dîner, toute la famille se retrouve sur la plage à quelques pas de la maison pour admirer le soleil couchant. Marie-Paule, qui ne supporte pas de perdre son temps, a apporté ses aiguilles à tricoter et le cache-cœur qu’elle doit terminer avant l’anniversaire de son amie et collègue. Du haut de sa chaise de plage, et de sa voix d’amontreuse du haut de son pupitre, elle écrase l’auditoire de toute sa supériorité de maîtresse d’école ; elle relate par le menu les aventures de tous les personnages de tous les feuilletons-télé qu’elle a gobés goulûment durant la semaine. Heureusement que les autres s’en moquent parce que même le scénariste ne reconnaîtrait pas sa création si c’est Marie-Paule qui raconte.

Quand, il y a de cela bien longtemps, elle est parvenue à devenir institutrice, elle s’est sentie instantanément auréolée de tout le savoir du monde, nimbée de science infuse et le front ceint de palmes académiques, encouragée en ce sens par sa mère qui répétait à l’envi que si on ne savait pas, il fallait s’adresser à Marie-Paule, quel que soit le sujet, même en chinois, elle vous donnera la bonne réponse, puisqu’elle est essitutrice. Elle s’est alors empressée de s’entourer de tous les attributs de sa profession : un air condescendant, un mari non-fonctionnaire, une baguette de bambou, une règle en fer, une Peugeot 403 et une sœur quasi-analphabète pour s’occuper du ménage et des enfants à venir.

Chez ses collègues masculins, à part l’auto et la maîtresse (pas celle d’école), le plus gros de la panoplie se devait d’être en or : lunettes, stylo, montre, gourmette, épingle de cravate et au moins une dent, au besoin en se faisant arracher une canine saine. On pouvait se passer du jaseran, qui ne se voit que dans des circonstances particulières.

Revenons sur la plage, où ce soir-là donc, le soleil fait aux gens normaux l’ineffable cadeau de toute sa magnificence et Marie-Paule râle parce qu’elle ne distingue plus sa rangée, bécalu !

Bécalu est avec tabouret, le juron le plus soft de la langue créole.

Son mari, qui n’est pas instituteur, profite d’une accalmie dans la logorrhée conjugale pour faire part, avec une émotion à peine contenue, de son émerveillement et de son humilité devant ce spectacle féerique, toujours renouvelé et pourtant jamais semblable, qui depuis l’aube de l’humanité, jette comme un voile somptueux devant l’éternité, et puis cet insondable mystère…

Marie-Paule, en épouse raisonnable, le stoppe net dans ses élucubrations :


Ah vouzote,

ça d’là y fait des vers,

en plein air,

dans la touffe galabert…


Dans sa poésie-moucatage, elle cherche en vain d’autres rimes en air.

Se taire, peut-être ?


- Fin du chapitre - 


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Yabécédaire
34. Gagner

Chez nous, tout le monde gagne, même ceux qui ne jouent pas, et ce qu’on gagne n’est pas forcément bon à prendre. La diarrhée, par exemple, eh bien, si vous étiez là, à table avec moi pour écouter Josiane en parler quand ça lui a pris dans l’avion, vous auriez, comme moi, compris que pour elle c’était comme un cadeau que lui faisait le ciel afin qu’elle puisse avoir au moins un sujet de conversation dans la vie. Les autres épisodes de son voyage, en comparaison, c’était juste bon pour les cabinets.

Le corps enseignant s’évertue, depuis le primaire, à montrer que ce créolisme, si joli soit-il, ne peut pas s’employer sans guillemets dans un devoir de français et qu’il vaut mieux dire : Je n’y arrive pas. Je n’ai pas réussi.

— Monsieur, j’essaye, mais je gagne pas !

Donc, nous on gagne un travail pour gagner d’acheter l’auto qu’on gagne amener en faisant entention de ne pas gagner un tamponnage, sinon il faut gagner de payer les réparations et emparer l’engueulade qu’on gagne à la case, sans compter qu’on risque de gagner la fièvre et l’élan pour pas gagne ain’ baisement, ou gagne zéclis, comme quand on reste trop près d’une bagarre ou qu’on se mêle de ce qui ne nous regarde pas.

Autant d’expressions qui sont belles lorsqu’elles sont précédées du sujet mi, et un peu étranges, voire cocasses, précédées de je.

— Otoi, j’ai ri, j’ai ri, j’ai pas gagne arrêter. Je voulais chapper pour pas faire voir, mais j’ai pas gagné, alors ils m’ont regardé en travers et j’ai gagné tellement la honte que j’ai plus gagné sommeil.

Un dernier conseil à ce sujet : faites comme moi, au lieu de dire je ne gagne pas faire, essayez plutôt je vienpabou. C’est un raccourci de je n’en viens pas à bout, qui est la forme négative de je vienbou, tu vienbou, et ça c’est classe !

On vous complimentera et vous gagnerez à être connu.


- Fin du chapitre - 


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Yabécédaire
33. Casse ti doigt

Formule employée dans les cours de récréation 

pour le début d’une brouille.


Les fâcheries, à Pont-Les-Hauts, ailleurs, je ne sais pas, les fâcheries, donc, sont une entreprise très sérieuse qui demande de la part des acteurs et figurants un grand sens de l’inobservation, un fer-blanc de mauvaise foi, une oreille inattentive et une langue qui bat bien, une mine de rien, une lorgnette avec un petit bout de chaque côté pour regarder dedans, un crachat pour s’y noyer, une joue de fesse à gratter et l’autre qui démange, l’art de la question innocente, le plaisir de voir patauger les autres dans des matières indicibles et la faculté de se prendre très au sérieux en proférant une de ces phrases :

— Mi aime pas les commérages !

— Moin l’est pas fâché(e) avec personne !

— Mi dis à vous, mais elle l’a dit à moin dis pas personne, alorsse répète pas !

— Hein, y rogarde pas moin mais…

— Quoi elle l’a dit à vous ? Quand ?

— Bondieu y punit a moin ! C’est la franche vérité ; mi mentis pas ec vous.


Toutes ces qualités ne servent à rien si on n’a pas la capacité, l’art et la maîtrise du ladilafé qui prend le nom de calomnie sous la plume de Beaumarchais :


« D’abord un bruit léger rasant le sol, comme l’hirondelle avant l’orage, pianissimo, murmure et file et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille et, piano, piano, vous le glisse en l’oreille adroitement ; le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine... »


Les bonnes amies se sont réunies cet après-midi-là chez Marie-Rose, qui tient à montrer sa nouvelle cuisine en véritable formica-bagapan et pur skaï, pour laquelle elle a cédé à bas prix à un couillon de zoreil tous les meubles en tamarin et ti-natte qu’elle a hérités de ses parents.

Antoinette est là, malgré son aversion pour ses compatriotes de Pont-Les-Hauts qui font trop de commérages, ben non, et c’est pourquoi elle a préféré s’installer dans un quartier de Saint-Léon où règne une harmonie presque totale, puisque personne ne fréquente personne, sauf pour s’insulter mutuellement.

Notre hôtesse a fait ses emplettes chez le Chinois le matin même et acheté une pleine tente de sodas aux couleurs étranges et des gâteaux sous triple emballage, parce qu’il n’est pas question de servir à des invités des préparations aussi vulgaires que le gâteau de patates et l’eau sucrée de citron-galet qui ne peuvent être consommés qu’en cachette, dès lors que votre rang social vous permet de vous payer le formica.

Voilà les six amies réunies dans la cuisine formiquée ; elles osent à peine s’asseoir et s’extasient devant tant de bon goût dans le choix et l’agencement de ces meubles exceptionnels. Cela n’a pas été sans mal pour Marie-Rose qui a tellement hésité pour les couleurs, qu’elle a fini par se décider pour du bleu, du bariolé, du blanc, du violet et Ooh ! Ben non, y faut mi prend le vert aussi ! L’est trop joli !

Après les civilités habituelles et le cassage de tites boutures qu’on n’a pas dans son jardin, on entre dans le vif du sujet, ce pourquoi vraiment on se réunit aujourd’hui, c’est quoi de neuf à Pont-Les-Hauts ? Et d’abord, pourquoi Annie n’a-t-elle pas pu venir ?

— L’a pas pu ou l’a pas voulu ? Ça s’peut nous l’est trop bas pou elle coméla !

— Y rossemb’ à elle juchqu’à !

— L’est pas mon genre de casser d’suc, mais y étonne pas moin : depuis qu’elle na sa case en dur, elle l’est fierte.

— Mi aime pas malparler, mais mi préfère pas dire comment elle l’a fait pou acheter ain’ case comme ça.

— Pas besoin, mafi, tout le monde y connaît.

Rires.

Même si apparemment tout le monde est au courant, toutes jugent absolument nécessaire de justifier leurs dires par des anecdotes plus juteuses les unes que les autres avec à l’appui des moues, des sourires entendus, des battements de paupières et des gestes éloquents lorsque les mots paraissent trop crus.

Je dois préciser que tout cela se passait dans des temps très anciens, c’est-à-dire environ deux décennies après la décolonisation officielle de notre île, et que de nos jours plus personne, dans les Hauts ou sur la côte n’engage ni n’alimente de pareilles conversations, même dans une cuisine contemporaine en composite et leds.

Et le soir tombe doucement sur le formica multicolore et la belle entente des personnes assises dessus. Antoinette sursaute en regardant l’heure au réveil mural où Mickey et Pluto n’arrêtent pas de se saluer.

— Mi savais pas que l’était tard comme ça ; y faut mi sava, sans ça mi manque mon car.

Elle se lève, malgré les amicales protestations : L’est oncore d’bonne heure ! Vous n’a pu d’ti zenfants pou songner ! Elle promet de revenir dès que possible parce qu’elles n’ont pas eu le temps de tout se dire. Marie-Rose l’accompagne jusqu’au baro, insiste pour qu’elle emporte une main de figues blanches pou les marmailles, puis la laisse s’éloigner, sa soubique à la main, et revient vers sa cuisine où ses amies l’attendent avec un léger sourire et des regards en missouque.

Marie-Rose se dirige vers la fenêtre, écarte un peu le rideau vichy rose, tortille son collet pour s’assurer que sa visiteuse est partie et se cale confortablement sur la chaise verte en préparant bien sa bouche, parce que, là, là, elles en ont pour un bon bout de temps à disséquer le comportement d’une certaine personne, mi dira pas qui mais elle y vient de portir, et c’est pas le fénoir ni la préparation du dîner qui les feront renoncer.

Commençons par son linge, non mais zot l’a vu ? C’est ça la mode à Saint-Léon ? On dirait ain’ baba d’figue et vi trouve pas, vous, qu’elle y fait la pionte ?

— Semanqué elle y croit qu’elle l’est jolie ec son fard qui dépasse et sa permanente !

Depuis qu’elle y resse en ville, elle y prend à elle pou tout d’bon !

Le nuage verdâtre de la médisance semble flotter au-dessus de la case de Marie-Rose, tandis qu’Antoinette prend la direction de la rue de la boutique où se trouve l’arrêt de car, mais elle oblique à droite par la rue Voireau et s’arrête devant la jolie case en béton toute neuve d’Annie, son amie de toujours, chez qui elle a prévu de passer la nuit.

Elle pousse le baro et avant même de faire la bise à son amie venue à sa rencontre, ma fi, elle commence à déballer une partie de son sac à commérages jubilatoires qu’elle trimballe depuis le matin.

Non, depuis toujours.


- Fin du chapitre - 


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Yabécédaire
32. Fâcheries

C’est très grave en tous cas !

Astérix en Corse


Les deux vieilles à capeline se sont arrêtées en haut des marches qui mènent au cimetière, dans leur fauteuil roulant poussé par un fils septuagénaire. Elles ne peuvent pas aller plus loin (pour l’instant) et adressent, depuis leur poste avancé, une prière chevrotante à leurs chers disparus. C’est un pur hasard si elles se retrouvent côte à côte en ce premier novembre ; elles se sont soigneusement évitées depuis l’année de leurs vingt ans, quand elles se sont fâchées à propos d’une histoire gravissime.

Elles étaient jusque-là les meilleures amies du monde, partageant l’insouciance et la misère de leur enfance autour de leur case fleurie, mais aussi sur les bancs de l’école qu’elles ont désertée à douze ans pour aider mamère à s’occuper de la « grappe » marmailles qui a déboulé d’une année à l’autre, malgré les conseils avisés du docteur Ogino.

On retrouve d’ailleurs dans les deux familles comme un hommage-foutant au médecin japonais avec des prénoms comme Gino, Gina, Ginette, Régine.

Plus de sept décennies à ressasser, chacune dans son coin, l’offense qui lui a été faite et que toutes les messes, toutes les neuvaines, tous les chapelets du monde catholique-apostolique ne sauraient effacer.

— Après tout ça que moin l’a fait pou elle ! Voilà comment elle y dit merci !

On ne saura rien de la nature des bienfaits ni des offenses qui semblent être à sens unique ; tout ce qu’on peut dire, c’est que le pardon n’est pas de mise après pareille infamie. Ni le pardon ni l’oubli.

Aïda a tourné la tête à droite et a reconnu le profil de son ennemie ; une lueur éclaire son pauvre visage ridé, elle avance doucement sa main tremblotante et la pose tendrement sur le bras fripé de Nine qui ne se retourne pas ; elle continue de fixer la grande croix blanche sur fond de ciel bleu, et des larmes roulent sur ses joues.

— Aïda ma fi, dit-elle dans un sanglot, quoi l’arrive à nous tout ce temps-là ?


- Fin du chapitre - 


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